Résister aux pouvoirs en place – Brad Littlejohn
28 décembre 2020

Cet article est une traduction de “Resisting the power that be, How the protestants developped a resistance theory” de Brad Littlejohn paru sur The Gospel Coalition Canada, que nous remercions pour leur autorisation. Il fait suite à un article déjà traduit sur notre blog: “Christ et César : une réponse à John MacArthur“. Nous espérons ainsi aider l’église francophone dans son propre contexte.


Lorsqu’un magistrat supérieur persécute ses sujets, alors, par la loi naturelle, par la loi divine et par la vraie religion et vrai culte de Dieu, le magistrat inférieur doit lui résister, obligé par le commandement de Dieu.

Ainsi écrivirent les pasteurs luthériens de la ville de Magdeburg en 1550, alors que les armées de l’empereur catholique Charles V descendaient sur eux. Appelés à la résistance par ce document, les citoyens de Magdeburg tinrent courageusement tête face aux troupes impériales jusqu’à ce que les autres princes luthériens, qui s’étaient d’abord humblement soumis à l’effort de l’empereur de réimposer le culte catholique, prennent les armes en 1552, pour défendre leurs terres et leur foi. Le résultat fut l’extraordinaire Paix d’Augsbourg en 1555, par laquelle les territoires protestants d’Allemagne gagnèrent la liberté légale d’établir leurs Églises, libres de toute persécution papale ou impériale.

La confession de Magdeburg fut au final plus qu’un simple tournant de la Réforme. Elle fut aussi un tournant dans la pensée politique chrétienne : la première expression systématique d’une théorie de la résistance protestante à un règne politique injuste. Aujourd’hui, alors que les chrétiens luttent à nouveau avec le défi de savoir comment répondre à des dirigeants injustes qui menacent notre liberté de culte, nous devons retourner à nos racines pour tirer des leçons de loyale citoyenneté et de loyale résistance.

Les exceptions légitimes à Romains 13

La guerre de l’empereur contre les princes luthériens mirent tout d’abord les réformateurs protestants dans une position difficile. Depuis l’aube de la Réforme, Luther et ses associés ont férocement proclamé l’obligation chrétienne « d’être le sujet des autorités gouvernantes » affirmant, avec Saint Paul, que « tout pouvoir est ordonné par Dieu » et que « ceux qui résisteront encourront le jugement » (Romains 13.1-2).

L’accent fort sur Romains 13 n’est pas un accident. La Réforme avait autant à voir avec la théologie politique qu’avec les doctrines du salut. Après des siècles au cours desquels les papes avaient revendiqué l’autorité politique suprême, et le droit de dire aux chrétiens quand se rebeller contre leurs dirigeants, les Réformateurs étaient pressés de réaffirmer l’intégrité du pouvoir temporel et l’autorité d’origine divine des dirigeants chrétiens laïcs. Beaucoup de ces dirigeants, à leur tour, étaient pressés de soutenir les Réformateurs et offraient une protection à ces Églises naissantes contre la persécution des membres de l’Église. Lorsque les anabaptistes radicaux commencèrent à proclamer la liberté chrétienne de toutes les autorités terrestres, les réformés de la Réforme magistrale ont insisté sur la nécessité d’un gouvernement civil et de l’obéissance chrétienne.

Cependant, il ne se passa pas beaucoup de temps avant que cela ne crée des problèmes à la Réforme. Toutes les autorités civiles n’étaient pas empressées de soutenir la nouvelle foi ; certaines, en effet, étaient plus que contentes de parier sur le Pape, en cherchant à supprimer la foi réformée de force. D’abord en Allemagne, mais aussi bientôt en Angleterre, en France, dans les Pays-Bas, des Églises protestantes naissantes eurent à faire face à des persécutions féroces de la part de l’Église Catholique Romaine, de la part même des autorités qu’ils avaient élevés au titre de « ministres de Dieu ».

Pouvait-il, se demandaient-ils, y avoir des exceptions légitimes à Romains 13 ? Des circonstances où les chrétiens n’étaient pas sujets à l’autorité gouvernante ? De toute évidence, les chrétiens « devaient obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5.29), donc nul protestant ne doutait qu’il faille, si c’était le cas, désobéir à un ordre direct de participer à une messe. Mais devait-il paisiblement accepter la mort comme punition ? Ou pouvait-il lutter contre ses persécuteurs ?

Diverses théories de la résistance

Il y a trois principales familles de théorie de la résistance qui commencèrent à émerger vers le milieu du XVIe siècle.

La première, fondée sur la Loi Divine (c’est-à-dire la Révélation spéciale) défendait que comme sous l’ancien Israël, un roi qui promouvait l’idolâtrie encourrait le jugement de Dieu et non seulement, on pouvait lui résister, mais on devait lui résister et même peut-être le déposer, comme Jéhu a déposé la maison d’Achab.

La seconde, fondée sur la loi naturelle, défendait la Résistance à partir du droit basique à l’auto-défense et le devoir du gouvernement de travailler au bien de son peuple. Si un dirigeant dépassait de son pouvoir, déclarant de fait la guerre à ses sujets, il pouvait être traité comme n’importe quel agresseur et l’on pouvait lui résister en guise d’auto-défense.

Enfin, la troisième, fondée sur la loi humaine, défendait qu’après tout il y avait plus d’un pouvoir « établi par Dieu » dans un quelconque régime. Dans le Saint Empire Romain Germanique, par exemple, les différents princes territoriaux partageaient avec l’empereur la responsabilité de régner, et avait le droit légal de s’opposer à lui s’il faisait illégalement la guerre à ses sujets.

