Comment est-ce que le Fils de Dieu s’est incarné ? – Thomas d’Aquin
20 août 2021

Voici un extrait d’un court livre d’apologétique de Thomas d’Aquin intitulé Les raisons de la foi. Il l’a écrit pour répondre aux objections des musulmans (qu’il désigne par « Sarrasins ») contre des doctrines chrétiennes1 comme la Trinité, l’incarnation. Ce qui en fait une ressource très utile et très actuelle pour dialoguer avec nos amis musulmans. D’autant plus qu’elle nous vient du ou d’un des meilleurs philosophes chrétiens. Voici le sixième chapitre où Thomas explique de quelle manière le Fils s’est incarné, c’est-à-dire devenu homme sans arrêter d’être Dieu 2 (source : le site de l’Institut docteur angélique3).


Lorsque nous disons que Dieu est devenu homme, personne ne songe qu’il faille entendre par là que Dieu se soit changé en homme, comme on dit que l’air est devenu du feu lorsqu’il se change en feu. La nature divine n’est pas susceptible de se transformer, alors qu’il appartient aux corps de se changer l’un en l’autre. Une nature spirituelle ne se transforme pas en nature corporelle, mais elle peut lui être unie d’une certaine manière par l’action efficace de sa puissance, c’est de cette façon que l’âme est unie au corps. Et, bien que la nature humaine soit composée d’âme et de corps et que l’âme ne soit pas corporelle mais spirituelle, toute créature spirituelle est néanmoins très éloignée de la simplicité divine, bien plus que la nature corporelle ne l’est de la simplicité qui caractérise une créature spirituelle. De même donc qu’une nature spirituelle est unie à un corps par l’action efficace de sa puissance, de la même manière, Dieu peut être uni à une nature spirituelle ou corporelle ; et c’est de cette façon que nous disons que Dieu a été uni à la nature humaine.

Il faut en outre remarquer que c’est surtout l’élément principal d’une chose qui détermine ce qu’elle paraît être. Tous les autres composants semblent être rattachés à cet élément principal et comme assumés par lui, en tant qu’ils sont à sa disposition. Et cela est manifeste dans une assemblée civile, dans laquelle les principaux notables paraissent constituer la cité tout entière4 et disposer des autres comme autant de membres qui leur seraient rattachés. De même dans un assemblage naturel : bien que l’homme en effet soit composé d’âme et de corps, il paraît cependant être principalement une âme à laquelle est rattaché un corps dont elle se sert pour accomplir les opérations adéquates. Il en va donc de même pour ce qui est de l’union de Dieu à la créature, où ce n’est pas la Divinité qui est ramenée à la nature humaine, mais bien plutôt la nature humaine qui est assumée par Dieu, non pas de telle sorte qu’elle se change en Dieu, mais qu’elle adhère à Lui et que l’âme et le corps ainsi assumés constituent en quelque sorte l’âme et le corps de Dieu lui-même, comme les parties d’un corps assumées par l’âme sont d’une certaine manière les membres de l’âme elle-même.

En cela il faut cependant remarquer une différence. L’âme en effet, bien que sa perfection soit plus grande que celle du corps, ne possède toutefois pas en elle-même toute la perfection de la nature humaine ; voilà pourquoi le corps se trouve uni à l’âme de façon qu’avec elle il réalise l’accomplissement total de la nature humaine, dont corps et âme  sont les parties constitutives. Mais Dieu est tellement parfait dans sa nature que rien ne peut être ajouté à la plénitude de celle-ci. La nature divine ne peut donc être unie à une autre de manière à ce qu’une nature commune soit issue de cette union, car sinon la nature divine ne serait qu’une partie de la nature commune ; or cela déroge à la perfection de la nature divine, puisque toute partie est imparfaite. Dieu donc, le Verbe de Dieu, a assumé la nature humaine composée d’âme et de corps de sorte qu’il n’y ait ni une nature qui soit changée en l’autre, ni une fusion des deux natures en une, mais de sorte que deux natures distinctes quant à leurs propriétés subsistent après l’union.

