Les Deux Royaumes (6/8) : deux royaumes dans l’État
23 janvier 2020

Nous poursuivons notre traduction du livre « The Two Kingdoms : a Guide for the Perplexed » de W. Bradford Littlejohn avec le chapitre 6, « Two Kingdoms in the State ». Vous pouvez retrouver l’ensemble des articles de cette série ici.


Lorsque le sujet des « deux royaumes » est abordé, la question de la politique est généralement ce qui vient premièrement à l’esprit – Dieu contre César, l’Église contre l’État, les défis de la citoyenneté chrétienne. Cela est en partie dû au langage politique des « royaumes », en partie au fait que les réformateurs eux-mêmes utilisaient souvent le langage du « royaume civil » ou du « royaume politique » par opposition au « royaume spirituel », car à leur époque, contrairement à la nôtre, à peu près tous les domaines de la vie au-delà du domaine intérieur de la conscience étaient potentiellement soumis à l’autorité du magistrat civil. Pour nous, cependant, connaissant une conception plus circonscrite des responsabilités de l’État, ce langage peut être trompeur, et j’ai donc cherché jusqu’à présent à souligner toute la portée de ce que nous pourrions appeler plus simplement le « royaume temporel », et j’ai attendu jusqu’ici pour aborder le sujet de la politique.

Cependant, la question politique est clairement au centre de la doctrine des deux royaumes, presque autant aujourd’hui qu’à l’époque de la Réforme. Ici, la doctrine cherche à maintenir la tension eschatologique entre l’insistance du Christ que « mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18:36) et la déclaration triomphante de l’Apocalypse que « le royaume du monde est remis à notre Seigneur et à son Christ » (Ap 11:15). D’une part, il y a clairement quelque chose dans le règne du Christ qui est radicalement intérieur et caché, qui fonctionne par la puissance transformatrice de l’Esprit plutôt que par la puissance coercitive de l’épée ou par les chaînes observables de cause à effet terrestre. D’autre part, la promesse nous a été donnée que son règne ne restera pas caché, mais qu’au dernier jour il sera pleinement public, reconnu par les dirigeants et les principautés.

Mais en attendant, qu’en est-il ? Est-ce que tout l’ordre politique et social se trouve en dehors du message chrétien, comme certains le voudraient ? Et si oui, est-ce parce que le message chrétien est un message d’intériorité radicale, une proclamation antinomienne de la grâce qui ne s’incarne jamais, comme le voudraient les libertins ? Ou est-ce parce que le message chrétien est celui d’une nouvelle loi et d’un nouvel ordre social en soi, l’Église comme communauté alternative, comme l’ont voulu les anabaptistes anciens et nouveaux ? Ou bien l’ordre politique et social est-il intégré dans la proclamation de l’Église, de sorte que l’Évangile n’est pas correctement prêché avant d’avoir pris chair et os dans un ensemble renouvelé de lois et institutions, et dans lequel nous pouvons désigner ces dernières en disant « voici le Royaume au milieu de nous. Le règne du Christ sur terre a commencé. » Les théocrates de tous les temps ont enseigné une telle doctrine, et elle persiste sous une forme plus subtile parmi les évangélistes sociaux libéraux et les guerriers conservateurs de la vision du monde kuypérienne. La pensée classique des deux royaumes rejette toutes ces alternatives.

En esquissant une approche « deux royaumes » de la politique, j’aimerais présenter et défendre brièvement cinq thèses :

  1. Christ règne à travers les dirigeants et les institutions du monde pour préserver son bon monde.
  2. Le règne temporel du Christ est indirect et médiatisé d’une manière qui n’est pas celle de son règne spirituel.
  3. Le règne temporel du Christ sert à garder la bonté de l’ordre créé.
  4. Le règne temporel du Christ ne peut être totalement séparé de son œuvre rédemptrice.
  5. Dans le domaine politique, nous sommes appelés à témoigner suivant un mode typiquement chrétien (mais toujours provisoire) du règne temporel du Christ.

Considérons chacun de ces points.

