Cet article est la synthèse de ma lecture des Origines intellectuelles de la Révolution Française de Daniel Mornet, écrit en 1933. Ce livre raconte la réception et l’influence réelle des idées des Lumières au cours du XVIIIe siècle, depuis la petite poignée d’épicuriens marginaux à l’immense mouvement culturel qui encore aujourd’hui est la structure de base de notre société. Je vous renvoie vers ma review pour plus de détails. Toutes les citations de l’article viennent de ce livre selon le format [partie].[chapitre].[section]. L’étude va de 1715 à 1788, à la veille de la Révolution Française. Nous allons voir ensemble comment le Christianisme fut confronté, vaincu et subverti par les Lumières en France, et tâcherons d’en tirer diverses conclusions pour nous chrétiens aujourd’hui.
Une note : il ne s’agit pas de l’histoire des idées telles qu’elles sont défendues, mais des idées telles qu’elles sont reçues. Cela veut dire concrètement que Mornet n’expose que ce qui est reçu et compris par les contemporains de ces philosophes et non l’ensemble de l’oeuvre des philosophes. Par exemple, les oeuvres les plus athées et les plus matérialistes de Diderot étaient inconnues du public, et Le Contrat Social de Rousseau est passé complètement inaperçu jusqu’à la Révolution de 1793. Nous n’allons donc pas tant faire une histoire de la philosophie, qu’une histoire des idées reçues au XVIIIe siècle.
Partie 1: Les premiers conflits (1715-1747)
Au début du XVIIIe siècle, les « irreligieux » (désignant les athées, les déistes croyant en « un » Dieu suprême tant qu’il n’est pas Jésus Christ, et des chrétiens libéraux qui rejettent la révélation) sont vraiment marginaux. Le philosophe protestant rationaliste Pierre Bayle est bien présent dans la moitié des bibliothèques de France, et propose à tous un christianisme rationnel et rationaliste. De même, les dissidents à l’église catholique, les épicuriens fatigués de la rigidité des moeurs lisent pas mal Saint Evremond, qui propose une morale basée sur un plaisir raisonnable, plutôt que les mortifications continuelles.
En matière de religion, la doctrine qui sort des sceptiques est la suivante: il existe une religion naturelle sans révélation, purement rationnelle. On promeut un déisme croyant (Locke, Bayle), ou athée chez d’autres. De même, il existe une morale naturelle, indépendante des religions, ce que j’appelle « morale laïque » par la suite. Par conséquence, ils défendent un rejet du fanatisme et de l’intolérance, rejet initié par les protestants.
Mais tout cela reste les idées d’une poignée de lettrés. Il existe des libertins, à cause du contrôle imparfait de l’Eglise sur les moeurs, mais ils sont franchement marginaux, et leur athéisme est très incomplet.
Vers 1715 il y en a certainement bien plus de 5 [athées], mais si l’on y joint les déistes, on ne dépasserait pas quelques centaines ou quelques milliers. Tous ces ferments sont là, si l’on veut, mais leur action est encore locale et superficielle. – Mornet Daniel, Origines intellectuelles de la révolution française, 1.1.4
Les maîtres de l’esprit des lumières
Trois figures commencent leur activité dès 1715, qui vont populariser le travail de ces « radicaux » de Bayle, Saint Evremond et autres. Ils font passer l’esprit des lumières de la marge à une position de petite minorité.
Voltaire
Le « patriarche » des Lumières a commencé très tôt sa carrière et il sera le vulgarisateur le plus efficace de tous. Si le plus fort de son action s’exercera à partir du milieu du XVIIIe siècle, il commence à vulgariser les penseurs radicaux dès cette époque. Nous reparlerons de lui plus tard.
Montesquieu
Avant 1748: on ne connaît de lui que les Lettres Persanes, un grand succès où la critique de la religion chrétienne orthodoxe se dissimule sous le fait que les personnages sont persans. Il introduit l’idée que la vérité n’est pas déterminée par le dogme, mais par la raison individuelle, et il propose au grand public l’idée d’une morale laïque.
Marquis d’Argens
Peu connu aujourd’hui, mais il est très lu à l’époque, et surtout il est très prolifique (30 volumes, environ 10 éditions). Son angle d’attaque est surtout l’anti-doctrinalisme, sans athéisme. C’est un pragmatique, opposé à la vie contemplative.
