Y-a-t-il un quelconque usage du témoignage des sens dans les mystères de la foi, ou doivent-ils être rejetés ? – Nous affirmons la première proposition, rejetons la deuxième.
Parmi les débats entre réformés et catholiques au XVIIIe siècle, il y avait le débat sur la transsubstantiation. Les réformés objectaient qu’il était répugnant à la raison qu’une hostie ayant le goût du pain, l’apparence du pain et l’odeur du pain fût en réalité la chair de Jésus. Ils affirmaient la fiabilité de nos sens pour déterminer ce qui était vrai, à savoir : si nos sens disent que c’est du pain…. eh bien c’est du pain. Contre ceci, les catholiques affirmaient frontalement qu’il ne fallait pas faire confiance à nos sens pour les affaires de foi, puisque la foi considère les choses qu’on ne voit pas.
Bien que les orthodoxes ne souhaitent pas dire que le témoignage des sens doivent être écoutés en tous mystères, ils maintiennent néanmoins qu’une attention particulière doit être accordée à leur témoignage quand la discussion concerne les choses sensibles [qui concerne les sens] et corporelles qui tombent dans leur sphère d’activité.
ITE, 1.11.2
Formulation de la question (§§ 3-5)
Faisons un petit point sur l’épistémologie de cette époque ; à chaque type de connaissance correspond un organe de notre âme :
- La foi sert à percevoir les choses spirituelles et surnaturelles.
- La raison sert à percevoir les choses naturelles et intelligibles.
- Les sens servent à percevoir les choses sensibles.
Chacun de ces trois organes a son objet propre, qui n’empiète pas sur l’autre. On ne doit ni les confondre, ni les opposer.
Partant de là, nous pouvons affiner la question :
- Il ne s’agit pas de savoir si nous devons prêter attention au témoignage de nos sens sur toutes les questions, comme si nous ne devions croire que ce que nous voyons avec nos yeux physiques. Des mystères comme la Trinité et l’Incarnation échappent à nos sens, mais sont tout de même vrais.
- La question est plutôt : doit-on écouter le témoignage de nos sens lorsque l’on juge un objet qui est dans leur domaine, ou doit-on le rejeter si jamais la foi sort de son domaine pour imposer un autre témoignage ? Les réformés affirment que les sens sont toujours fiables sur les choses sensibles.
En un mot : ai-je le droit de dire que l’Eucharistie est du pain parce que je goûte du pain ?
Argumentation (§ 6)
- L’exemple du Christ, qui pour montrer la réalité de son corps après la Résurrection a fait appel aux sens des disciples : « Touchez-moi et voyez» (Luc 24,39). Les apôtres font eux aussi appel au témoignage des sens pour prouver la vérité de leurs doctrines : «Il n’est point ici ; il est ressuscité, comme il l’avait dit. Venez, voyez le lieu où il était couché. » (Matthieu 28,6) On retrouve des exemples semblables en Actes 1,11, 1 Jean 1,1-2, 2 Pierre 1,17 : à chaque fois une doctrine de foi est fondée sur le témoignage des sens.
- Dieu utilise la prédication et la contemplation de ses œuvres pour nous mener à la fois. Mais cela ne pourrait être fait si nos oreilles et nos yeux étaient incapables de nous confirmer les vérités spirituelles contenues dans les choses matérielles.
- Le Saint-Esprit utilise du vocabulaire appartenant au champ lexical des sens pour désigner des actions intellectuelles. « Goûtez et voyez combien Dieu est bon. » (Psaume 34,9) Cela ne serait pas convenable si le témoignage des sens n’était pas fiable.
- La fidélité de Dieu ne pourrait pas supporter de tromper les hommes en les renvoyant au témoignage de leurs sens s’ils étaient faillibles.
Objections (§§ 7-10)
§ 7
Objection : Les sens ne sont pas totalement infaillibles, ils peuvent se tromper.
Réponse : Ce n’est pas parce qu’ils sont relativement faillibles que les sens ne valent rien. À partir du moment où l’objet sensible est à la bonne distance, que le medium ne déforme pas l’image, que l’organe sensoriel n’est pas altéré, que plusieurs sens concordent vers le même jugement (oui, c’est du pain !), que ce jugement est fait avec attention et non à la va-vite, et en l’absence d’hallucinations… il n’y a aucune raison de nous faire passer du pain pour de la viande.
§8
Objection : Voyez pourtant, les sens de Marie-Madeleine se sont trompés dans le jardin, lorsqu’elle n’a pas reconnu Christ (Jean 20,15). De même pour les disciples sur la route d’Emmaüs (Luc 24,31).
Réponse : Dans le cas de Marie, c’est une précipitation dans le jugement qui l’empêche de reconnaître Christ. Dès qu’elle a entendu la voix de Christ, elle s’est corrigée. Pour les disciples d’Emmaüs, certes ils n’ont pas reconnu le Christ tout de suite, mais ils ne se sont pas trompés en voyant que c’était un vrai homme. Ils n’ont pas tout vu, mais ils ne se sont pas trompés dans ce qu’ils ont vu.
§10
Objection : Mais lorsque Jésus est passé au milieu de la foule sans qu’ils ne le voient, c’est bien que leurs sens les ont trompés. (Luc 4,30)
Réponse: C’est bien plutôt qu’il s’est caché dans la confusion de la foule, ou qu’ils ont été frappés d’aveuglement, ou apaisés soudainement de façon surnaturelle, comme le défendent Ambroise de Milan ou Bède le vénérable.
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