Forme et Matière en philosophie : une définition.
23 août 2019

Il m’a été demandé de définir le couple Forme/Matière qui appartient à la métaphysique thomiste (aristotélicienne) et que l’on retrouve assez régulièrement dans toute la scolastique réformée, c’est-à-dire dans la structure de nos enseignements jusqu’à aujourd’hui.

Le couple Forme/Matière est – avec le couple Acte/Puissance, Substance/Accident et les cinq causes- une des quelques notions aristotéliciennes de bases qui sont extrêmement puissantes. Celui qui voudra étudier cette notion dans l’original pourra se tourner vers la Physique d’Aristote, livre 1. Pour ma part, je recommande le manuel de métaphysique de Farges.

Voici mes limites dans cette réponse : je ne rentrerai pas dans le détail de cette notion. Mon but est uniquement d’exposer et d’établir cette notion. Je laisserai à plus tard le soin de l’utiliser. Voici donc le plan que je suivrai : premièrement une exposition de cette doctrine, et ensuite quelques arguments qui l’établissent, en réfutant ses opposés.

Exposition du couple matière/forme

Tout objet est composé d’une « partie immatérielle » – que nous appellons la Forme- et d’une « partie matérielle » -que nous appelons la Matière. 

Dans le cas des objets matériels inanimés –comme une pierre par exemple, ou de l’eau. La forme contient les propriétés physiques et géométriques de la substance considérée. Ainsi, la Forme de cette table contient les propriétés physiques (résistance, porosité) et géométriques (4 pieds, longueur, largeur etc) et la Matière de la table, c’est sa … matière (sans blague !) in-formée par les propriétés définies et données par la Forme. 

Dans le cas des objets animés (les animaux), il n’y a pas que les propriétés physiques et géométriques, l’idée de mon chat, il y a aussi des capacités. Et plus précisément, des capacités sensibles (l’animal peut sentir et recevoir des informations de l’extérieur) et des capacités d’animation (il a une anima – une âme qui peut lui faire bouger son corps). 

Dans le cas de l’homme, sa forme a non seulement les propriétés physiques de son corps, et non seulement les capacités sensibles et d’animation, mais il a en plus des capacités raisonnables (intellect et volonté) qui lui permettent de connaître Dieu. 

Mais il est important de reconnaître que dans chaque cas du plus inanimé des objets au plus sophistiqué des êtres, il y a toujours une composition de Forme et de Matière. 

Voyons maintenant les arguments.

Il y a deux principes dans chaque objet créé

Farges l’établit par les arguments suivants :

  • A partir du changement : On change le pare-choc de ma voiture : nous sommes d’accord que c’est toujours la même voiture. Or, cela ne devrait pas être le cas, puisque sa matière a changé. C’est donc qu’il y a toujours une même forme qui endure à travers les changements, et conserve les propriétés de celle-ci. Un papier partiellement brûlé est toujours le même papier, mais avec des changements dans sa matière. Cette continuité ne peut être expliquée que par une forme subsistante.
  • A partir de la division des êtres. Soit un bel arbre dans la forêt que je découpe et avec lequel je fabrique une armoire (on va être sympa, et dire que j’ai utilisé tout le bois de cet unique arbre pour cette armoire). Matériellement, c’est toujours le même bois issu du même arbre. Et pourtant ce n’est plus du tout le même objet ! Avant cette matière était un arbre, maintenant strictement la même matière est une armoire. Ce qui a changé entre les deux ce n’est pas la matière, mais autre chose qui est la Forme : j’ai détruit la forme de l’arbre pour créer une autre substance selon une Forme de mon invention, celle de l’armoire.
  • A partir des générations nouvelles : Ma chatte accouche de chatons. Ce sont des substances indépendantes de leur mère, avec des matières distinctes et différentes de leur mère. Pourquoi dès lors je les identifie comme étant de la même espèce. Pourquoi la mère et son chaton sont-ils tous deux des chats ? C’est parce qu’ils partagent tous deux une Forme semblable, qui justifie notre classification.

Pour prendre des exemples issus des sciences physiques –et notamment de la chimie , on se rend compte que les propriétés physiques ne sont pas portées par la Matière :