Leurs idées nouvelles
Ces auteurs étaient des soldats de la philosophie. Ils sont en faveur d’un déisme, et la plupart des lettrés sont des chrétiens [notamment les protestants]. Il n’attaquent pas encore le christianisme, mais ont une vision très positive des autres religions, et penchent déjà vers la laïcité. Le matérialisme reste une opinion en l’air dans certains salons, pas encore une opinion défendue dans des livres. La seule lutte claire est contre le fanatisme. Dans toutes les utopies1, la seule religion qui a cours est la tolérance. L’archétype de ces livres est le Contes du Chevalier de la Marmotte 1745 où il affiche une haine des autorités religieuses (catholique et protestant) de leur temps.
Plutôt que l’irreligion, c’est surtout la morale laïque qui augmente (différente de la morale du sentiment). Son principe est le suivant: Est moral ce qui augmente le bonheur individuel, plutôt que la renonciation des plaisirs. On recherche accord entre la vie éternelle et les plaisirs légitimes, avec des limites raisonnables.
Récapitulons: peu d’athéisme, mais le coin est enfoncé avec la morale laïque. Cependant il manque encore le public alerte et capable de saisir les ironies et critiques voilées, et de participer à cette critique.
Résistance et diffusion
A cette époque, il y a de la censure, et les punitions peuvent être spectaculaires, mais elle est mal appliquée. En théorie (ou si vous êtes imprimeur ou colporteur) vous pouvez être condamné à mort ou aux galères à perpétuité. En vrai, les auteurs risquent 3 ou 4 mois de Bastille et 500 livres d’amendes. Elle ne fera qu’augmenter jusqu’en 1788, mais nous verrons plus tard qu’elle n’a pas été efficace.
Il n’y a donc pas de vraie résistance à l’irréligion. Elle progresse dans les salons en même temps que les moeurs se dégradent dans la haute société. Il émerge une vraie petite société irreligieuse après la mort de Louis XV, exclusivement aristocrate et mondaine. On n’a pas de preuves d’idées semblables dans la classe moyenne au début du XVIIIe siècle. Pour ce qui concerne la piété, on voit moins de ferveur religieuse mais Mornet n’en est pas sûr que cela aille avec une progression de l’athéisme. La tolérance religieuse est difficile à mesurer.
Mornet fait le lien entre crises économiques et politiques, affaissement des moeurs et progrès de l’irreligion
Mais la brusque réaction qui suivit la mort de Louis XIV, les bouleversements de fortunes qui furent la conséquence des opérations de Law installèrent dans la haute société de la cour et de Paris une sorte de gloriole de vice et une mode de cynisme. C’est le temps des « petits-maîtres » pour qui c’est une déchéance que de croire à autre chose qu’à leur plaisir ; celui des « mariages à la mode » où il est convenu que Madame et Monsieur n’ont jamais la même chambre, ni souvent le même appartement ou la même maison et changent à leur guise d’amant ou de maîtresse ; celui où l’on rosse ses créanciers et ne les paye point ; celui où l’on se ruine en habits brodés, en fêtes et en « petites maisons » ; celui où les courtisanes insolentes étalent leurs bijoux et leurs carrosses au Cours-la-Reine ou à la promenade de Longchamps. C’est enfin le temps où se multiplient les romans galants, les romans obscènes et les poésies qui ne le sont pas moins, depuis La Pucelle de Voltaire et les oeuvres « badines » de Grécourt ou de Piron jusqu’aux romans de Crébillon le fils. Tous ceux qui mènent cette vie-là et qui font leurs délices de ces oeuvres ne sont plus de ceux qui font leur examen de conscience et qui croient aux péchés de la chair. Les dogmes et la morale même du christianisme leur sont évidemment devenus étrangers. Il est facile en effet de suivre les progrès de l’incrédulité. -1.3.2
En province, l’athéisme et l’irréligion sont exceptionnels. Les moeurs se maintiennent.
Partie 2: La lutte décisive (1748-1770)
Le renversement du christianisme orthodoxe en France se déroule dans ces deux décennies.
Les figures de cette bataille
Montesquieu et L’esprit des lois
Nous avons parlé de ses Lettres persanes qui critiquaient discrètement l’orthdoxie, mais l’Esprit des Lois y contribue davantage. Publié en 1748, il est républicain en apparence, mais cela reste très abstrait et centré sur les républiques antiques. Montesquieu n’est pas un parlementaire: il est pour une royauté modérée par la tradition et les coutumes (comme un aristocrate, ce qu’il est). Il est encore moins un révolutionnaire. Sa vraie contribution est de populariser le point de vue libéral et surtout d’ouvrir à plus de curiosité sur les sujets politiques et sociaux. Après lui, c’est la fin de l’obéissance mystique et on envisage de chercher de meilleures lois.