Le premier de ces arguments, associé surtout au bouillant écossais John Knox, était le plus radical, mais aussi le plus douteux. S’il était vrai, il pourrait autoriser n’importe quel Chrétien fidèle à prendre les armes contre un dirigeant Catholique Romain, non seulement en auto-défense, mais dans une sainte guerre de jugement. Qui pourrait réellement affirmer avoir un tel droit sans une autorisation divine directe, telle que Jéhu en a reçue ?

La plupart des protestants doutaient de la sagesse et de la pertinence de cet argument, et avec sagesse : tout une série de radicaux catholiques romains allaient utiliser ce raisonnement pour justifier leurs propres tentatives d’assassinats (dont plusieurs réussirent) contre des dirigeants qui soutenaient ou même toléraient le protestantisme.

Le second argument était aussi plutôt radical dans ses implications, vu qu’il autorisait la résistance à tous les citoyens privés – une dangereuse recette d’anarchie à une époque de révoltes répandues et de forces de polices trop faibles ou inexistantes. Mais elle était en général limitée dans son application à des buts purement défensifs. C’est-à-dire, si un magistrat corrompu faisait la guerre à son propre peuple, ils avaient le droit de se défendre eux-même, mais une fois que le magistrat était déchu, le peuple devait revenir à son habitude d’obéissance ; ils ne pouvaient pas prendre l’initiative de le déposer, ni ne pouvaient stopper cesser d’obéir à aucun de ses commandements raisonnables.

Le troisième argument était le plus conservateur, mais aussi le plus fertile en possibilité. En incorporant un droit, et même un devoir de résistance dans le corps même des autorités civiles, il proposait un solide mécanisme d’auto-correction dans tous les gouvernements. Si un dirigeant, même l’autorité la plus haute, dépassait des limites légales de son office, alors ses associés et subordonnés pouvaient refuser de suivre ses ordres, et même dans certains cas lui résister. En effet, s’il persistait dans la tyrannie, il pouvait même être légalement justifié de le destituer purement et simplement de son office.

Calvin, les « éphores » et la montée du constitutionnalisme

C’est cet argument, qui se concentrait sur les droits et devoirs des « magistrats inférieurs » que la confession de Magdeburg a élaboré, et auquel Jean Calvin lui-même à fait allusion dans les pages de conclusions de son Institution :

Car lorsque des magistrats du peuple sont nommés pour contrecarrer la tyrannie des rois (comme les éphores, qui étaient opposés aux rois chez les spartiates), alors je suis loin d’interdire à ces officiers de s’opposer à la licence indue des rois, car s’ils se mettent d’accord avec les rois pour tyranniser et insulter les plus petits du peuple, j’affirme qu’ils ne peuvent se cacher de leur perfidie nuisible, parce qu’ils trahissent frauduleusement la liberté du peuple, tout en sachant que, par l’ordonnance de Dieu, ils sont leur gardiens protecteurs.

Jean Calvin, Instituts de la Religion Chrétienne 4.20.31

Alors que Calvin avait déclaré à titre indicatif que certains gouvernements étaient bénis d’avoir de tels éphores, le calviniste hollandais Johannes Althusius a argumenté de façon convaincante qu’il fallait que des éphores fassent pleinement partie de n’importe quel gouvernement bien constitué, en tant que représentants du peuple. En tant que tels, ils avaient le devoir de « contenir [le roi ou le magistrat suprême] dans les limites de son office, et de leur servir de gardiens, défenseurs, et vengeurs de la liberté et des autres droits que le peuple n’a pas transféré au magistrat suprême, mais réservé à lui-même. (Politica XVIII.63)

Cela eut pour effet de poser les fondations d’une nouvelle sorte de politique, le constitutionalisme : la doctrine qui enseigne que le gouvernement n’est pas une hiérarchie verticale d’un commandement suprême et irrésistible, mais une structure d’autorités entremêlées gouvernées par l’État de droit, responsable de s’opposer au pouvoir des autres autorités lorsqu’elles dépassaient de leurs limites. Un tel gouvernement constitutionnel prendrait racine dans les nations protestants d’Europe du Nord et plus tard en Amérique du Nord lors des siècles suivants.

La plupart des gouvernements occidentaux sont saturés de ces « éphores » à tous niveaux.  Nos législatures sont composées de représentants du peuple chargés de faire les lois par lesquelles les peuples sont gouvernés, réduisant les chances que la tyrannie ne progresse. À l’intérieur des branches exécutives, une multitude de « magistrats inférieurs » depuis les cabinets officiels jusqu’aux officiers inférieurs de maintien de l’ordre sont chargés, non d’obéir simplement à leurs supérieurs, mais d’exécuter fidèlement les lois, et, si nécessaire, de résister aux ordres illégaux de leurs supérieurs. Plus important encore que tout cela, le développement d’une branche judiciaire complètement indépendante à laquelle les magistrats inférieurs aussi bien que les citoyens ordinaires peuvent faire appel pour être protégés de tout ordre injuste ou loi inconstitutionnelle.

À l’intérieur de tels gouvernements constitutionnels, la question de comment les chrétiens devaient répondre aux injustices et à la tyrannie est devenue moins une question éthique et plus une question légale. Plutôt que de demander « Ai-je un devoir donné par Dieu de résister à cette injustice ? » nous nous demandons à la place : « Ai-je un recours légal pour résister à cette injustice ? » Et cette question relève du juriste plutôt que du théologien ou du théoricien politique.

Malgré tout, la constitution la mieux pensée et le système de justice le plus performant peuvent difficilement nous permettre de nous passer d’un raisonnement moral. Dans la suite de cet essai, je réfléchirai donc à comment les principes d’éthique chrétienne peuvent croiser les questions légales auxquelles les Églises font maintenant face au milieu des restrictions vexantes de notre capacité à nous rassembler pour le culte.


Illustration en couverture : Arrestation d’une femme huguenote, Vassili Polenov, 1875.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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