Il faut de plus considérer que, puisque l’union entre les deux natures spirituelle et corporelle s’accomplit par la force de la puissance spirituelle, plus celle-ci sera grande, plus la nature spirituelle assumera parfaitement et fortement la nature qui lui est inférieure. Or la puissance de Dieu est infinie : toute créature lui est soumise et Il se sert de chacune à sa guise, ce qui n’est possible que parce qu’Il est uni d’une certaine manière aux créatures par l’action efficace de sa puissance. Or son union à une nature créée est d’autant plus parfaite que sa puissance s’exerce davantage sur elle. Puisqu’Il exerce sa puissance sur toutes les créatures en leur communiquant l’être et le mouvement pour accomplir leurs opérations propres, nous disons par là qu’Il est d’une certaine façon dans toutes choses. Mais Il exerce sa puissance d’une façon plus particulière sur les âmes saintes, non seulement en les conservant dans l’être et en leur donnant l’impulsion pour agir, comme Il le fait avec les autres créatures, mais Il les dispose à le connaître et à l’aimer. C’est pourquoi nous disons que Dieu habite d’une manière spéciale dans les âmes saintes et que celles-ci sont remplies de Dieu.

Donc, puisque l’on dit que Dieu est plus ou moins uni aux créatures en proportion de la quantité de puissance qu’Il exerce sur elles, il est manifeste que, puisque l’action efficace de la puissance divine ne peut être totalement saisie par l’esprit humain, Dieu peut s’unir à une créature d’une façon plus sublime que ne peut le comprendre un esprit humain. C’est donc selon une modalité incompréhensible et ineffable que nous disons que Dieu s’est uni à la nature humaine dans le Christ, non seulement à la manière d’une inhabitation comme dans les autres âmes saintes, mais d’une façon unique, telle que cette nature humaine soit la nature du Fils de Dieu, de sorte que le Fils de Dieu, ayant de toute éternité la nature divine qui lui vient du Père, possède dans le temps la nature qui lui vient du genre humain par cette assomption admirable. Ainsi peut-on dire que le Fils de Dieu possède n’importe quelle partie de la nature humaine, et que tout ce que fait ou subit n’importe quelle partie de la nature humaine peut être attribué au Fils unique de Dieu, au Verbe de Dieu. C’est pourquoi il n’est pas inconvenant de dire que le Fils de Dieu a une âme et un corps, des yeux et des mains, qu’Il a vu physiquement de ses yeux et entendu de ses oreilles, et ainsi de suite pour tout ce qui peut convenir aux parties de l’âme ou du corps.

On ne peut trouver d’exemple plus convenable de cette admirable union que celui qui est tiré de l’union d’un corps et d’une âme rationnelle. Le fait que le verbe qui demeure caché dans le cœur devienne sensible en revêtant la forme de la parole ou de l’écriture constitue également un exemple approprié. Mais ces exemples, choisis pour illustrer le mode d’union dont il a été question, sont déficients en bien des points ; il en va de même pour tous les autres exemples pris de notre contexte humain pour évoquer les réalités divines. La Divinité en effet n’est pas unie à la nature humaine de manière à constituer une partie de quelque nature composée, comme l’âme qui est une partie de la nature humaine. Elle n’est pas non plus unie à la nature humaine de façon à n’être signifiée que par son intermédiaire, comme c’est le cas du verbe du cœur, qui est signifié par sa forme vocale ou écrite. Mais le mode d’union est tel que le Fils de Dieu a vraiment la nature humaine et est appelé ‘homme’. Il est clair donc que nous ne disons pas que Dieu s’est uni à une nature corporelle de telle sorte qu’Il y soit présent comme le sont les puissances, vertus, matérielles et physiques, parce que pas même l’intellect, appartenant à l’âme unie à un corps, n’est une puissance de ce genre5, qui se trouverait dans ce corps. Bien moins encore donc le Verbe de Dieu, qui a assumé la nature humaine selon un mode ineffable et sublime.

Il apparaît, selon ce qui vient d’être dit, que le Fils de Dieu possède les deux natures : divine et humaine, l’une de toute éternité et l’autre dans le temps par assomption.