François Vincent Toussaint, Les moeurs 1748
C’est un auteur ignoré aujourd’hui alors qu’il y a 14 éditions de lui à l’époque, soit plus que Diderot! Il affirme fortement -et popularise- l’idée d’une morale laïque. Si aujourd’hui, il est rhétoriquement impossible de lier une position morale à un verset biblique, surtout sur les affaires publiques, c’est grâce à des gens comme lui.
L’encyclopédie (1751-1772)
Ce projet littéraire est le triomphe et le navire amiral des Lumières. On passe d’un encouragement à faire grandir la foi à un encouragement à faire grandir la raison. On passe de l’idéal religieux à un idéal réaliste, « ici-bas ». Le paradigme apporté par l’Encyclopédie est de planter les Lumières, et donner envie d’y participer.
C’est un combat semi-avoué contre le christianisme, louvoyant avec la censure. La morale laïque y est triomphante. Nous parlerons de sa diffusion plus tard.
Helvétius
Helvétius est un philosophe et écrivain médiocre mais il passe la censure malgré son matérialisme (grâce à des protestations artificielles). Dans son livre principal, De l’esprit, publié en 1758, Helvétius affirme qu’on peut déterminer totalement l’esprit des personnes par une éducation bien maîtrisée, ce qui sert de base aux théories de l’éducation modernes et expérimentations successives, dont L’Emile de Rousseau sera un tremplin.
Voltaire
Jusqu’en 1748 c’est un poète et un auteur, un petit peu philosophe. A partir de 1748 la philosophie prend le dessus avec Essai sur les moeurs et l’esprit des Nations Il y fait une histoire où le focus n’est plus sur les dynasties royales mais les nations elles-même. Il y condamne tout fanatisme et le christianisme. Il a un déisme artificiel mal défini. En politique, il n’a pas de grande théorie, mais simplement une attention à plein de petits problèmes sociaux et politique. Sa grande force est d’être très plaisant à lire, c’est lui qui porte à l’apogée le genre du conte philosophique.
Par sa défense du protestant Callas et du chevalier de la Barre il va marquer l’opinion et devenir le philosophe le plus « médiatique » et obtenir une percée pour la doctrine de la tolérance laïque.
En plus de son activité « officielle », Voltaire lance depuis Ferney pleins de pamphlets trollesques et anonymes. C’est dans ces pamphlets qu’il est le plus féroce et vicieux contre le christianisme. La rhétorique y est tellement parfaite qu’il convainc avec efficacité. A noter aussi que dans ce créneau nous avons aussi le Baron d’Holbach qui préfigure les néo-athées que nous avons connu il y a quelque années, et dont la méchanceté a elle aussi quelque efficacité.
Diderot
Son rôle principal est d’être le directeur de l’Encyclopédie.
Jean-Jacques Rousseau
Il est différent de Voltaire, d’Alembert, d’Holbach et Diderot dont le focus était la vie sur cette terre. Selon eux, les progrès intellectuels donnaient des progrès matériels et donnaient le bonheur.
Pour Rousseau, le progrès matériel n’engendre pas le bonheur. Il cherche donc une réorientation de la civilisation qu’il décrit dans l’Emile et la Nouvelle Héloïse. Il est d’accord avec les autres philosophes des Lumières que l’éducation morale améliore les moeurs qui améliore le bonheur. Mais Rousseau veut convaincre par l’inspiration morale, voire spirituelle, plutôt que la pure raison des autres. A noter cependant que son oeuvre Le Contrat Social n’a pas d’influence avant la Révolution Française. Ce n’est qu’une fois la révolution lancée qu’on le lit largement et qu’on le cite.
La nature des oeuvres de cette époque
Avant 1750, il n’y a pas d’attaques ouvertes contre le christianisme orthodoxe. Tout au plus on condamne le « fanatisme ». Mais à partir de 1750 c’est la grande attaque frontale, selon des arguments existant déjà au début du XVIIIe siècle (les contradictions bibliques, passages répugnants, excès papaux etc). Un nouvel argument vise le « complot tyranno-sacerdotal »: les prêtres renforcent les tyrans et les tyrans suppriment les ennemis des prêtres. Même du côté chrétien, la laïcité se diffuse: en 1757 par exemple, l’Académie Française donne la récompense à un discours anti-tradition.
