Mes premiers repères en histoire de la philosophie viennent de Schaeffer dans The End of Reason. J’ai ainsi été au contact de différentes idées présuppositionnalistes, notamment sur ce qu’enseignaient les docteurs anciens. La lecture de Thomas d’Aquin fut pour moi un choc qui m’a amené à abandonner violemment deux écoles philosophiques qui me tentaient à l’époque (cela doit remonter à plus de cinq ans) : l’école analytique et l’école présuppositionnaliste. La raison ? Leur incapacité crasse à restituer une idée ancienne de façon juste. Cornelius Van Til (et à sa suite John Frame par exemple) sont par exemple convaincus mordicus que Thomas d’Aquin est un rationaliste. Autrement dit : pour Thomas, ce serait la raison de l’homme qui ferait autorité, par-dessus la révélation. Et pourtant, il suffit de lire…. trois pages de Thomas d’Aquin pour trouver l’affirmation inverse ! J’en suis venu à d’abord douter, puis à rejeter complètement le présuppositionalisme. Comment peut-on faire confiance à une école philosophique qui est absolument incapable de restituer correctement une seule de ses critiques ?
En soi, c’est une vieille critique que l’on applique à Van Til. Et si seulement il ne s’agissait que de Thomas d’Aquin ! Mais on trouve le même mépris pour la tradition scolastique protestante ailleurs, par exemple chez quelqu’un comme John Frame. D’où vient-il ? Dans son article, Keith Mathison pense à une caricature héritée des professeurs de Van Til, qui a été fidèlement transmise par les successeurs. Dans ce court article, nous allons voir qu’effectivement, le contexte de sa tradition réformée était rationaliste, et a pu motiver ses attaques contre sa propre tradition.
L’apologétique évidentialiste du temps de Van Til
Dans Christian Reconstruction: R.J Rushdoony and American Religious Conservatism, Michael J. McVicar (le biographe de Rushdoony) raconte la rencontre de Rushdoony avec la pensée de Van Til. Il donne alors cette information très intéressante :
Bien qu’il ait été embauché pour continuer la mission de « l’ancien » séminaire de Princeton, Van Til a développé une nouvelle méthode apologétique. Sa méthode marquait une rupture nette avec la tradition réformée d’une apologétique évidentialiste, alors dominante. L’apologétique évidentialiste s’était développé à partir de la tradition philosophique du sens commun écossais que les intellectuels américains avaient adoptés et adaptés entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle. Selon l’historien Mark A. Noll, les évangéliques américains soulignaient trois aspects clés mais simplifiés de l’école écossaise du sens commun.
D’abord, les évangéliques américains mettaient traditionnellement l’accent sur une théorie empirique de la connaissance qui affirmait « nos perceptions révèlent le monde basiquement tel qu’il est ». Ensuite, ils défendaient que les êtres humains peuvent dériver certains standards moraux à partir de leur nature, suggérant ainsi un projet anthropologique normatif qui assumait des standards moraux universels. Enfin, les évidentialistes appuyaient leur projet anthropologique et intellectuel sur une méthodologie scientifique vaguement newtonienne qui, selon Noll, « encourageait les évangéliques à croire que le produit final de la théologie était un système de certaines vérités, basées sur une induction soignée à partir de simples faits, évitant les éventuelles fantaisies, et fournissant une image universelle et invariée de Dieu et ses voies. »
Van Til rompit avec cette tradition vieille d’un siècle du protestantisme américain pour offrir ce qu’il croyait être la restauration de la vraie épistémologie [ou théorie de la connaissance] calviniste.
McVicar, Michael J., Christian Reconstruction: R.J. Rushdoony and American Religious Conservatism, Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 2015, pp. 37-38.