Il arrive en outre que plusieurs choses appartiennent à un même être selon des modalités diverses : on dit que c’est l’élément principal qui possède et que ce qui est moins essentiel est possédé. En effet, on dit que c’est le tout qui a des parties, comme c’est l’homme qui a des pieds et des mains. À l’inverse, nous ne disons pas : « les mains ou les pieds ont l’homme. » De nouveau, c’est le sujet qui possède des accidents, comme le fruit a une couleur et une odeur, et non le contraire ; c’est encore l’homme qui possède des choses extérieures comme des biens ou des vêtements et non le contraire.

De plus, c’est seulement dans les choses qui sont les parties essentielles d’une seule et même réalité que l’une est dite posséder et l’autre possédée : comme l’âme possède un corps et le corps une âme. De même, en tant que le mari et son épouse sont unis dans un seul mariage, on dit que le mari a une épouse et l’épouse un mari. Il en va encore de même dans les autres choses qui sont unies par une relation, comme nous disons que le père a un fils et le fils un père. Si donc Dieu était uni à une nature humaine, comme l’âme à un corps, de telle sorte qu’il en résulte une nature commune, on pourrait dire que Dieu a la nature humaine et que la nature humaine possède Dieu, comme l’âme possède un corps et inversement. Mais, puisque à partir des natures divine et humaine ne peut être constituée une seule nature, à cause de la perfection de la nature divine, comme cela a déjà été dit, et que cependant ce qui est principal, dans l’union susdite, est à considérer du côté de Dieu, la conséquence manifeste est qu’il convient que ce soit du côté de Dieu que se prenne ce qui possède la nature humaine.

De plus, ce qui possède une certaine nature est appelé suppôt6 ou hypostase de cette nature, comme ce qui possède la nature du cheval est dit être une hypostase ou un suppôt. Et si c’est une nature intellectuelle qui est possédée, une telle hypostase reçoit alors le nom de ‘personne’ comme nous disons que Pierre est une personne parce qu’il a la nature humaine, qui est intellectuelle. Puisque donc le Fils de Dieu, l’unique Verbe de Dieu, possède la nature humaine par assomption, comme déjà cela a été dit, il s’ensuit qu’Il est un Suppôt, une Hypostase ou une Personne de nature humaine. Et puisqu’Il a la nature divine de toute éternité, non selon un mode de composition mais bien de simple identité, Il est aussi une Hypostase ou Personne de nature divine, pour autant que les mots humains peuvent exprimer les réalités divines. Le Verbe de Dieu lui-même est donc une Hypostase ou une Personne des deux natures, divine et humaine, subsistant dans les deux natures.

Si, d’autre part, quelqu’un objectait ceci : puisque la nature humaine dans le Christ n’est pas un accident, mais une certaine substance – non pas certes universelle mais une substance individuelle qui reçoit le nom d’‘hypostase’ –, il semble qu’il s’ensuit que la nature humaine elle-même dans le Christ soit une certaine hypostase à côté de l’Hypostase du Verbe de Dieu ; et il y a donc deux hypostases dans le Christ. Celui qui fait cette objection doit considérer que toute substance individuelle ne reçoit pas le nom d’‘hypostase’, mais seulement ce qui n’est pas possédé par quelque chose de plus primordial. La main de l’homme constitue en effet une substance particulière, on ne l’appelle cependant pas ‘hypostase’ ou ‘personne’ parce qu’elle est possédée par quelque chose de principal, à savoir : l’homme. Il y aurait du reste dans n’importe quel homme autant d’hypostases ou de personnes qu’il y a de membres ou de parties. La nature humaine n’est donc pas dans le Christ un accident mais une substance – non pas universelle mais particulière – ; elle ne peut cependant pas être appelée ‘hypostase’, parce qu’elle est assumée par quelque chose de principal : le Verbe de Dieu.

Ainsi donc le Christ est un en raison de l’unité de Personne ou d’Hypostase, et si l’on ne peut pas dire proprement que le Christ soit deux, on peut toutefois dire proprement qu’Il a deux natures. Et quoique l’on puisse attribuer la nature divine à l’Hypostase du Christ, qui est celle du Verbe de Dieu, qui est lui-même sa propre essence, on ne peut cependant pas lui attribuer la nature humaine de façon abstraite, comme on ne peut le faire pour personne [c’est-à-dire : pour aucune hypostase] qui possède la nature humaine. De même, en effet, que nous ne pouvons pas dire que Pierre est la nature humaine alors que nous pouvons dire qu’il est un homme en tant qu’il possède la nature humaine, de même ne pouvons-nous pas dire que le Verbe de Dieu est la nature humaine mais bien qu’Il la possède en tant qu’assumée, et donc qu’Il est homme.