1. Christ règne à travers les dirigeants et les institutions du monde pour préserver son bon monde

La pensée classique des deux royaumes insiste sur le fait que même en affirmant la centralité de l’œuvre salvatrice du Christ dans l’Église et dans le cœur des fidèles, nous ne devons pas abandonner le reste du monde au diable ou à un no-man’s land spirituel. Jésus est le Seigneur de César, et obéir à César peut être une manière d’obéir au Christ. La pensée classique des deux royaumes est donc une réprimande aux diverses formes de néo-anabaptisme qui appellent aujourd’hui les chrétiens à se détourner de la politique et à simplement se focaliser sur « être l’Église ». En effet, il convient de noter que certains chrétiens contemporains en Amérique, épuisés par la politique de la droite religieuse ou frustrés par l’hypocrisie du Parti républicain, sont allés beaucoup plus loin que l’anabaptisme historique dans leur rejet de l’autorité civile. La Confession anabaptiste de Schleitheim de 1527, après tout, a déclaré que,

Le glaive est une ordonnance de Dieu, en dehors de la perfection de Christ, qui punit et met à mort le méchant, protège et abrite le bon. Dans la loi, le glaive est ordonné pour la punition des méchants et pour leur mort, et pour l’employer ont été instituées les autorités terrestres (die weltlichen oberckeiten, cf. Rm 3:31ss.) Dans la perfection de Christ cependant, seule l’exclusion (bann) est employée pour avertir et séparer celui qui a péché, on ne met pas à mort la chair, mais on utilise uniquement l’exhortation et le commandement de ne plus pécher (Jn 8:11)1.

Les chrétiens, suivant la « perfection du Christ », doivent non seulement pratiquer un genre différent de discipline non charnelle dans leurs propres communautés, mais doivent refuser de servir comme magistrats. Cependant, la confession affirme que le magistrat et sa coercition ont été « ordonnés par Dieu » pour un but bon et nécessaire.

On peut soutenir qu’il est étrange et incohérent de soutenir qu’il pourrait y avoir une fonction bonne, donnée par Dieu, qui est seulement supposée être tenue par ceux qui haïssent Dieu, mais une telle position reconnaît au moins le rôle crucial de l’autorité civile dans la préservation de l’ordre de la création et dans la mise en place d’un contexte dans lequel l’Église peut s’épanouir. Beaucoup de chrétiens aujourd’hui n’en sont pas si sûrs, les formes contemporaines de pacifisme s’opposant souvent catégoriquement à l’usage de la coercition physique, insistant sur le fait que les magistrats civils sont eux aussi tenus de gouverner d’une manière qui n’implique pas l’usage de l’épée, et appelant à un « anarchisme eucharistique2 ». On ne sait pas très bien ce que cela signifie en pratique – il semblerait que l’État ne soit plus qu’un bureau d’information publique, qui émet des avertissements sur ce qui semble être la meilleure ligne de conduite pour la société et sur les comportements à éviter dans l’ensemble. La plupart de ceux qui s’engagent dans une telle rhétorique, cependant, n’ont pas été terriblement soucieux d’étoffer leurs propositions concrètes, puisque leur but a été de minimiser le rôle de l’État en tant que foyer du gouvernement et de l’action de Dieu, et de mettre l’accent sur la seule communauté ecclésiale en tant qu’agent du renouveau mondial. 

Bien entendu, il est juste, dans un sens proprement défini, comme nous l’avons vu, de parler de la communauté ecclésiale comme d’un agent de renouvellement du monde, mais quel monde ? S’il n’y a pas de structures et d’institutions légitimes pour préserver l’ordre social de ce monde, alors il n’y a rien à renouveler ; il n’y a que l’Église.

En laissant de côté les formes les plus prononcées du néo-anabaptisme, comment la théologie classique des deux royaumes remet-elle en question l’anabaptisme classique et, d’ailleurs, la néo-théologie des deux royaumes ? Car en fait, je dirais que certaines formes modernes de la théologie réformée des deux royaumes partagent des postulats clés avec la Confession de Schleitheim. La clé de cette confession est la distinction entre l’« ordonnance de Dieu » et la « perfection du Christ ». Il y a, nous dit-on, deux voies parallèles de l’ordre social et de la morale de ce monde : une qui correspond à l’ordre de la création et une qui correspond à la nouvelle création ; une qui est en dehors de l’œuvre rédemptrice du Christ et une qui est en elle 3.