L’idée d’une morale laïque est largement adoptée chez les lettrés. Le principe étant admis, on commence à la construire, ce qui est nouveau. En 1760, on ne cherche plus à la prouver, mais à émouvoir et inspirer des sentiments à ce sujet. En 1770, on ne parle plus de vagues applications, mais à la concrétiser parmi les citoyens français.
Le grand sujet de morale est l’intolérance, le haro général, remporté en 1760, notamment autour du procès du protestant Callas.
Les oeuvres de fictions (roman, théâtre) reprennent les attaques religieuses à la mode, jusqu’à l’obscénité et la vulgarité, Il est normal et à la mode d’attaquer le christianisme.
En résumé: de 1748 à 1770, on assiste à une explosion de la philosophie des Lumières. Sur le terrain de la religion, la victoire de la modernité est totale et écrasante. Sur le terrain de la morale, la laïcité (détachement de la révélation) est admise, on en vient à explorer les implications et applications. Les Lumières ne sont plus marginales, mais seulement minoritaires.
Résistance et diffusion
De 1748 à 1770 la force de la censure augmente, que ce soit au niveau légal ou policier. Les auteurs sont condamnés plutôt légèrement (quelques mois de Bastille) tandis que les diffuseurs (imprimeurs, libraires, colporteurs) sont plus sévèrement punis par les galères ou des années d’emprisonnement.
Les livres modernes sont supprimés autant que possible, ce qui les rend cher (entre 13 et 1500€ équivalent). Malgré cela, ils se vendent très bien, ce qui alimente des imprimeries clandestines et les presses étrangères, il y a peu de contrôle aux frontières, et surtout les grands y aident. Il y a une sorte de permission tacite aux libraires de les vendre. En 1770 les lois sont sévères, mais elles sont peu appliquées parce qu’à chaque fois qu’on s’y essaie, on déclenche un effet Streisand2 qui rend le livre encore plus populaire et recherché.
Pour ce qui concerne la diffusion, voici quelques chiffres pour les oeuvres de certains auteurs:
- Voltaire: Zadig est édité 27 fois ; Candide 43 éditions ; Essai sur les moeurs 14 éditions ; ses essais polémique et anonymes connaissent entre 2 et 8 éditions et ceux qui sont plus modérés plusieurs dizaines.
- Rousseau connaît 18 édition de son intégrale ; La Nouvelle Héloïse est éditée 70 fois ; L’Emile connait 23 éditions sûres, mais il y en a probablement 40.
- L’encyclopédie est éditée 4 fois dont 2 éditions française et 2 éditions de contrebande suisse et italienne. Le Journal de Paris estime qu’il y a 30k exemplaires en circulation, ce qui est beaucoup pour un si gros livre.
- Helvétius: Esprit 11 éditions ; Oeuvres 4 éditions
- Diderot connaît moins de 10 éditions.
De manière générale les attaques contre le christianisme ont des fortunes variable.
- Le Baron d’Holbach connaît 75 éditions de ses oeuvres
- Pour les autres auteurs, c’est environ 4 ou 5 éditions par auteurs.
- Les oeuvres déistes non virulentes sont édité autour de 10 fois.
- Les livres d’avant 1715 sont encore édité 4 ou 5 fois dans cette période.
Pour fixer la comparaison, il faut savoir que le livre le plus lu de cette époque (Télémaque de Fénelon) est réédité 73 fois. Ce sont donc des composantes majeurs du paysage éditorial de cette époque.
En face, il y a beaucoup de livres d’apologétique du christianisme, près de 350 écrits dans cette période. Mais seulement 30 d’entre eux connaissent plus de 3 éditions, et aucun plus de 5 ou 7 éditions. Il y a donc beaucoup d’auteurs qui défendent l’orthodoxie, mais très peu diffusés.
L’irreligion progresse, non pas tant en extension qu’en intensité. Les athées prennent de l’assurance, et chez les croyants, le christianisme orthodoxe mute en un déisme humanitaire. L’orthodoxie est repoussante, on lui préfère un christianisme émotionnel. Les incroyants se radicalisent, et même dans le haut clergé on trouve des athées. Dans la population générale, il y a plus de bals, de théâtres, de réjouissances, la tolérance augmente, même d’un point de vue légal.
En ce qui concerne les provinces la modernité y perce enfin, suffisamment pour que l’on commence à réformer l’enseignement secondaire (collège) vers quelque chose de plus moderne. Mais nous y reviendrons dans la partie suivante, car c’est à partir de 1780 qu’une véritable fièvre de curiosité moderne va accélérer l’absorption des Lumières par le peuple des provinces.
