Dans un précédent article, j’avais résumé la pensée de Thomas d’Aquin sur la loi en général et sur la Loi de l’Ancien Testament. Je consacrais ensuite un article à sa réflexion sur la loi éternelle et la loi naturelle. Je conclus ici ce parcours par un résumé de ses propos sur les lois humaines dans les questions 95-97 de la Prima Secundæ partis de la Somme théologique.
La loi humaine
L’homme a une aptitude naturelle à la vertu. Mais un certain apprentissage lui est nécessaire pour atteindre la perfection de la vertu qui consiste principalement à se soustraire aux plaisirs excessifs. Et parce que tout être humain est enclin à ces plaisirs, un homme doit recevoir cet apprentissage d’un autre. La dépravation, le vice et la difficulté à convaincre par de simples mots font que la force et la peur sont nécessaires pour restreindre le mal. Ainsi, les hommes méchants peuvent s’abstenir de mal agir et une vie paisible peut être garantie aux autres. De plus, « pour eux-mêmes, ils se voient amenés par une telle accoutumance à accomplir de bon gré ce qu’ils ne faisaient auparavant que par crainte ; et ainsi ils deviennent vertueux1 ». Ce genre d’apprentissage est la discipline des lois qui permettent aux hommes d’obtenir la paix et la vertu.
Mais la loi humaine doit découler de la loi naturelle. Si ce n’est pas le cas, ce n’est plus une loi mais une perversion de la loi. Thomas d’Aquin souligne que la loi humaine peut être dérivée de la loi naturelle de deux manières : en tant que conclusion à partir de principes ou en tant que détermination de règles générales. Ainsi,
certaines dispositions légales dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions ; ainsi le précepte : “ Il ne faut pas tuer ” peut dériver comme une conclusion du principe : “Il ne faut pas faire le mal.” Mais certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de détermination ; ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute soit puni ; mais qu’il soit puni de telle peine, est une détermination de la loi de nature.
Thomas d’Aquin approuve la définition de la loi humaine par Isidore de Séville :
La loi sera tout ce que la raison établira, pourvu que cela soit en harmonie avec la religion, s’accorde avec la discipline des mœurs, favorise le bien public. […] La loi sera honnête, juste, réalisable selon la nature et la coutume du pays ; adaptée au temps et au lieu ; nécessaire, utile ; elle sera claire aussi, afin qu’elle ne contienne rien qui soit trompeur en raison de son obscurité ; écrite non pas en vue d’un intérêt privé, mais pour l’utilité commune des citoyens.
Par conséquent, la loi humaine favorise les religions lorsqu’elle est en harmonie avec la loi divine ; elle est utile à la discipline lorsqu’elle est en harmonie avec la loi naturelle ; et elle favorise le bien commun lorsqu’elle est adaptée à l’utilité des hommes.
Thomas d’Aquin commente la deuxième partie de la définition :
Toutes les autres conditions qui suivent se ramènent à ces trois chefs. Que la loi humaine doive être honnête, cela revient à dire qu’elle soit en harmonie avec la religion. Si l’on ajoute : qu’elle soit juste, réalisable selon la nature et la coutume du pays, adaptée au temps et au lieu, cela signifie que la loi devra être adaptée à la discipline des mœurs. La discipline humaine, en effet, se définit :
1° par rapport à l’ordre de la raison, et c’est ce qu’on exprime en disant que la loi est juste.
2° par rapport aux facultés de ceux qui agissent. Car une éducation doit être adaptée à chacun selon sa capacité, en tenant compte également des possibilités de la nature humaine (ainsi ne doit-on pas imposer aux enfants ce qu’on impose à des hommes faits) ; elle doit enfin être adaptée aux usages, car un individu ne peut pas vivre comme un solitaire dans la société, sans se conformer aux mœurs d’autrui.
