Les degrés de liberté que nous laisse l’Écriture — Hooker contre les puritains
26 février 2021

Dans cet article, nous continuons le propos lancé dans notre précédent article « La première querelle des puritains ». Nous y avions présenté la querelle vestimentaire dans l’église d’Angleterre, entre les conformistes qui défendaient la conformité avec les ordres de la reine de porter des vêtements liturgiques traditionnels d’une part, et les précisianistes (pères des puritains) qui défendaient que seule l’Écriture devait nous commander sur ce sujet, et que c’était une atteinte à la liberté. Entre maintenant Richard Hooker, qui va proposer un système de théologie politique parmi les meilleurs et les plus impressionnants de la théologie réformée.

La substance de cet article viennent du chapitre 4 du livre de Bradford Littlejohn Peril and Promise of Christian Liberty. C’est cette exposition qui fait autorité : cet article n’en est guère plus qu’une évocation. Mieux encore : je vous encourage à découvrir ces grandes figures de Thomas Cartwright et Richard Hooker directement !

Thomas Cartwright (1535-1603), grande figure des précisianistes, la première génération de puritains.
Richard Hooker (1554-1600), théologien précurseur de l’anglicanisme.

Liberté morale individuelle

Richard Hooker – Monsieur Cartwright, je me permets de prendre la parole contre vous. Il me semble en effet que vous raccourcissez bien trop non seulement la liberté de l’Église à se gouverner elle-même, mais aussi que vous mettez en danger même notre liberté individuelle, que vous prétendez défendre par ailleurs !

Thomas Cartwright – Et comment donc ?

Richard Hooker – Si, comme vous le dites, tout dans la vie du croyant comme des institutions doit être réglé par l’Écriture, alors il y a deux conséquences : vous retirez tout pouvoir au magistrat, et vous abandonnez le croyant dans un océan d’inquiétudes et de perplexités.

Cartwright – Je ne fais aucune de ces deux choses ! Au contraire, je ne nie pas au magistrat le pouvoir civil, je ne fais que préciser que les affaires spirituelles lui échappent complètement. En définissant ainsi un domaine où le magistrat n’a pas de pouvoir, je libère le croyant d’une tyrannie indue !

Richard Hooker – Toutes mes excuses, mais avec cette logique du « Tout doit être soumis à l’Écriture », cette distinction entre affaires spirituelles et affaires civiles est complètement artificielle : vous-même êtes d’ailleurs le premier à dire qu’ils ne devraient pas faire autre chose que d’adapter la loi de Moïse à l’Angleterre de notre temps. Quant à l’insécurité dans laquelle est plongée le croyant, c’est parce que si réellement tout est soumis à l’Écriture, alors même ses silences deviennent menaçants, et votre sécurité est mise en danger à chaque instant. Ne vous êtes-vous pas levé trop tard ce dimanche ? Avez-vous bien respecté le sabbat ? N’auriez-vous pas dû faire ceci et cela en plus, et ceci et cela en moins ? Quelle garantie avez-vous que votre sainteté progresse ? Vous créez chez vos disciples des sentiments d’angoisse malsains, qui viennent du légalisme inévitable de votre doctrine1.

Cartwright – Vous exagérez : Je dis simplement que si Dieu aime l’Église, alors il lui a donné toutes les règles détaillées qui sont nécessaires à notre vie chrétienne, afin de lui plaire en tous domaines. Tous !

Hooker – Ce n’est pas le cas, et ce n’est pas la peine de parler de ce que Dieu aurait dû faire quand concrètement il ne l’a pas fait2. Cela veut dire qu’au lieu de scruter l’Écriture et ses silences comme une méchante maîtresse dont il faut percer les non-dits, nous devons considérer que si l’Écriture est silencieuse sur un sujet, alors c’est que ce sujet est vraiment libre.

Cartwright – Comment ?! Alors pour vous des sujets comme le culte de Dieu, ou le gouvernement de l’Église sont moralement indifférents ? Aucune loi pour les encadrer ? Vous êtes un monstre, monsieur Hooker !