Partie 3: L’exploitation de la victoire (1771-1788)
La résistance des chrétiens
La polémique contre la philosophie est acharnée. Près de 900 ouvrages paraissent contre la philosophie des Lumières entre 1715 et 1789. Les auteurs sont à la hauteur, mais la philosophie scolastique est trop scolastique face à des philosophes qui manient l’humour, la rhétorique et s’appuient sur le bon sens plutôt que les lois du raisonnement. Alors ils s’adaptent, prennent un ton plus doux et acceptent plus de tolérance pour mieux gagner leurs lecteurs. Ils vont même jusqu’à imiter le style et les genres de l’adversaires (des contes anti-philosophiques).
Les hommes de lettre ne sont ni de la noblesse ni du clergé. Ces deux groupes restent majoritairement attachés au christianisme et il y a encore de la piété chez les aristocrates. La résistance du haut clergé contre l’athéisme est sincère et constante. Pour ce qui concerne la bourgeoisie et le peuple il y a beaucoup de bourgeois qui s’essaient à la philosophie mais pas forcément à l’athéisme. Aucune trace de philosophie chez le peuple. Au contraire, le culte est encore empreint de superstition.
Pour donner un exemple de bataille culturelle: la controverse autour du théâtre: l’église est très constante et très déterminée dans son opposition au théâtre, mais plus l’église s’y oppose, et plus les moeurs s’en éloignent. Il y a cependant beaucoup de témoignages d’oppositions au théâtre: ostracisation dans les familles etc.
Après 1770 le rôle direct des grandes figures des Lumières est terminé: leurs nouvelles oeuvres n’ajoutent rien à l’édifice. Ils deviennent des grandes figures et des saints dans ce mouvement.
Les figures des Lumières
Voltaire devient roi, puis saint dans la gloire. Rousseau aussi, mais surtout après sa mort, où il devient une sorte de prophète et apôtre, d’une auréole plus spirituelle que politique. Rousseau prépare l’enthousiasme révolutionnaire et l’espérance républicaine. Rousseau est le prophète du peuple là où Voltaire est le patriarche des Lumières. Diderot n’a pas de gloire particulière, une simple célébrité et la satisfaction de voir ses idées diffusées.
La nouvelle génération est plus médiocre, mais ils continuent fidèlement le sillon tracé.
Mably parle beaucoup des anciennes républiques et de l’égalité qu’on leur prête. Il n’aime pas le despotisme, même éclairé. Il a la chance de ne pas être censuré car il garde un respect tout formel pour l’extérieur de la religion. Il parle de révolution, mais sans urgence. L’apogée de sa célébrité vient à partir de 1789.
Delisle de Sales écrit Philosophie de la nature ou traité de morale pour le genre humain, tiré de la philosophie en 1770. Il y énonce la religion révolutionnaire, qui cherche à détruire la superstition et la remplacer par une religion « épurée », dont les développement donneront les temples à la Raison de la période révolutionnaire.
Abbé Raynal écrit l’Histoire philosophique et politique des établissements et commerce européens dans les deux Indes en 1772 (abrégé en 2 Indes). Très populaire, le livre est réédité 40 fois avant 1789. Il condamne l’esclavage et le catholicisme. Les attaques contre la religion sont très classique, mais il est le premier à élargir à la « tyrannie » politique le même genre de haine qu’il y avait contre le « fanatisme » religieux et c’est lui qui a fait du mot « Liberté » une valeur religieuse.
Turgot n’aurait pas été lu s’il n’avait pas été au gouvernement. On a gardé de lui surtout des notices techniques adressées à l’administration.
Louis Sébastien Mercier cesse d’écrire en 1789 pour participer à l’épopée révolutionnaire. Mais avant cela, il a écrit 100 livres et atteint la célébrité. Il appelle à la révolution, mais est contre la démocratie. C’est un rhéteur plutôt qu’un penseur.
Pour ce qui concerne les oeuvres de fictions, on continue un peu sur la critique du fanatisme, mais plus en passant. Les nouveaux sujets sont politiques et sociaux. On reste dans la monarchie mais plus « raisonnable » et des dénonciations sans portée.
Le Mariage de Figaro provoque cependant beaucoup de remous, non pas par ses revendications directes (qui sont banales pour l’époque) mais parce que les qualités de Figaro le roturier sont bien plus grandes que le personnage noble, ce qui est très subversif contre l’ordre social de l’Ancien Régime. Les tentatives de censure donnent un effet Streisand. La doctrine politique commence à être attaquée de la même façon que la religion auparavant.