3° La discipline doit être en rapport avec telles circonstances données, d’où : la loi sera adaptée au temps et au lieu. Les autres qualités de la loi qui sont ensuite énumérées, sous les vocables : nécessaire, utile, etc., reviennent à dire que la loi doit favoriser le salut public. La nécessité vise l’éloignement des maux ; l’utilité, l’acquisition des biens ; la clarté, le soin d’exclure le dommage qui pourrait provenir de la loi elle-même. Enfin que la loi soit ordonnée au bien commun, comme on l’a dit plus haut, c’est ce que montre la dernière partie de l’analyse.
Ensuite, il défend les divisions du droit humain d’Isidore. On peut distinguer le « droit des gens » et le « droit civil ». Le premier est dérivé de la loi de la nature, comme conclusion de prémisses, tandis que le second est dérivé de la loi de la nature par voie de détermination particulière. En outre, la loi humaine peut être adaptée et divisée en fonction des différentes fonctions qui agissent particulièrement pour le bien commun : « les prêtres qui prient Dieu pour le peuple, les magistrats qui le gouvernent, et les soldats qui combattent pour son salut ». Enfin, le droit humain est encadré par la forme de gouvernement. Qu’il s’agisse d’une monarchie, d’une aristocratie, d’une oligarchie, d’une démocratie ou d’une forme de gouvernement composée de tous ces éléments (considérée par Thomas d’Aquin comme étant la meilleure), la loi humaine sera encadrée différemment. Cependant, dans le cas d’une tyrannie, la loi n’existe pas car elle est totalement corrompue.
Le pouvoir de la loi humaine
Thomas d’Aquin se demande si la loi humaine doit être élaborée pour la communauté plutôt que pour l’individu. Sa réponse est simple : la fin de la loi est le bien commun. Ainsi, la loi devrait être élaborée non pas pour un bénéfice privé, mais pour le bien commun de tous les citoyens. Or, puisque « la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et [que] son bien se réalise par des actions multiples » et qu’elle est établie « pour se maintenir à travers la succession des citoyens », la loi doit interagir avec une « multitude, et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux époques ».
La loi humaine doit être adaptée à la condition des hommes mais tous les hommes n’ont pas une habitude vertueuse. En fait, la majorité des hommes ne se montre pas parfaite dans la vertu. Ainsi, puisque la loi humaine est conçue pour un certain nombre d’êtres humains,
la loi humaine n’interdit pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent, mais seulement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et surtout ceux qui nuisent à autrui. Sans l’interdiction de ces vices-là, en effet, la société humaine ne pourrait durer ; aussi la loi humaine interdit-elle les assassinats, les vols et autres choses de ce genre.
De la même manière, la loi humaine ne prescrit pas tous les actes très vertueux. Elle doit seulement prescrire ceux qui sont ordonnables pour le bien commun.
Des lois justes et des lois injustes
Comme nous le savons, les lois peuvent être justes ou être injustes. Thomas affirme qu’une loi juste a le pouvoir de lier la conscience, à partir de la loi éternelle dont elle est issue. En effet,
les lois sont justes, soit en raison de leur fin, quand elles sont ordonnées au bien commun, soit en fonction de leur auteur, lorsque la loi portée n’excède pas le pouvoir de celui qui la porte ; soit en raison de leur forme, quand les charges sont réparties entre les sujets d’après une égalité de proportion en étant ordonnées au bien commun. En effet, comme l’individu est une partie de la multitude, tout homme, en lui-même et avec ce qu’il possède, appartient à la multitude ; de même que toute partie, en ce qu’elle est, appartient au tout. C’est pourquoi la nature elle-même nuit à une partie pour sauver le tout. Selon ce principe, de telles lois qui répartissent proportionnellement les charges, sont justes, elles obligent au for de la conscience et sont des lois légitimes.
Au contraire, une loi injuste étant davantage une violence qu’une loi, elle n’oblige pas « en conscience sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre ». Pour justifier cela, Thomas d’Aquin rappelle les paroles de notre Seigneur :
Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui.