Cette façon de penser, à mon avis, non seulement crée de curieux casse-têtes pour l’éthique, mais introduit de sérieux problèmes dans des domaines fondamentaux de la théologie. Soit l’unité de la Trinité est compromise, en opposant de manière inappropriée l’activité de Dieu le Père et l’activité de Dieu le Fils, soit l’unité de la personne du Christ est compromise, en opposant de manière inappropriée la nature divine du Christ en tant que logos éternel à sa forme incarnée en tant que Christ Rédempteur. En fait, il est frappant de constater que certains des premiers penseurs réformés modernes adeptes de la pensée puritaine des deux royaumes ont précisément agi de la sorte, en insistant sur le fait que le Christ dirige le monde en tant que Dieu éternel, mais l’Église en tant qu’homme incarné. À tel point que, comme le dit David VanDrunen, nous ne pouvons pas parler du Christ en tant que « Christ » dans sa capacité à gouverner le monde, car c’est un titre rédempteur4.

Contre cela, cependant, Richard Hooker, suivant 1 Co 15:24-28, dit, « Les œuvres de la Domination suprême qui ont été depuis le commencement opérées par la puissance du Fils de Dieu sont maintenant véritablement et correctement les œuvres du Fils de l’homme. La parole faite chair s’assied pour toujours et règne en tant que Seigneur Souverain sur tous5. »

Cela peut sembler être un débat théologique abstrait, mais il a des ramifications concrètes sur la façon dont nous comprenons la politique et la citoyenneté chrétienne, comme nous le verrons lorsque nous en viendrons au quatrième point ci-dessous.

2. Le règne temporel du Christ est indirect et médiatisé d’une manière qui n’est pas celle de son règne spirituel

Tout comme il est important d’insister sur le fait que l’autorité politique porte l’autorité de Dieu en Christ, il est tout aussi important d’insister sur le fait qu’elle le fait de manière très indirecte et avec de nombreuses limitations. La distinction la plus fondamentale ici est de dire que bien que la fonction d’autorité politique soit ratifiée par Dieu, cela ne signifie pas qu’un exercice particulier de cette fonction le soit nécessairement. Les êtres humains particuliers qui occupent une fonction politique prennent toujours leurs décisions particulières en tant qu’êtres humains, avec toute la faillibilité qui appartient aux simples mortels, et leurs ordres ne nous lient que dans la mesure où ces ordres se rapprochent des fins données par Dieu à l’autorité politique. Bien entendu, cela ne veut pas dire que leurs ordres ne sont pas aussi valables que n’importe quel vieux Roger, Claude ou Eric qui dit : « La chose la plus juste à faire pour tout le monde serait clairement X. » Il n’y a pas la place ici pour rentrer dans une théorie complète de l’autorité politique, mais une partie de ce que cela signifie pour l’autorité civile d’être divinement autorisée est que l’autorité discrétionnaire du législateur doit l’emporter sur toute autre autorité simplement discrétionnaire ; lorsque le législateur dit : « Ce serait une bonne idée que tout le monde fasse cela », l’obéissance devient plus qu’une bonne idée (à moins qu’une injustice directe n’ait été décrétée).

Bien entendu, nous n’avons probablement pas besoin aujourd’hui, en Occident, de nous entendre dire que les autorités politiques sont déchues et faillibles, et qu’elles ne parlent pas avec la voix du Christ lui-même. Mais cela ne signifie pas que nous soyons immunisés contre des formes plus subtiles de confusion des deux royaumes ici. Les chrétiens sont souvent tentés d’ériger en impératif biblique leurs jugements prudentiels quant à la législation à adopter, et de présenter les dirigeants qui appliquent ce programme comme le seul choix acceptable pour les électeurs chrétiens Parfois, des institutions ou des nations entières ont pu capter l’imagination de chrétiens désireux de voir le règne de Dieu, et nous ont trompés en nous faisant croire que ces gouvernements jouissaient d’une bénédiction et d’un appel divins particuliers et étaient les agents uniques de la volonté divine, une tromperie qui se termine généralement par une tragédie et qui nuit profondément au témoignage chrétien. Pour les chrétiens américains, avec notre sens de la mission divine présente depuis le début et notre tendance au millénarisme, cela a été une tentation récurrente.