La réaction de Van Til
Contre cela, McVicar décrit ainsi la réponse de Van Til :
Dans le contexte de la controverse fondamentaliste/moderniste du début vingtième siècle, les idées de Van Til ont fait de lui l’un des penseurs les plus radicaux dans le camp fondamentaliste. Il insistait sur le fait que l’empirisme du sens commun traditionnel présumait l’autonomie de l’intellect humain par rapport à Dieu. Cette prémisse nuisait à l’accent calviniste sur la souveraineté absolue de Dieu sur tous les aspects de l’humanité — y compris sa pensée. À partir de ce point, Van Til affirmait que les êtres humains ne pouvaient pas penser une seule pensée indépendamment de Dieu.
Ibid. p. 40.
Une fois que cette position était cimentée, toute affirmation moins intense que la sienne était forcément du rationalisme, et sa lecture de Thomas d’Aquin ne pouvait pas être juste.
Les scolastiques méritaient-ils cela ?
La réponse mériterait un traitement académique rigoureux que je n’ai pas le temps de faire et qui a été probablement déjà fait. Dans le cadre de ce petit article, je ne ferai que quelques commentaires rapides pour expliquer pourquoi l’accusation est infondée.
- Les Écossais partagent avec les médiévaux l’idée que la connaissance vient d’abord des sens. Plus précisément, l’épistémologie scolastique (réaliste) affirme que notre intellect construit ses idées par abstraction des informations sensibles : les signaux sensoriels sont présentés à l’intellect qui en extrait les formes immatérielles que les objets matériels contiennent.
- Cependant, ce processus est dépendant de Dieu en plusieurs points :
- Parce que les formes que contiennent les objets matériels sont créées et maintenues par Dieu.
- Parce que le processus même d’abstraction contient plusieurs étapes ouvertes à l’erreur. Il est admissible que les choses ne soient pas « telles qu’elles nous paraissent ».
- Parce que même si effectivement des principes moraux peuvent être tirés de notre nature (selon la loi naturelle), ils ne peuvent pas être définis en dehors de Dieu, car cette « cause finale » que nous identifions dans les objets n’est pas tant notre perception, que l’intention de Dieu pour cette créature. Nous ne percevons pas directement que le meurtre doit être évité. Nous percevons d’abord le corps de l’autre humain, identifions la forme de l’être humain, et dans cette forme nous discernons la cause finale de celui-ci. À partir de cette cause finale (ce pour quoi l’homme est fait par Dieu) nous déduisons des principes concrets de moralité.
- Enfin, ce n’est pas tant l’observation « idéologiquement neutre » et scientifique qui nous permet de discerner les formes de la création : c’est plutôt la contemplation de l’œuvre de Dieu et la perception directe de son intention dans les choses. Le focus est bien plus sur le témoignage de Dieu dans la création que les capacités de l’homme à le discerner.
- Enfin, et c’est le plus important, tous les scolastiques affirment avec force que seules les vérités naturelles peuvent être connues par la raison naturelle. Il faut la révélation spéciale de l’Écriture pour que nous ayons la connaissance des choses de Dieu. Il ne saurait donc y avoir de religion chrétienne sans révélation.
Merci Etienne, crois-tu aussi qu’il est probable qu’une partie de la tradition thomiste tende vers le rationalisme et ait contribué à cette perception?
C’est clair qu’à un moment, quelqu’un et quelque part est passé de l’épistémologie scolastique au common sense realism, et donc qu’il y avait des passerelles entre les deux systèmes. C’est une question qui me titille, je me renseignerai dessus.