Il ne faudrait pas d’ailleurs exagérer la portée ni du Mariage, ni des romans ou contes de toutes sortes. Ils confirment ce que nous a appris l’étude des traités et dissertations en forme. Contre le « fanatisme » et même contre le dogme religieux, à peu près toute licence. La victoire est gagnée avant même 1770 et par là même la bataille tend plutôt à se ralentir. On n’ajoute rien à ce qu’avaient dit Voltaire, d’Holbach et les autres, sinon, parfois, plus d’insolence et de brutalité. Par contre, c’est bien vers 1770 qu’en politique, la victoire penche décidément vers les « philosophes », vers ceux qui demandent des réformes, et, en premier lieu, le droit de les demander. Le nombre des contes, romans, pièces de théâtre assaisonnés ou farcis d’allusions ou de discussions politiques augmente jusqu’au moment où ils foisonnent. Les réclamations se font plus nombreuses, plus directes, parfois plus impératives. Mais le plus souvent on n’y sent aucun désir de révolution ; on espère dans la raison, la sagesse du roi ; tout au plus le prie-t-on avec une certaine fermeté de consentir, pour l’avenir où un roi sage ne serait plus là, à certaines garanties. On a la haine du despotisme ; mais peu de gens croient qu’un bouleversement soit nécessaire pour l’éviter à la France. Les appels à la force, à la volonté du peuple ne sont encore que l’exception ; encore les devine-t-on dans le ton et les allusions plutôt qu’on ne les lit dans les mots. La Révolution couve ; les faits le prouveront ; mais avant l’échec de l’Assemblée des notables (mai 1787) et même jusqu’en 1788, personne ou à peu près ne pouvait s’en douter. -Ibid, 3.2.4
Le nouveau paysage moral laïque
Cette morale est très optimiste, il suffit d’enlever la tyrannie et tout ira bien. Elle s’appuie sur le mythe du bon sauvage pour espérer une réorganisation de la civilisation. L’emphase est sur une éducation anti-dogmatique. On traite de la religion à part, et sur peu de pages, histoire de dire qu’elle est utile pour maintenir l’ordre. On connaît une profusion de catéchismes laïques.
Cette morale voit bourgeonner sur elle une religion de la « bienfaisance » aussi vaine et ridicule à l’époque que la religion de « l’inclusivité » l’est aujourd’hui.
« L’honnêteté, la droiture, l’intégrité, écrit de Boismont, tous ces mots si vieux qui inquiètent et désolent la nature, sont heureusement remplacés par ceux de bienfaisance et d’humanité. » Ils sont même, si l’on en croit Métra, remplacés par des coiffures et des almanachs : « Nous sommes si universellement (nos roués disent si indécrottablement) moraux, grâce aux leçons de philosophie, que tout est plein d’essais moraux, sans compter les contes moraux ; que les grands danseurs du roi, qui ne dansent guère pour lui, vont donner des pantomimes morales, que le sieur Léonard, perruquier, annonce que ses profondes méditations sur son art lui ont fait découvrir une manière d’arranger les racines des cheveux des dames qui donne l’effet le plus moral à la physionomie, que le sieur Monger vient de dédier à leurs altesses sérénissimes Mlle d’Orléans et Mlle de Chartres ses hochets moraux, imprimés chez Lambert, et que l’intarissable Desnos vend l’Almanach moral… » -Ibid 3.2.5
Il y a certes beaucoup de vanités dans ces affichages de vertus, mais il y a aussi la profusion d’oeuvres de « bienfaisance » peu avant 1789. On organise aussi toutes sortes de cérémonies d’hommages aux vertueux citoyens où l’on invite de vertueux notables pour distribuer de vertueuses médailles et vertueux cadeaux avec vertueux discours qui arrache de vertueuses larmes aux vertueux participants.
Par exemple, le Journal de Paris nous apprend en 1783 que la société La Candeur cherche et récompense les actes de patriotisme et de bienfaisance. Elle a donné une fête superbe en l’honneur de la femme Menthe, qui, ayant dix-huit enfants, en a adopté un, et est grosse d’un dix-neuvième. Il y eut cent quarante assistants, un discours, une couronne, une bourse, une layette pour la mère et les larmes de tous les assistants. – Ibid, 3.2.5
Censure et diffusion
Elle est toujours aussi acharnée à la fin du XVIIIe siècle. Aucune loi n’est enlevée, d’autres sont au contraire rajoutées. Il y a beaucoup de condamnations officielles, et la police augmente encore son activité et le champ de ses fouilles. Mais cela ne suffit pas: la demande immense appelle l’offre, et la désobéissance est bien trop répandue pour que la loi soit efficace. Tiraillée entre diverses influences contradictoire, la police se ridiculise dans des actions clownesques.