Même lorsque les autorités politiques ou les institutions terrestres font effectivement la volonté de Dieu, elles restent fragiles et faillibles, ce qui n’est pas quelque chose que nous ne pouvons jamais saisir et dire : « Voici véritablement le Royaume. »

3. Le règne temporel du Christ sert à garder la bonté de l’ordre créé

Bien que nous ayons précédemment remarqué que le règne du Christ sur la création ne devrait pas être séparé de son rôle de rédempteur (et nous en dirons plus à ce sujet dans un moment), il n’en reste pas moins vrai que l’objectif principal du règne temporel du Christ est de soutenir, protéger et alimenter la bonté de l’ordre créationnel, et c’est particulièrement la tâche de l’autorité civile. Lorsque nous parlons d’« ordre créationnel », il est important d’insister également sur ces deux mots. Ce monde porte l’empreinte de et pointe vers son créateur, mais il a aussi une structure ordonnée intrinsèque qui lui est propre, comme le fait chaque créature en son sein. C’est cet ordre que Dieu considère dans Genèse 1 et qu’il déclare « bon ». Aussi corrompu que le monde puisse être par la chute, la plus grande partie de cet ordre reste tout à fait intact et reconnaissable. Les arbres poussent toujours vers le haut, l’eau coule toujours vers le bas, les plantes produisent toujours des graines selon leur espèce, les êtres rampants rampent toujours sur la terre, et les êtres humains exercent toujours leur domination sur tout cela. Pour les besoins de la politique, la nature humaine reste elle aussi largement intacte. Nous sommes toujours des hommes et des femmes, nous nous marions et nous avons des enfants, nous cultivons la terre, nous fabriquons des outils et nous faisons de la musique ; il n’est toujours pas bon pour nous d’être seuls et c’est pourquoi nous formons des communautés et nous cherchons à ordonner notre vie ensemble pour nous épanouir mutuellement. Bien entendu, ici surtout, la Chute a affecté les conditions dans lesquelles nous cherchons à nous épanouir ; nous devons maintenant lutter contre la pénurie et la jalousie, les rivalités et l’ambition, l’entêtement, l’orgueil et la malveillance.

Dans ces conditions, l’autorité politique devient indispensable comme moyen ordonné par Dieu pour contenir et discipliner nos désirs désordonnés, afin qu’un semblant du bon ordre originel de l’humanité soit maintenu, et que, selon les mots d’un Père de l’Église, « les hommes ne s’entredévorent pas à la manière des poissons6 ». Mais le fait que l’autorité politique doive désormais recourir à la coercition ne signifie pas que le pouvoir politique est amoral ou flottant, composant avec les exigences de la realpolitik. Non, il est toujours lié à l’ordre moral du monde tel que Dieu l’a créé, et doit le refléter autant que possible. Le gouvernement n’existe pas non plus simplement comme une sorte de clôture électrique pour limiter les incursions contre l’ordre créationnel, comme si cet ordre prenait soin de lui-même autrement. Certaines théologies politiques qui cherchent à fonder l’autorité civile uniquement sur l’alliance noachique, avec ses commandements minimaux, ou sur des préconceptions libertaires, commettent cette erreur7.

Puisque la tâche du gouvernement civil est enracinée dans le maintien de l’ordre créationnel, il s’ensuit que, si précieuse que puisse être l’Écriture pour expliquer cette tâche, elle n’est pas nécessaire. La norme générale du pouvoir politique est la révélation naturelle et la loi naturelle 8, et non l’Écriture, bien que l’Écriture, comme remède à notre déchéance, réaffirme plusieurs des principes de la loi naturelle, avec des exemples instructifs de bon et de mauvais gouvernement. Ainsi, les chrétiens n’ont pas le monopole du bon gouvernement, et en effet, la naïveté chrétienne, l’idéalisme ou l’angélisme nous rend parfois franchement terribles lorsqu’il s’agit de gouverner. Mais cela ne signifie pas que le gouvernement politique peut véritablement être neutre sur le plan religieux. Après tout, bien que nous ayons souligné la partie « ordre » de l’expression « ordre créationnel », la partie « créationnel » est tout aussi cruciale. L’ordre de ce monde n’a de sens ultimement qu’en tant qu’ordre établi par et pointant vers un Créateur, et les dirigeants terrestres qui l’oublient sont susceptibles également d’oublier rapidement l’ordre. Même la minimaliste alliance noachique commence par un sacrifice à Dieu, en reconnaissance de sa contribution à la subsistance du monde (Ge 8:20-21). Même dans l’Occident libéral moderne apparemment autosuffisant, nos structures politiques ne peuvent pas se passer longtemps d’une telle reconnaissance à leur Seigneur avant d’essayer de s’ériger en seigneurs à sa place.