Si les critiques que certains présupositionalistes ont pu faire de Thomas ont pu être caricaturaux, le premier paragraphe de cet article me semble courir le rique de commettre la même erreur vis-àvis des présupositionalistes. Dans « A History of Western Philosophy and Theology », Frame écrit « Pour d’Aquin, toutefois, la révélation à un pouvoir de veto sur la philosophie. Par exemple, D’Aquin rejette la preuve d’Aristote comme quoi le monde est éternel car il croit que cela est incompatible avec le doctrine biblique de la création . Ainsi quand la philosophie contredit la révélation, c’est la révélation qui doit avoir gain de cause, même dans le domaine de la philosophie. » A la lumière de cela il me paraît erroné d’affirmer que Frame accuse d’Aquin de placer formellement la raison humaine au-dessus de la révélation. L’accusation qui est faite est plus sophistiqué : étant donné que d’Aquin distingue la philosophie de la doctrine et que pour lui la philosophie est le domaine « enquété au moyen de la raison humaine », il existe deux courants séparés dans son travail. Ces courants se recoupent parfois (comme avec l’éternité du monde) mais bien souvent ils demeurent séparés. L’accusation de rationalisme commence donc dans ce cadre et ne nie pas que D’Aquin était parfaitement prêt à corriger la philosophie par la révélation mais affirme que ces corrections sont en marge d’un système philosophique qui en grande mesure évolue sans s’appuyer sur la révélation. Ainsi D’Aquin n’est pas « purement » rationaliste mais plutôt fait une synthèse de plusieurs courants dont la philosophie (au moins en bonne partie) rationaliste d’Aristote. Ainsi on pourrait dire que d’Aquin, malgré ses énormes contributions à la théologie échoue à amener « toute pensée captive à l’obéissance de Christ » (2 Cor. 10.5).
Pourquoi pas, mais j’aurais vraiment du mal à séparer théologie et philosophie chez Thomas d’Aquin. Sa théologie c’est le philosophie appliquée à la Bible et sa philosophie c’est de la théologie appliquée à son sujet d’études. Et les connaisseurs d’Aristote semblent dire qu’il n’a pas hésité à changer la philosophie d’Aristote quand elle ne se conformait pas avec la Révélation. Bref, je ne vois pas ça chez lui. Du reste, on ne peut jamais échapper à des philosophies syncrétistes au moment d’appliquer la Bible. Van Til n’a fait que remplacer Reed par Kant. Quel progrès^^
Il n’est pas question de séparer philosophie et théologie chez d’Aquin mais plutôt de distinguer philosophie et « Doctrine sacrée » (ST Q1), bien évidemment ces deux choses rentrent toutes les deux dans le champ de la théologie.
Ce que je dis c’est qu’il est juste de dire que d’Aquin est prêt à corriger Aristote quand ça lui saute aux yeux que quelque-chose ne va pas et ce fait est reconnu par ceux que l’article critique sans citer (par exemple Frame dans “A History of Western Philosophy and Theology”). Leur critique est que l’approche de d’Aquin le met dans une situation ou il n’aperçoit pas toujours ce qui ne va pas quand ça lui paraît moins évident. Comme il ne fait pas le choix délibéré de tout soumettre à la révélation il arrive à des discussions qui sont assez problématiques, la transsubstantiation c’est très clairement un produit de son utilisation d’Aristote et pas de la Bible (on imagine mal les disciple assis dans la chambre haute se poser des questions sur la substance du pain que Jésus leur donne, pour eux il va de soit que c’est du pain).
En ce qui concerne l’idée qu’on ne peut pas échapper à un certain syncrétisme c’est vrai en ce que ni nos vies ni notre doctrine ne seront parfaites dans cette vie, on vient tous faire de la théologie avec des influences non-chrétiennes qui peuvent dans une certaine mesure contredire la théologie qu’on essaye de faire. Notre objectif devrait être que tout ce qu’on fait soit conforme à la vérité, cela peu passer par l’intégration d’éléments de philosophie non-chrétienne dans la philosophie mais jamais de manière naïve, jamais juste puisque « c’est la sagesse des anciens » (ce qui n’est pas pour dire que le fait qu’un truc est ancien devrait faire qu’on s’y intéresse). C’est pas clair que d’Aquin utilise Aristote pour les bonnes raisons (dire que c’est que Platon c’est bien mais ça ne suffit pas).