Hooker – Oui, ils sont indifférents [adiaphora], mais pas au sens où vous l’entendez : par ce seul mot « indifférent » vous mélangez plusieurs choses et rendez le problème insoluble. De même, j’affirme qu’il n’y a pas de loi scripturaire pour l’encadrer mais pas qu’il n’y a aucune loi tout court. Écoutez-moi et vous allez comprendre.

Cartwright – Et quelle loi donc viendrait encadrer nos comportements sur ces choses indifférentes ?

Hooker – Tout d’abord, il n’y a pas lieu que des actions moralement insignifiantes soient réglées par l’Écriture. Laissez vos chaussettes en dehors du culte rendu à Dieu. Ensuite, il suffit que les actions moralement signifiantes soient réglées par la loi de la raison. Cette loi est si souvent répétée et ses principes si bien assumés par l’Écriture qu’elle suffit à en tirer toutes les conclusions nécessaires. Aucun homme n’a besoin de déduire toute sa conduite à partir de l’Écriture3.

Cartwright – Mais c’est une attaque contre la suffisance de l’Écriture ! Quel genre d’hérétique êtes-vous ?

Hooker – Calmez-vous, zélote. Quand nous disons que l’Écriture est suffisante, nous disons qu’elle est suffisante pour le but qu’elle a. Or la principale intention des Écritures est de nous enseigner nos devoirs surnaturels, celles qui sont nécessaires au salut de notre âme. Je maintiens donc : la couleur de vos chaussettes n’est pas un motif d’hérésie4

Cartwright – Donc vous dites qu’il y a le bien à faire pour sauver notre âme, et des biens moins bons, mais qu’il faut quand même faire bien ? La belle affaire !

Hooker – Oui ! Je dis qu’il y a trois sortes d’actes bons, dont la conduite doit être déterminée de façon différente à chaque fois : 1° les choses qui sont absolument indifférentes moralement comme le choix de vos…

Cartwright – Foutez moi la paix avec mes chaussettes.

Hooker – Pour le choix de votre caleçon, consulter votre raison suffit. Du moins si vous en avez une… Ensuite, 2° les choses qui sont absolument nécessaires au salut, pour lesquelles seule l’Écriture doit être consultée car notre raison est tellement en dehors de son élément que la lumière seule de l’Écriture doit être consultée5. Alors, vous êtes rassurés ?

Cartwright – Grrrr…

Hooker – Et il y a une troisième sorte d’actes bons : ceux qui ne mettent pas en danger notre salut, mais qui ont quand même un enjeu éthique : par exemple la pratique de l’hospitalité. Pour ceux-ci nous écoutons l’Écriture et la raison6 Je vais même préciser dans quel ordre : nous écoutons les consignes générales de l’Écriture, et laissons notre prudence compléter les détails spécifiques7. Voilà pourquoi je disais qu’un homme n’a pas besoin de tout déduire des Écritures.

Liberté de l’Église

Cartwright – Oui bon, ça va ça va… Nous nous éloignons du sujet qui nous préoccupe premièrement : cette obligation faite par cette femelle de reine qui nous oblige à porter d’humiliants tutus blancs pour rendre un culte à Dieu. Le gouvernement de l’Église n’appartient ni aux femmes ni aux magistrats !

Hooker – Pour les femmes je suis d’accord, mais pour le magistrat non.

Cartwright – Pardon ? C’est pourtant un sujet traité dans les Écritures ! Allez-vous maintenant aussi dire que ce que dit l’Écriture est indifférent ?

Hooker – Ce que je cherche à éviter, ce sont ces débats exégétiques stériles qui durent une génération entière, comme ceux sur le gouvernement des femmes, si jamais cette question était traitée par l’exégèse seule.

Cartwright – Ah ah ah ! Cela n’arrivera jamais ! Mais concernant les sujets traités par l’Écriture, comment les traitez-vous ?

Hooker – Je vous rappelerai simplement cette distinction fondamentale dans la doctrine protestante de l’Église, qui remonte à notre père Luther. Nous distinguons entre :

  • l’Église invisible, telle qu’elle est connue par Dieu, totalement surnaturelle et dirigée uniquement par Christ, de façon immédiate ;
  • et l’Église visible, telle que nous la connaissons, et qui est une communauté politique naturelle, régie donc par des lois humaines.