4. Le règne temporel du Christ ne peut être totalement séparé de son œuvre rédemptrice

Mais est-ce là tout ce que le christianisme a à dire à la politique – c’est-à-dire qu’il doit protéger l’ordre que Dieu a établi dans le monde et reconnaître en quelque sorte son Créateur ? Beaucoup d’érudits de la pensée des deux royaumes semblent le croire, soulignant le contraste entre « création » et « rédemption » en tant que division entre les deux royaumes, et avertissant que la rédemption n’a rien à voir avec le royaume temporel ou la tâche de la politique. Cependant, ils semblent oublier que « racheter » est un verbe transitif, et l’Écriture est très claire sur le fait que l’objet de cette rédemption n’est pas seulement les âmes des croyants, mais l’entièreté de l’ordre créé (Ro 8:19-22). Certes, l’application de la rédemption commence dans les âmes des croyants, mais elle s’étend vers l’extérieur (bien qu’elle ne soit jamais totalement achevée jusqu’à la consommation). Le monde est brisé, et il est en train d’être guéri. Les dirigeants politiques ne doivent pas chercher à devancer la forme de la nouvelle création, mais ils ne doivent pas non plus se contenter d’un monde totalement brisé ; dans la mesure où l’Écriture révèle et où l’Évangile rend possible un monde ordonné comme il devait l’être à l’origine, la politique peut être guidée par cet idéal et nourrie par cette vertu chrétienne.

Ou, pour le dire autrement, puisque Christ règne sur les royaumes de ce monde en tant que celui qui est leur rédempteur, soutenant l’ordre créationnel précisément pour que son œuvre rédemptrice puisse être menée à terme en son sein, la mission des dirigeants terrestres est façonnée suivant cette réalité. À proprement parler, les dirigeants des royaumes de ce monde, en tant que médiateurs de l’autorité du Christ, sont également responsables du maintien de l’ordre de la création en vue de sa rédemption. Leur tâche n’est pas de travailler à et d’accomplir cette rédemption, mais ils ne doivent pas non plus y être totalement indifférents. Leur fonction n’est cohérente que si elle a un but ou une fin – soutenir l’ordre créationnel – et cette fin n’est cohérente que si elle est elle-même orientée vers une fin finale – la consommation de cet ordre. Cela ne veut pas dire que l’autorité civile ne peut pas fonctionner du tout, ou même fonctionner relativement bien, sans la conscience explicite de cette fin. De même qu’un gardien chargé d’entretenir une grande propriété rurale pourrait en principe faire son travail convenablement sans savoir que le roi lui-même a résolu de s’y établir bientôt et d’en faire sa résidence, de même les magistrats peuvent reconnaître que l’ordre vaut mieux que le désordre, et travailler à maintenir l’ordre en conséquence, sans connaître le but de cet ordre. Cependant, il arrive un moment où quelqu’un peut dire : « À quoi bon tout cela ? » et, s’il n’a pas la vraie réponse que lui donne l’Évangile, il peut soit laisser les choses tomber en ruine, soit considérer l’ordre politique comme une affirmation arbitraire et intéressée du pouvoir. Et tout comme le gardien fera certaines choses différemment s’il sait que la maison est destinée à être la résidence du roi, les autorités civiles feront leur tâche quelque peu différemment (y compris en privilégiant et en protégeant l’Église selon le contexte) si elles savent qu’elles sont les intendants du roi à venir.