Matthieu 5,40-41
Ces paroles nous invitent à considérer que notre droit ne doit pas être nécessairement réclamé. Elles nous invitent à la sagesse pour éviter le scandale et le désordre, nuisibles au bien commun. Thomas d’Aquin apporte cette précision quant à la première manière dont une loi peut être injuste : selon le bien commun. Il reprend les trois facettes d’une loi qu’il vient de considérer – sa fin, son auteur ou sa forme – pour nous dire comment une loi peut s’opposer au bien commun :
ou bien par leur fin, ainsi quand un chef impose à ses sujets des lois onéreuses qui ne concourent pas à l’utilité commune, mais plutôt à sa propre cupidité ou à sa propre gloire ; soit du fait de leur auteur, qui porte par exemple une loi en outrepassant le pouvoir qui lui a été confié ; soit encore en raison de leur forme, par exemple lorsque les charges sont réparties inégalement dans la communauté, même si elles sont ordonnées au bien commun.
La deuxième manière dont une loi peut être injuste est plus verticale : lorsqu’elle s’oppose au bien divin. Ce genre de loi pousse « à l’idolâtrie ou à toute autre conduite opposée à la loi divine ». Elle ne doit donc jamais être observée.
La soumission à la loi concerne tous les hommes. Il faut cependant relever avec le docteur angélique que cette soumission peut se faire de deux manières :
- comme ce qui est réglé par rapport à la règle. « De cette façon, tous ceux qui sont soumis à un pouvoir sont soumis à la loi portée par ce pouvoir. » Thomas d’Aquin fait cependant remarquer qu’il arrive que l’on ne soit pas soumis à un pouvoir. Soit, « parce qu’on est purement et simplement exempt de cette juridiction », soit parce qu’on est « régi directement par une loi supérieure ».
- comme le contraint est soumis au contraignant. Ainsi, seuls les méchants sont soumis à la loi car la volonté du bon est en harmonie avec la loi tandis que celle du méchant en est discordante.
L’interprétation de la loi
Thomas d’Aquin parle ensuite de l’interprétation de la loi humaine. Selon lui, celui qui est soumis à une loi peut agir selon le motif du législateur, plutôt que selon ses propres mots. Il semble donc souscrire la théorie de l’originalisme. Et parce que l’interprétation de la loi a des conséquences sur les actes du citoyen et donc sur le bien commun, Thomas d’Aquin affirme les mots suivants :
Or il arrive fréquemment qu’une disposition légale utile à observer pour le salut public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son intention sur l’utilité commune. C’est pourquoi, s’il surgit un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c’est évidemment utile au salut commun en règle générale ; mais s’il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très préjudiciable à cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. C’est pourquoi, en ce cas, il faudrait ouvrir ses portes contre la lettre de la loi, afin de sauvegarder l’intérêt général que le législateur avait en vue.
Mais ce cas particulier ne permet pas nécessairement aux hommes d’agir par eux-mêmes :
Il faut toutefois remarquer que si l’observation littérale de la loi n’offre pas un danger immédiat, auquel il faille s’opposer aussitôt, il n’appartient pas à n’importe qui d’interpréter ce qui est utile ou inutile à la cité. Cela revient aux princes, qui ont autorité pour dispenser de la loi en des cas semblables. Cependant, si le danger est pressant, ne souffrant pas assez de délai pour qu’on puisse recourir au supérieur, la nécessité même entraîne avec elle la dispense ; car nécessité n’a pas de loi.
Le changement des lois humaines
La loi humaine est une loi temporelle. Donc, même si elle est juste, elle peut être modifiée au cours du temps. Thomas d’Aquin distingue deux causes possibles pour un juste changement de la loi humaine :
- la raison : » ’il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l’imparfait au parfait ». La connaissance et l’expérience croissent en effet avec le temps, permettant aux sciences de passer d’une certaine imperfection à une certaine perfection. La loi humaine peut donc être modifiée d’après ces acquis pour l’intérêt commun.
- l’homme dont les actes sont régis par la loi : la « loi peut être modifiée à juste titre, en raison des changements survenus dans la condition des hommes, auxquels des instruments différents sont adaptés selon la diversité des situations ».
