Hooker et les puritains : la liturgie et l’État
8 mars 2021

Dans deux précédents articles, nous avons introduit la querelle vestimentaire entre puritains et conformistes, puis exposé la réponse de Hooker à la première génération de puritains. Mais cette querelle fort intéressante touchait plus large que la seule question de la liberté individuelle : le magistrat avait-il le droit de dire à l’Église comment et quand se rassembler ? N’était-ce pas faire un pas en dehors de sa sphère ? Alors que cette question se pose intensément à l’occasion des restrictions diverses de notre culte, imposées par les gouvernements, il me parait intéressant d’exposer la réponse que Hooker a donnée aux puritains de notre époque, et ainsi rappeler à l’Église de notre temps comment d’autres avant nous ont répondu aux questions qui nous taraudent.

La substance de cet article est basée sur le chapitres 5 du livre de Bradford Littlejohn « Peril and Promise of Christian Liberty ». Cet article n’est bien sûr qu’une évocation, et non une vraie exposition : seuls les écrits originaux des protagonistes de ce dialogue font autorité. J’espère ainsi piquer votre curiosité.

Thomas Cartwright – Monsieur Hooker, le problème principal demeure : j’ai de bonnes raisons de penser que les vêtements liturgiques et la liturgie que nous impose la Reine sont mauvais en eux-mêmes et qu’en plus ces ordres royaux sont tout simplement illégitimes.

Richard Hooker – Si je me souviens bien de votre échange avec Docteur Whitgift, vous admettiez pourtant que l’on pouvait considérer comme indifférentes, et donc libres, des choses qui édifiaient l’Église.

Cartwright – Justement, ces singeries liturgiques et ces reliques d’amorites n’ont rien d’édifiant, et la seule défense du Docteur Whitgift a été de sortir la carte de la soumission au magistrat et Romains 13. Vous comprendrez pourquoi je ne suis pas convaincu.

Hooker – Et vous avez raison de ne pas vous en contenter. Certains discours des conformistes comme Bancroft remettent au goût du jour la doctrine papiste de la foi implicite1.

Cartwright – Alors comment défendez-vous ces fumeuses papisteries ?

Hooker – Avant de répondre directement à votre question, je vais exposer ma définition de l’édification : l’édification est le but que nous visons à travers les aspects extérieurs du culte rendu à Dieu. Nous l’atteignons en présentant aux sens des fidèles des objets qui élèvent leur cœur vers Dieu. Celui que vous privilégiez est la prédication de la Parole de Dieu où, par les oreilles, vous proposez aux auditeurs de s’élever vers Jésus Christ notre Seigneur. Or, nous avons besoin de mobiliser davantage nos sens pour disposer le cœur des fidèles vers Dieu, et notamment d’utiliser davantage les yeux, à travers la beauté et l’ordre de nos cérémonies. D’où le recours à ces vêtements liturgiques et ces cérémonies plus élaborées2.

Cartwright – Je comprends vos intentions, mais vos inventions humaines n’ont rien à faire dans l’Église pure et parfaite de Jésus-Christ ! Nos cultes sont le véhicule de la grâce de Jésus Christ : si nous les faisons de travers, nous finirons comme les fils d’Aaron, foudroyés pour avoir apporté un feu étranger dans le tabernacle. La liturgie n’est pas une affaire humaine, mais divine.

Hooker – C’est pour cela que j’ai commencé par distinguer entre l’Église invisible, communauté spirituelle administrée par Jésus Christ seulement et l’Église visible, qui n’est qu’une communauté naturelle et politique. Ce que vous dites est vrai de l’Église invisible, mais le culte que nous pratiquons dans nos bâtiments relève de l’Église visible, et sa liturgie devrait être réglée par notre raison modérée par l’Écriture.

Cartwright- Clairement, nous n’avons pas la même conception du culte.

Hooker – Certes non. Le culte extérieur sert à notre sanctification en matérialisant notre spiritualité. La cérémonie est le témoignage de la grâce et non le moyen. Le culte est établi pour nous et non pour Dieu. Il est une réponse naturelle et humaine à la grâce surnaturelle. Le culte est une affaire civile, et donc régie par le magistrat, naturelle, et donc déterminée par la saine raison, et spirituelle, puisqu’il débouche sur l’édification de l’Église. 

La souveraineté politique

Cartwright – Je sens que nous sommes partis pour quatre cent ans de débats. Mais, il y a une autre chose qui ne me semble pas juste pourtant : c’est que le magistrat, l’homme politique vient nous priver de notre liberté chrétienne lorsqu’il édicte ses restrictions pour le culte.

Hooker – Non point. L’obéissance que nous rendons au magistrat n’est pas incompatible avec la liberté, parce que c’est une obéissance libre et rationnelle : nous obéissons au magistrat non pas parce que Romains 13 épicétou, mais parce que la décision de Sa Majesté est la plus rationnelle.

Cartwright – N’est-ce pas à moi de juger cela ?

Hooker – Je crois plutôt que pour déterminer ce qui est rationnel, c’est au jugement collectif et non individuel qu’il faut faire appel : en effet, est rationnel ce que tous les humains peuvent percevoir. Il nous faut donc consulter largement et émettre un jugement collectif3.