5. Dans le domaine politique, nous sommes appelés à témoigner suivant un mode typiquement chrétien (mais toujours provisoire) du règne temporel du Christ

Que signifie donc tout cela pour nous, pour les citoyens chrétiens ordinaires de nos communautés et de nos isoloirs, ou pour les chrétiens servant à tous les niveaux du gouvernement, en tant que policiers, percepteurs d’impôts, juges ou sénateurs ? La plupart de ce que j’ai dit jusqu’à présent dans ce chapitre relève d’une théorie chrétienne du gouvernement civil, et non d’un modèle de pratique chrétienne. C’est inévitable dans un livre comme celui-ci, qui se veut être un petit guide, et qui doit donc se concentrer sur des principes plus que sur des prescriptions pratiques. C’est également intentionnel étant donné l’une des thèses clés de ce livre, qui est que le royaume temporel est caractérisé par la prudence, par une sagesse remplie de l’Esprit qui répond de manière créative aux défis posés par chaque nouvelle circonstance.

Néanmoins, même si nous devons nous limiter aux principes, nous pouvons dégager de ce que nous avons déjà dit quatre autres principes pratiques pour la politique des deux royaumes au niveau du citoyen individuel, qui correspondent plus ou moins aux quatre points ci-dessus. Le premier est que nous ne pouvons pas être quiétistes ; dans notre contexte, l’amour du prochain exige que les chrétiens soient prêts à agir sur la place publique, que ce soit en tant que dirigeants ou en tant que citoyens engagés, en demandant des comptes à nos dirigeants et en les incitant à aimer la justice et à servir leur peuple.

La deuxième est que lorsque nous prenons cette mesure, nous devons le faire en tant que chrétiens, en tant qu’enfants de Dieu rachetés, qui, en vertu de cette rédemption, reconnaissent les demandes restreintes que l’autorité civile peut formuler à notre égard. Nous ne sommes pas sous la loi, mais sous la grâce, et bien que cela n’exclue pas un rôle continu de la loi humaine, cette loi ne doit pas nous terrifier ou nous paraître pesante. Si la loi est juste, nous devrions l’adopter allègrement comme le moyen par lequel nous aimons notre prochain. Si la loi est injuste, nous devrions la contester pour l’amour de notre Seigneur et de notre prochain sans en craindre les conséquences. Nous pouvons et devons parfois dire à nos autorités : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 19:11), en leur rappelant de qui ils sont les ministres.

Troisièmement, ce n’est pas parce que nous intervenons sur la place publique en tant que chrétiens que notre seule norme est l’Écriture. Nous ne devons pas attendre des solutions toutes faites de l’Écriture pour relever les défis du XXIe siècle, ni oublier que la prudence politique vient en grande partie de la nature, et non de la grâce. Nous pouvons et devrions généralement faire appel à la raison, à l’histoire, aux constitutions, aux éléments témoignant des mauvais résultats de certaines politiques, en cherchant à persuader nos adversaires plutôt qu’à les frapper sur la tête avec la Bible. Notez que cela serait vrai même dans une société chrétienne, comme le soutient Richard Hooker, car l’Écriture fournit relativement peu d’indications sur les détails de la politique publique. Mais c’est d’autant plus vrai dans une société pluraliste où nous ne pouvons pas compter sur les autres pour partager nos convictions. Mais nous ne devons pas non plus prétendre à une neutralité totale ou ignorer la valeur de notre foi dans la formation et le développement de nos réflexions politiques, et nous devons être prêts à admettre, lorsqu’on nous presse, que oui, notre croyance en l’Écriture nous oblige à prendre une certaine position – par exemple, sur le caractère sacré de la vie à naître – même si, selon nous, c’est une vérité qui devrait être évidente dans la nature elle-même.

Quatrièmement, notre engagement dans la politique doit être mesuré et réaliste, en reconnaissant la nature provisoire de l’ordre politique. La plus grande erreur des évangéliques de la génération précédente a peut-être été la tentation de penser que la politique pouvait apporter plus que ce qui était réaliste, et parfois qu’elle devait apporter plus que ce qui était approprié. Il va sans dire que nous ne devons pas nous attendre à une transformation radicale de l’ordre temporel en la nouvelle Jérusalem ; elle ne peut que faire allusion au règne du Christ et en témoigner, et non l’incarner. Nous l’admettons tous, sans aucun doute, mais il semble souvent que nous attendions de la politique qu’elle change les cœurs, ce qui est bien entendu la prérogative du Christ seul, et sans un changement des cœurs, de nombreuses politiques, sinon bonnes, peuvent s’avérer vaines. Cette conclusion n’implique pas nécessairement un minimalisme libertaire sur le type de questions que le gouvernement peut traiter, mais elle devrait impliquer un réalisme sobre quant à l’efficacité de ces efforts.