Cartwright – Et alors, quand on en vient au gouvernement de l’Église, c’est la même chose non ?

Hooker – Justement non, et c’est une erreur que vous faites de les confondre. L’administration de Dieu n’est la même que celle du clergé ! Nous ne gérons que l’extérieur des choses, mais le salut et les affaires spirituelles et intérieures de l’Église sont administrées directement par Dieu8.

Cartwright – C’est une distinction bien légère, puisque dès qu’il existe une loi de l’Écriture sur l’administration extérieure de l’Église, la chose est réglée, pesée, emballée ! Il n’y a plus à discuter.

Hooker – Ça dépend. Les lois qui règlent les relations directes entre l’homme et Dieu sont immuables, mais celles qui traitent de la surface de l’Église sont partiellement muables, selon leur but. On les distingue d’après leur fin :

  1. Les lois immuables, auxquelles il faut obéir en permanence car elles concernent notre salut : par exemple, ne pas renier le Christ.
  2. Les lois muables qui se distinguent entre :
    1. celles dont la fin est inconnue: tant qu’on ne sait pas, on ne touche pas à ces lois. (par exemple: l’interdiction de manger l’arbre de la connaissance du bien et du mal) ;
    2. celles dont la fin est connue, et permanente : elle nous lient aussi longtemps qu’elles atteignent leur but. Par exemple, l’interdiction de manger du sang pour ne pas choquer des non-juifs dans Actes 15 n’a plus de raison d’être maintenant qu’il n’y a plus de juifs chrétiens à offenser ;
    3. celles dont la fin est connue et temporaire : elles sont abrogées une fois leur but atteint. Telles sont les lois cérémonielles de l’Ancien Testament ;
    4. celles dont les fins sont permanentes, mais la matière impermanente : celles-ci sont à adapter en fonction des circonstances, pour toujours mieux atteindre la fin voulue par les lois. Le mode de gouvernement de l’Église est de ce type.

Cartwright – Attendez je ne comprends pas : à partir du moment où c’est écrit, c’est écrit. C’est la loi ! Mektoub9.

Hooker – Certainement pas : les lois ne sont pas des fins, mais des moyens. Je vais même plus loin : ce ne sont que des instruments dans les mains du juge pour déterminer ce qui est droit et ce qu’il faut faire. C’est leur but qu’il faut regarder et non leurs détails10.

Cartwright – Et en quoi cela s’applique-t-il à ses reliques des Amorites que l’on nous force à porter ?

Hooker – Le port des vêtements liturgiques est indifférent à notre salut et n’est donc pas réglé exclusivement par l’Écriture. Il pourrait toujours être un devoir perpétuel, auquel cas il serait régulé par la raison corrigée par l’Écriture. Mais ce n’est pas le cas, le port de ces vêtements est moralement indifférent, et il appartient complètement à notre jugement de déterminer si nous devons les revêtir, et si oui, quand et quoi mettre pendant le culte. Or Sa Majesté la Reine Élizabeth a jugé bon que nous le fassions, et j’obéis à Sa Majesté.

Cartwright – Aha ! Romains 13 et puis c’est tout ?

Hooker – Non point ! Parce que c’est rationnel : en effet ces vêtements contribuent à l’édification de l’Église. Mais j’aborderai ce point une autre fois, si vous le voulez bien.


Illustration de couverture : Francesco Guardi (École de Venise) L’Église San Giorgio Maggiore vue de la Giudecca, 1775-1780 (Paris, fondation Custodia).

  1. Le témoignage de John Bunyan est un témoignage puissant de la justesse de cette remarque de Hooker.[]
  2. Cet argument se trouve dans Laws of Ecclesiastical Polity, III.11.10.[]
  3. Op. cit., II.1.2.[]
  4. Op. cit., I.14.1.[]
  5. Op. cit., II.8.3.[]
  6. Op. cit., III.8.4.[]
  7. Op. cit., III.3.3.[]
  8. Op. cit., VIII.4.9.[]
  9. Arabe « [c’est] écrit ; destin ».[]
  10. Op. cit., III.10.3[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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