Ce deuxième point est soutenu par les propos d’Augustin, relevés par Thomas :
Si le peuple est bien policé, sérieux et gardien très vigilant de l’intérêt public, il est juste de porter une loi qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l’État. Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie le gouvernement à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu’on lui enlève la faculté de conférer les honneurs publics et qu’on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons citoyens.
De Libero Arbitrio i, 6.
Le changement d’une loi humaine n’est possible que si elle est favorable au bien commun. Cependant, une telle modification porte atteinte au bien commun car la coutume est abolie. Et cela n’est pas négligeable puisque « pour assurer l’observation des lois, l’accoutumance a une puissance incomparable, à ce point que ce qu’on fait contre l’habitude générale, même s’il s’agit de choses de peu d’importance, paraît très grave ». Par conséquent, la loi humaine ne devrait jamais être modifiée à moins que les avantages pour le bien commun ne l’emportent sur les inconvénients d’un tel changement. C’est-à-dire, « quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d’un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible ».
Si Thomas d’Aquin se montre prudent eu égard à la coutume législative, c’est parce qu’elle joue une rôle important pour la loi :
Toute loi émane de la raison et de la volonté du législateur ; la loi divine et la loi naturelle, de la volonté raisonnable de Dieu ; la loi humaine, de la volonté de l’homme réglée par la raison. Mais de même que la raison et la volonté de l’homme se manifestent par la parole pour les choses à faire, ainsi se manifestent-elles par des actes, car chacun semble choisir comme un bien ce qu’il réalise par ses œuvres. Or, il est évident que par le moyen de la parole, en tant qu’elle manifeste le mouvement intérieur et les conceptions de la raison humaine, la loi peut être changée et aussi expliquée. Aussi, par le moyen des actes, très multipliés, qui créent une coutume, la loi peut être changée, voire expliquée ; et même des pratiques peuvent s’établir qui obtiennent force de loi du fait que, par des actes extérieurs multipliés, on exprime d’une façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté, et la conception de la raison ; car lorsqu’un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d’un jugement délibéré de la raison. De ce fait, la coutume a force de loi, abolit la loi et interprète la loi.
Enfin, Thomas se demande si l’application de la loi doit être modifiée par la dispense des gouvernants. À cela, il répond que les gouvernants peuvent dispenser des lois humaines si un précepte n’est pas bon pour un individu ou un cas particulier parce qu’il fait obstacle à un bien plus grand ou qu’un mal se produirait. Cependant, cette dispense ne peut être réalisée par n’importe qui :
Or, il serait dangereux qu’une telle situation fût soumise au jugement privé de n’importe qui ; sauf peut-être à cause d’un danger évident et subit, nous l’avons déjà dit. Voilà pourquoi celui qui est chargé de gouverner le peuple a le pouvoir de dispenser de la loi humaine, qui dépend de son autorité : afin qu’il accorde la permission de ne pas observer la loi, aux personnes et dans les cas où la loi n’atteint pas sa fin. Toutefois, s’il accorde cette permission sans ce motif, et uniquement par un caprice de sa volonté, il sera infidèle à son rôle de dispensateur, ou bien il sera imprudent ; infidèle, s’il n’a pas en vue le bien commun ; imprudent, s’il ignore le motif de la dispense. C’est pourquoi le Seigneur demande en Luc (12,42) : “ Quel est, penses-tu, le dispensateur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa maison ? ”
Définir la loi humaine, connaître son pouvoir et enfin, étudier le changement auquel elle peut être soumise, est toujours d’actualité. La situation actuelle nous pousse à définir et à mûrir une réflexion sur nos rapports aux magistrats. Pour cela, n’hésitons pas à du travail précieux de Thomas d’Aquin sur ce sujet.
Illustration : Ferdinand Brütt Vor den Richtern, Devant les juges, huile sur toile, 1903.
- Les différentes citations de cet article sont issues de la Somme théologique, tome 2, Paris : Éditions du Cerf, 1984 ; http://palimpsestes.fr/textes_philo/thomasdaquin/somme.pdf. Pour alléger l’article, j’ai fait le choix de ne pas préciser les différentes références faites à cette source.[↩]
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