L’exempt de police, chargé de l’exécuter, se présente chez Brissot, accompagné de son libraire. « Je viendrai, lui dit-il, vous arrêter demain. Partez donc aujourd’hui, mais laissez chez vous une ou deux feuilles du manuscrit de votre brochure. Je les saisirai pour faire la preuve de mon zèle. » La femme de cet exempt, inspecteur de la librairie, vendait d’une part les livres que son mari saisissait d’autre part. De même, nous dit Brissot, c’est avec la complicité du gouvernement qu’on introduit en France les livres imprimés à Neuchâtel. – Ibid, 3.3.1
L’irréligion devient courante et même majoritaire dans la haute noblesse, et c’est elle qui booste la consommation des livres interdits.
Les évêques ont désormais honte de l’orthodoxie, même quand ils demeurent orthodoxes.
il est vrai aussi que certains de ceux qui n’étaient ni impies, ni déistes, se croyaient pourtant obligés de se donner des airs philosophiques et de reléguer parmi les « préjugés » l’austérité et le fanatisme, voire la théologie ou même le dogme. « Les mandements, dit de Boismont, les lettres doctrinales, du moins le plus grand nombre de celles qu’on daigne lire et citer, celles qu’ont proclamées toutes les bouches de la renommée, passées à la filière de Hobbes et de Grotius, sont chargées d’une vapeur philosophique qui décèle un goût, timide encore et circonspect, mais bien décidé pour toutes les nouveautés à la mode. » Bachaumont parle comme le pamphlétaire Boismont. Certains prélats, écrit-il, trouvent « leur ambition mal appuyée sur un fantôme religieux qui s’éclipse de jour en jour ». Surtout, ils sont confirmés par des faits. N’est-ce pas le très pieux et très zélé cardinal de Boisgelin qui prie la comtesse de Grammont de ne lire le mandement qu’il lui envoie qu’à partir de la page 18, car « le reste est trop dévot » ? Les prédicateurs font assaut non pas de piété ou de science théologique, mais de morale naturelle, de raison et de philosophie. – Ibid, 3.3.2
De même le libéralisme politique fait son entrée, surtout par les jeunes et les grands. On distingue entre libéraux prudents et hardis, selon la radicalité du discours (et bien qu’ils soient tous nobles). La politique est devenue le premier sujet de conversation. Dans le clergé le libéralisme politique marque moins, mais on trouve tout de même des clercs libéraux. Le Cardinal de Boisgelin déjà mentionné aime bien l’idée d’une république fédérale. Cependant, ils en parlent et y adhèrent dans la mesure où cela ne toûche pas à leurs intérets.
Ce n’étaient, dit Ségur, que des combats de plume et de paroles qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage à la supériorité d’existence dont nous jouissions et qu’une possession de plusieurs siècles nous faisait croire inébranlable.
On voit apparaître au niveau de la bourgeoisie une section voltairienne et irréligieuse, de façon stable et visible. On a complètement perdu le respect religieux pour le roi et le pouvoir, et l’on est prêt à lui tenir tête. Pas encore de révolution pourtant, car les révolutions risque de porter atteinte à leurs fortunes. Ils sont devenus modernistes par la lecture des philosophes, bien qu’ils se soient promis d’être critiques, et en sont devenus des sympathisants.
Enfin, pour les moyens de diffusion il y a plus de 1000 cafés à Paris juste avant 1789, lieux propices à la conversation et la radicalisation et l’organisation. Il apparaît aussi la mode des clubs à la fin des années 1780, mais ils n’ont pas encore le rôle de locomotive qu’ils auront plus tard, ce sont plutôt des salles de jeux privées. C’est tellement nouveau qu’il n’y a même pas encore d’orthographe unique.