Mais nous devons noter que ce point lui-même est peut-être la contribution chrétienne la plus importante, et potentiellement révolutionnaire, à la politique. Car la tentation naturelle de la politique terrestre est toujours de revendiquer pour elle-même un ultimatum qu’elle ne peut soutenir, ou de faire des promesses rédemptrices qu’elle ne peut tenir. Dès que la foi religieuse s’effrite dans un peuple, le messianisme politique et son jumeau maléfique, l’« apocalypticisme » politique, commencent à se développer. C’est précisément en pointant du doigt un excès qui se situe toujours au-delà de la politique que la pensée des deux royaumes promet de remodeler la vie politique, même dans sa forme la plus apolitique.


  1. SATTLER, Michaël, La naissance d’Églises de professants au XVIe siècle, BAECHER, Claude (trad.), Cléon d’Andran : Excelsis, 2002 , p. 51-68 ; http://biblioanab.fr/Biblioanab/Confession_de_Schleitheim.html.[]
  2. Le terme est utilisé par William T. Cavanaugh dans son essai “The City: Beyond Secular Parodies” dans Radical Orthodoxy, MILBANK, John, PICKSTOCK, Catherine et WARD Graham (éds.), Abingdon : Routledge, 1999, p. 194–198, bien qu’il ait depuis déclaré regretter l’utilisation de ce terme (conversation personnelle, 2010). Bien entendu, ces néo-anabaptistes ont été tout sauf clairs sur la portée qu’ils souhaitent donner à leur pacifisme (Stanley Hauer était un exemple éminent d’un éthicien qui semble tantôt traiter le pacifisme comme une éthique distincte de l’Église et tantôt comme une éthique pour le monde). Voir FULFORD, Andrew, Jesus and Pacifism, Moscow, ID : The Davenant Press, 2016, p. 15-18 pour une tentative utile de démêler les différents raisonnements pacifistes.[]
  3. Voir par exemple David VanDrunen, “Calvin, Kuyper, and ‘Christian Culture’” dans Always Reformed: Essays in Honor of W. Robert Godfrey, CLARK, R. Scott, KIM, Joel E. (éds.), Escondido, CA : Westminster Seminary California, 2010, p. 148–149 ; HART, Darryl G., “With Friends Like These,” Oldlife.org, Juillet 20, 2015 ; https://oldlife.org/2015/07/20/withfriends- like-these/. VanDrunen est considérablement plus nuancé dans son récent Divine Covenants and Moral Order: A Biblical Theology of Natural,Grand Rapids : Eerdmans, 2015, mais j’ai encore quelques réserves sur la manière dont il formule son « éthique eschatologique » au chap. 9.[]
  4. Natural Law and the Two Kingdoms, p. 180–181, 313–314.[]
  5. [traduction libre] Hooker, Lawes, VII.4.6, https://oll.libertyfund.org/titles/hooker-the-works-of-richard-hooker-vol-3.[]
  6. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, Paris : Cerf, 1985, V.24.2, p. 640 ; https://catholicapedia.net/Documents/saint_irenee-de-lyon/St.Irenee-de-Lyon_Traite-Contre-les-Heresies_Livre-5.pdf.[]
  7. David VanDrunen, qui a eu cette tendance dans certains de ses travaux, tente de se nuancer dans son récent Divine Covenants and Moral Order, chap. 2, en soutenant que l’alliance noachique « se concentre sur une éthique minimaliste et dépouillée concernant les affaires intrahumaines, destinée à préserver l’existence de la société humaine », tout en reconnaissant également que le maintien d’un ordre moral plus large sera nécessaire pour maintenir la société (p. 123). Cependant, il n’intègre jamais vraiment clairement ces conceptions « mince » et « épaisse » de l’ordre moral et social.[]
  8. Pour en savoir davantage sur la loi naturelle, Haines, David Mark, FULFORD, Andrews A., Natural Law: A Brief Introduction and Biblical Defense, New York : The Davenant Press, 2017.[]

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