Quand à l’accusation que Van Til remplace Reid par Kant c’est quand même un peu exagéré. Le fait que Van Til use du langage idéaliste est largement expliqué par la fait que ses adversaires non-chrétiens sont des idéalistes et n’indique certainement pas que Van Til se veut d’une philosophie distinctement chrétienne. Les différences entre les deux sont importantes: chez Kant on ne sait pas si la connaissance est possible, chez Van Til le Dieu connaît tout donc en nous créant il peut également créer la connaissance ; chez Kant, si la connaissance est possible alors elle se divise en deux catégories et on ne peut vraiment connaître Dieu, chez Van Til Dieu se révèle. Entre les deux il y a un écart énorme, c’est la différence entre une philosophie chrétienne et non chrétienne (ce qui n’interdit pas qu’il existe des points de contact entre les deux). L’Antithèse c’est pas une notion abstraite, ça se voit de manière très concrète. Contrairement au cas de Thomas d’Aquin je n’ai pas conscience qu’il existe chez Van Til des erreurs de théologie qui viennent de son utilisation de philosophie non chrétienne (peut-être que je me trompe mais j’en suis pas convaincu) comme sa méthode théologique prévoyait d’analyser SYSTEMATIQUENT ces notions à la lumière de la révélation.
Où est le sage? où est le scribe? où est le disputeur de ce siècle? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse: nous, nous prêchons Christ crucifié; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. (1 Cor. 1.20-24)
Fraternellement
A mes yeux, Thomas d’Aquin a manqué de distance critique dans sa réception de la tradition théologique de son époque, mais pas vraiment dans son usage de la philosophie (ca faisait tout de même plusieurs siècles que les théologiens luttaient avec Aristote, par contre il n’y avait pas encore eu de réforme dans la tradition). Par exemple, son usage des catégories aristotéliciennes va CONTRE la philosophie aristotélicienne, et les réformés ne se sont pas privés de le faire remarquer, validant au passage l’usage de la philosophie aristotélicienne. Maxime l’a documenté ici: https://parlafoi.fr/2018/01/06/la-transsubstantiation-un-probleme-philosophique/
Pour ce qui est de Kant, effectivement, Keith Mathison ne pense pas non plus que Van Til soit directement Kantien, je dois donc corriger mon expression. Cela dit, il en relève des traces qui doivent venir de Kuyper et Dooyewoerd https://parlafoi.fr/2020/01/04/christianisme-et-le-presuppositionnalisme-de-van-til-6-9/
Pour ma part, je préfère la philosophie aristotélicienne parce que:
1. Elle a servi de substrat à la formulation de l’orthodoxie réformée, et contrairement au présuppositionnalisme, elle n’est pas en rupture avec la Tradition de l’Eglise.
2. Elle donne un compte-rendu correct de la métaphysique, l’épistémologie et l’éthique nécessaire pour articuler et appliquer la doctrine biblique dans notre époque.
3. Elle a été longuement digérée par l’Eglise, et a été critiquée pendant plusieurs siècles, si bien qu’elle est bien plus christianisée qu’une école qui est sortie au XXe siècle.
4. Elle n’a pas les défauts du présupositionalisme^^
Pour répondre aux objections à la fin :
1. Dans le monde du Sola Scriptura cet argument devrait nous amener à considérer de manière sérieuse Aristote mais ce n’est pas en soit un argument qui pousse à l’adopter.
2. Le fait que les conclusions d’Aristote en métaphysique et en épistémologie nous arrangent ne présage pas du fait que ce soit vrai
3. Même objection qu’en 1. De plus ce qu’on veut c’est une philosophie réellement chrétienne et pas juste christianisée.
4. Tout un débat…
Joshua,
1. Non car Sola Scriptura ne signifie pas que seule l’Ecriture soit pertinente mais qu’elle soit seule suprême. La raison aussi nous contraint de suivre Aristote quand il a raison et non uniquement l’Ecriture.
2. Ce n’est pas qu’elles nous arrangent, c’est qu’elles sont présupposées par les Ecritures.
3. Non, une fois de plus. Une philosophie « chrétienne » ce n’est pas synonyme de philosophie « bibliciste ». Qu’une philosophie soit chrétienne signifie que l’Ecriture est son autorité suprême, pas qu’elle nécessite l’Ecriture pour chacun de ses développements. En réalité, l’Ecriture elle-même, pour être comprise, nécessite bien des présupposés philosophies comme par exemple le fait que les mots d’un texte sont porteurs de sens.