L’une et l’autre nature sont donc attribuées au Verbe de Dieu, mais une seulement selon un mode concret : la nature humaine, comme lorsque nous disons « Le Fils de Dieu est homme », et selon un mode concret et abstrait pour ce qui est de la nature divine. On peut en effet dire que le Verbe de Dieu est l’essence ou la nature divine, et qu’il est Dieu. Or, puisque, en tant que Dieu, Il possède la nature divine, et, en tant qu’homme, il possède la nature humaine, par ces deux noms [‘Dieu’ et ‘homme’] on signifie les deux natures possédées, tout en disant qu’un seul [le Verbe de Dieu] les possède l’une et l’autre. Et, puisque posséder une nature, c’est être une hypostase, de même que le nom ‘Dieu’ est entendu comme l’Hypostase du Verbe de Dieu, de même dans le nom ‘homme’, on entend l’Hypostase du Verbe de Dieu selon qu’Elle est attribuée au Christ. Il apparaît ainsi que, par le fait de dire que le Christ est Dieu et homme, nous ne disons pas qu’il soit deux [Personnes ou Hypostases] mais une seule [Personne ou Hypostase], en deux natures cependant.

Puisqu’en outre les choses qui conviennent à une nature peuvent être attribuées à l’hypostase de cette nature, l’Hypostase tant d’une nature humaine que divine est incluse aussi bien dans le nom signifiant la nature divine que dans celui qui signifie la nature humaine pour la raison que c’est la même Hypostase qui possède les deux natures. Par conséquent, les natures, tant divine qu’humaine, sont attribuées à cette Hypostase, selon qu’elle est incluse dans le nom signifiant la nature divine, ou bien selon qu’elle l’est dans le nom signifiant la nature humaine. Nous pouvons en effet dire que Dieu, le Verbe de Dieu, a été conçu, est né de la Vierge, a souffert, est mort et a été enseveli, attribuant ces choses humaines à l’Hypostase du Verbe de Dieu en raison de sa nature humaine ; et, à l’inverse, nous pouvons dire que cet Homme ne fait qu’un avec le Père, et qu’Il a existé de toute éternité et a créé le monde, en raison de sa nature divine.

Parmi toutes ces choses si diverses que nous devons attribuer au Christ, on trouve une distinction si l’on considère sous quel rapport on les dit de lui : certaines lui sont attribuées selon la nature humaine et certaines selon la nature divine. Si l’on considère maintenant de qui ces choses sont dites, cela se fait indifféremment, puisque c’est à la même Hypostase que sont attribuées les choses divines et humaines. C’est comme si je disais que c’est le même homme qui voit et entend, mais pas sous le même rapport : il voit en effet avec ses yeux et entend d’autre part avec ses oreilles ; il en va de même pour le fruit que l’on voit ou que l’on sent : on le voit en raison de sa couleur et on le sent en raison de son odeur. C’est pourquoi nous pouvons dire que celui qui voit entend, et que celui qui entend voit, que l’odeur de ce qui est vu est sentie, et que la couleur de ce qui est senti est vue. De la même manière nous pouvons dire que Dieu est né de la Vierge en raison de la nature humaine, et que cet Homme est éternel, en raison de la nature divine.

  1. Bien sûr, sur ce blog, en tant que Protestants réformés, nous rejetons les chapitres sur l’eucharistie et le Purgatoire. C’est pourquoi nous ne publierons pas les chapitres qui y sont consacrés.[]
  2. Cf. CG IV 39 et 41 ; CT I 211.[]
  3. Une institut d’étude catholique qui propose des formations en philosophiques et en théologie pour découvrir Thomas d’Aquin. On trouve toutes ou quasiment toutes les œuvres de Thomas gratuitement en ligne sur leur site.[]
  4. Cf. EN IX 9, 1168 b 31.[]
  5. Cf. DA III 7, 329 b 5 et De unitate intellectus 1.[]
  6. Cf. ST I, q. 29, a. 2.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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