  • Par exemple, prenons le sel marin (constitué de NaCl : Sodium et Chlore). Comme le dit Berthelot (le père de la synthèse chimique) « L’analyse du sel marin conduit à le décomposer en deux éléments, le chlore et le sodium : les propriétés de ces deux éléments ne présentent aucune analogie avec celles du sel marin. En effet, d’une part, le chlore est un gaz jaune, doué de propriétés décolorantes et d’une extrême activité chimique ; d’autre part, le sodium est un métal, doué d’un aspect argentin, plus léger que l’eau, apte à décomposer ce liquide dès la température ordinaire. On voit combien ces éléments ressemblent peu au sel marin, matière solide, blanche, cristalline, dissoluble dans l’eau. » La seule façon d’expliquer comment un gaz corrosif peut donner du sel de table, c’est de faire appel à une forme substantielle qui informe différemment cette matière, en lui donnant des propriétés différentes que si le chlore et le sodium étaient séparées.
  • Autre exemple : l’eau. Ni l’hydrogène, ni l’oxygène ne sont liquides. Et pourtant le composé des deux (H20, l’eau) l’est ! Soit on suppose de façon extravagante que cette propriété prééxistait dans les atomes d’oxygène et d’hydrogène (et dans ce cas : comment ? C’était imprimé en petites lettres sur les atomes ?), soit on fait appel à un autre principe de l’être pour expliquer ce changement de propriété : la Forme.
  • Il y a aussi la loi de la conservation de la matière : Prenons 8gd’oxygène et 1g d’hydrogène, félicitations, j’ai 9g d’eau. Le poids est resté strictement le même, rien n’a été ajouté et voici les propriétés ont complètement changé ! D’où la remarque de Farges :
    « La matière demeure invariable ; les propriétés spécifiques changent.
    Le principe matériel demeure ; le principe spécifique (ou formel) change. »

Il apparaît donc juste de dire que tout corps, tout objet est constitué de deux principes : un matériel, et l’autre immatériel (ou formel). 

Il y a plus que de la Matière (réfutation du matérialisme/mécanisme)

Il est intéressant de voir qu’Aristote a élaboré ce modèle en réaction à l’hypothèse mécaniste, qui enseigne qu’en fin de compte tout objet peut être décrit en terme d’action/réaction, et qu’il n’y a pas de finalité extérieure à la matière qui justifierait l’existence d’un principe immatériel comme la Forme. Cette thèse mécaniste est à la base de la physique classique, celle de Newton, et du darwinisme en biologie.

Mais elle apparaît fausse ainsi :

  • Il n’y aurait pas de raison que la matière sous forme cristallisée ait toujours la même forme. Le cristal de neige se fera toujours selon une structure hexagonale, et jamais selon une structure cubique. Et vous pouvez le fondre/recristalliser autant de fois que vous pourrez, il ne fera que des variations d’une même symétrie. Cette constance est la preuve d’une finalité extérieure à la matière pure. Ce qui amenait le professeur de Lapparent –de l’académie des Sciences au début XXe siècle-  à dire : « Ainsi la cristallographie donne raison à l’opinion philosophique exprimée dès le XIIIe siècle par le puissant génie de saint Thomas d’Aquin »
  • De même pour les êtres vivants, on ne peut pas décrire avec un grand détail toutes les caractéristiques fines de l’œil, et dire à la fin que ces détails finement accordés entre eux ne sont pas en vue d’une finalité, celle d’avoir un organe fonctionnel pour la vision. Il y a bien une finalité aux organes vivants, et elle est extérieure à eux, elle n’est pas réductible à la masse de viande sur la table. Le fait même que des organes très différents et très complexes, indépendant chacun de l’autre, coopérent entre eux pour former un organisme vivant est la preuve de ceci.

Donc il y a plus que de la matière dans les objets.

Il y a autre chose que la forme immatérielle (réfutation de l’immatérialisme)

Cette idée étant très peu diffusée, je ne m’y attarderais que peu de temps. Je fus pendant un temps persuadé par la version Berkeleyienne de cette idée, jusqu’à ce que je lise Berkeley. Depuis j’ai abjuré et rejeté cette idée.

L’immatérialisme enseigne qu’en fin de compte, tout ce qui existe, ce sont les propriétés sensibles des objets, et qu’il n’est ni nécessaire ni utile qu’il y ait de la matière. Ce que nous croyons être la création ne sont en fait que les sensations que Dieu imprime sur notre esprit.

Cet unique argument suffira : Soit un verre d’eau. Le verre est solide, l’eau est liquide. Mais le verre est aussi transparent et l’eau aussi est transparente.

Berkeley enseignait que les substances (le verre, le volume d’eau) se définissait comme des « paquets » de propriétés. Ainsi le verre c’est le paquet « solide ; transparent » tandis que le volume d’eau est le paquet « liquide ; transparent »

Maintenant tout le problème est de réussir à distinguer entre la transparence de l’eau et celle du verre. Subjectivement c’est la même, et objectivement il ne peut pas y avoir de différence, puisqu’il n’y a rien d’objectif dans l’immatérialisme. On en vient donc à la conclusion absurde que seul le verre ou seule l’eau est transparente à moins que ce ne soit l’objet verre+eau qui soit liquide et solide en même temps. Cela suffira.

Donc il y a forcément de la matière objective dans les objets.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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