Cartwright – Ah ça ! Seriez-vous démocrate ?

Hooker – Et pourquoi pas français tant que vous y êtes ?

Cartwright – Non, ce n’était pas une insulte, c’était une vraie question : pensez vous qu’il faille consulter l’intégralité du peuple d’Angleterre ?

Hooker  – Oh Seigneur non ! Il ne s’agit pas de consulter toutes les opinions, mais toutes les meilleures opinions. La complexité des affaires humaines est telle que des hommes aux capacités communes et au jugement ordinaire seraient incapables (comment le seraient-ils d’ailleurs ?) de discerner quelle est la meilleure conduite pour chaque question4. Concrètement, je pense que sa Majesté devrait s’appuyer sur le Parlement de notre nation.

Cartwright – Cela ne fait que déplacer le débat. Il y a des parlementaires qui défendent notre cause et font avancer les idées puritaines, et qui veulent remettre en cause l’arrangement religieux actuel.

Hooker – Sauf qu’une fois la loi votée, c’est leur jugement individuel contre le jugement collectif de toute l’Angleterre auquel ils s’opposent. Autrement dit : leur avis ne fait pas le poids.

Cartwright – Comment ça, le jugement collectif de toute l’Angleterre ?

Hooker – Tout comme l’homme est représentant de toute la création devant Dieu, parce que l’humanité participe à la création et à Dieu en même temps, le Parlement est la voix de l’Angleterre dans son ensemble, parce que toute la nation participe en lui, et s’y retrouve en tant que représentants. À ce titre, cet organe seul est investi de la souveraineté qui lui permet de faire passer des lois contraignantes5. Ensuite, nous obéissons librement à ces lois parce qu’elles sont décidées avec rationalité en vue du bien commun.  Car voyez-vous Mr Cartwright : vous n’exprimez pas simplement un avis minoritaire contre un avis majoritaire, avec une raison « neutre » comme arbitre. Vous êtes littéralement seuls –singulis– contre l’ensemble –universi. C’est votre jugement individuel contre le jugement collectif de l’Angleterre. En conséquence, votre conscience n’est pas engagée par ces « reliques d’amorites », et vos objections sont sans objet.

Objection française

Il se lève alors un homme habillé de façon contemporaine, et qui demande dans une langue si barbare qu’on dirait presque un français, voire pire : un dauphinois. Appelons-le Stéphane François.

Stéphane François – Monsieur Hooker, je suis avec beaucoup d’intérêt ce que vous dites, mais je suis perplexe sur un point : je viens du futur où suite à un épisode de pestilence des contraintes énormes ont été mises en place sur les cultes par mon gouvernement.

Hooker – Sont-elles mises en place par un parlement représentant la nation ?

François – Oui, elles ont été implicitement acceptées par le vote de pleins pouvoirs renouvelé à de nombreuses reprises par les représentants de notre nation. Si je suis bien, les décisions de notre gouvernement sont à obéir, sans nuances particulières.

Hooker – Non, il y a cette nuance importante : le roi est major singulis, universis minor. Il est plus grand que chacun, mais plus petit que tous.

François – Althusius dit qu’il a autorité sur chaque membre de l’association, mais pas sur la communauté entière. Mais nous traversons justement une crise de la représentation très grave, qui nous amène à ne pas pouvoir dire en toute sincérité que ces députés nous « représentent ».

Hooker – Il n’empêche que ce sont eux qui fixent ce qui est rationnel.

François – J’ai vraiment envie de vous croire monsieur Hooker, mais même eux ne comprennent pas leurs propres décisions, et ils sont incapable de fournir des arguments, ne serait-ce que pour expliquer la logique et la cohérence de leurs décisions. Leurs explications sont désormais des hashtags et des posts instagram.

Hooker – Et vous habitez où, à Müntzer ?

François  – Non, les anabaptistes étaient rationnels au moins… Bref, monsieur Hooker, à partir du moment où la rationalité déserte un gouvernement national, que doit-on faire ? Quelle résistance ?

Hooker – Je n’ai pas traité de théorie de la désobéissance civile. Je vous dis simplement : faites attention, car ces réflexions politiques sont assez traîtresses, et il est difficile de savoir si réellement vous agissez pour la justice.

François – Je ne peux pas garantir que toutes mes idées politiques sont justes, mais je suis sûr que les leurs sont non naturelles et tyranniques.

Hooker – Mon garçon, ultimement, je ne suis dans ce dialogue qu’un fruit de ton imagination. J’ai parlé, à toi de prendre tes responsabilités.

  1. L’Église Romaine de cette époque enseignait que les fidèles « de base » n’avaient pas besoin de connaître de théologie (doctrine et argumentation), mais seulement de faire confiance à l’Église. En faisant confiance à l’Église en général, ils avaient implicitement foi dans la bonne et droite doctrine. Les réformés rejetaient en bloc cette horreur.[]
  2. Laws of Ecclesiastical Polity (LEP), IV.1.3[]
  3. LEP I.8.3[]
  4. LEP I.10.7[]
  5. LEP Préface 5.2[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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