Il faut plutôt regarder les sociétés littéraires pour trouver le creuset d’idées révolutionnaires, surtout en province. A une époque où il n’existe pas d’enseignement supérieur (les universités ne forment que des théologiens, des juristes et des médecins, et sont méprisées), les sociétés littéraires font des cours publics sur tous les sujets de science, sur fond d’epistémologie des Lumières. Les cours publics et souvent gratuits se multiplient énormément à Paris. A ceci s’ajoute les bibliothèques publiques, au début de leur existence elles aussi. Certes, très peu de cours sur la philosophie des Lumières, voire aucun. Mais l’esprit qui anime ces cours éveillait peut être une conscience sur cent, et considérant qu’il y avait des centaines de milliers qui y assistaient…
C’est ainsi que la France était « illuminée » en 1788.
Conclusion
Cependant, je n’ai pas écrit tout cela pour me contenter de livrer des faits sans intérêts. Ce qui m’intéresse est ce que l’on peut en tirer pour l’église aujourd’hui. Mieux encore: l’église orthodoxe, celle qui conçoit le christianisme comme une religion dogmatique et structurée, exactement celle qu’ont haï et détruit les Lumières. Voici une liste de leçons que nous pouvons tirer:
- La censure est un outil indispensable, mais limité. Je n’ai pas la place ici de défendre en détail cette position, mais je pense que le 3e commandement Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain nous amène à défendre une forme de censure, quelque chose qui fut abondamment pratiqué par nos pères, depuis avant Constantin jusqu’au XVIIIe siècle. Or, nous voyons ici que si les Lumières se sont développées, ce n’est pas faute d’avoir des lois, des sanctions ecclésiastiques, et des policiers confisquant les livres. Certes, cette police n’était pas parfaitement efficace, mais même des policiers deux fois plus efficaces n’auraient pas suffi à retenir cette vague puissante. Ce qui nous amène à une deuxième conclusion.
- L’esthétique est plus importante que l’apologétique Nous avons vu qu’il n’y a pas manqué d’auteurs pour défendre le christianisme orthodoxe, seulement de lecteurs. De même, les auteurs chrétiens se sont décarcassé pour que leurs livres soient pertinents et bien reçus des lecteurs, en vain. Les aristocrates de cette époque ne voulaient pas croire, et après eux une fraction du monde bourgeois. Il me faudrait davantage étudier les raisons de cette haine du christianisme, mais il me semble que si les aristocrates ont reçu aussi facilement les arguments anti-chrétiens, c’est parce qu’ils n’en avaient pas envie, après avoir assisté aux guerres de religions qui ont servi de repoussoir absolu. Le dogme n’était pas pour eux cette limite libératrice qu’il représente pour moi, c’était le glaive et le feu.
- Le renversement se fera d’abord par l’esthétique Il nous reste donc à faire ce que les Lumières ont fait, à notre manière: critiquer, moquer et subvertir les dernières Lumières pénétrant encore notre monde, et surtout notre église. Ce sera comme dissiper un sortilège, et je l’espère recapturer les conscience pour Dieu.
- Nos églises sont des églises des Lumières L’esprit du cardinal de Boisgelin nous possède encore: tout honteux des « fanatismes » exagérés qu’on nous as attribué, nous prenons bien soin de renoncer à notre vocabulaire propre pour l’exprimer selon la laïcité, nous nous glorifions et déclarons « biblique » ce que des pornographes athées appelaient « moral ». Même la morale chrétienne doit être présentée de façon laïque. Sur ce blog, nous sommes engagés dans la démarche de la loi naturelle, mais nous rejetons aussi sa version dégénérée et rationaliste. L’intérêt de la loi naturelle est qu’elle ramène la Bible au lieu d’en éloigner. D’une façon ou d’une autre, je dois la trouver, il faut pouvoir énoncer la morale à nouveau dans un langage traditionnel, car le langage laïc est sans issue pour nous.
Nous ne sommes pas seuls: à notre gauche nous avons l’armée des saints, et à notre droite l’armée des anges. Au dessus de nous le Seigneur des armées célestes. Il nous regarde, tous nous regardent pour voir si oui ou non nous serons à la hauteur de nos pères.
Alors je ne me lamenterais pas, je ne gémirais pas, et j’irais suer et souffrir pour mon Dieu, et montrer à ces mondains qu’à la fin de l’histoire, c’est le « fanatique » qui triomphe.
- Une utopie est un récit qui décrit un monde idéal notamment au point de vue politique et religieux. Elles ont fleuri particulièrement au XVIIIe siècle. La dystopie d’aujourd’hui est l’inversion de ces utopies.[↩]
- L’effet streisand est un effet médiatique pervers, où la tentative de supprimer une information amène au contraire à sa plus grande diffusion[↩]
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