Comment pouvons-nous être libres si Dieu a déjà tout prévu ? – Thomas d’Aquin
9 novembre 2021

Voici un extrait d’un court livre d’apologétique de Thomas d’Aquin intitulé Les raisons de la foi. Il l’a écrit pour répondre aux objections des musulmans (qu’il désigne par “Sarrasins”) contre des doctrines chrétiennes1 comme la Trinité, l’incarnation. Ce qui en fait une ressource très utile et très actuelle pour dialoguer avec nos amis musulmans. D’autant plus qu’elle nous vient du ou d’un des meilleurs philosophes chrétiens. Voici le dixième chapitre où Thomas explique comment nous pouvons rester libres et responsables de nos actes même si Dieu a déjà tout décidé d’avance2 (source : le site de l’Institut docteur angélique3).


Il reste pour finir à examiner si le préordonnancement ou prédestination divine impose une nécessité aux actes humains. Dans cette question, il s’agit de défendre la vérité et d’éviter de tomber dans la fausseté de l’erreur : il faut donc procéder avec la plus grande prudence. Il est en effet faux de dire que les actes humains et les événements ne sont pas soumis à la prescience et à l’ordination divines. Mais il n’est pas moins erroné de prétendre que cette prescience ou ordination impose aux actes humains une nécessité qui reviendrait à supprimer le libre arbitre, l’opportunité des délibérations, l’utilité des lois, le soin de bien agir et la justice qui châtie et récompense4.

Il faut donc considérer que Dieu a une connaissance des choses qui est totalement différente de celle que possèdent les hommes. L’homme, en effet, est sujet au temps, et c’est pourquoi il connaît les choses dans le temps ; il en voit certaines comme présentes, il s’en remémore d’autres comme passées, et en prévoit d’autres comme à venir. Mais Dieu transcende le cours du temps et son être est éternel, c’est pourquoi son mode de connaître n’est pas temporel mais éternel.

Or l’éternité est au temps ce que l’indivisible est au continu5. On trouve en effet dans le temps une certaine diversité des parties qui se succèdent selon l’antérieur et le postérieur, comme on trouve dans une ligne des parties diverses qui s’ordonnent séquentiellement les unes aux autres selon leur position. Or l’éternité ne connaît pas d’avant ni d’après, parce les choses éternelles ne changent pas et que l’éternité est tout entière simultanée, tout comme un point ne comporte pas de parties localement distinctes.

Il y a deux manières pour un point de se rapporter à une ligne. Premièrement, en tant qu’il se situe dans la ligne, soit au début, soit au milieu ou à la fin. Deuxièmement en tant qu’il se situe hors de la ligne. Le point qui est compris dans la ligne ne peut être situé dans toutes les parties de cette ligne, mais à chaque partie de la ligne correspondent nécessairement autant de points différents. Quant au point qui est extérieur à la ligne, il peut très bien se situer de manière équivalente vis à vis de toutes les parties de cette ligne. Cela apparaît dans un cercle, dont le centre, du fait de son indivisibilité, se situe à égale distance de chacune des parties de la ligne constituant sa circonférence, et ainsi chaque partie lui est en quelque sorte présente, alors qu’aucune d’entre elles n’est dans le même rapport avec les autres.

Or l’instant est pour le temps comme un point inclus dans une ligne. Ce point n’est pas présent à toutes les parties du temps ; mais, aux diverses parties du temps, correspondent autant d’instants distincts. Quant au point qui est extérieur à la ligne, c’est-à-dire le centre, il est d’une certaine manière semblable à l’éternité, puisqu’il est simple et indivisible et qu’il comprend tout le cours du temps ; et chacune des parties du temps lui est également présente, bien que chaque partie du temps fasse suite à une autre.

Ainsi donc Dieu, qui voit toutes choses des hauteurs de l’éternité, contemple dans le présent le cours tout entier du temps et tout ce qui arrive dans le temps. De même que ma connaissance est infaillible et certaine lorsque je vois que Socrate est assis et que rien toutefois n’impose de ce fait la nécessité pour Socrate de s’asseoir ; de même Dieu connaît-Il infailliblement toutes les choses qui nous sont passées, présentes ou futures comme s’Il les voyait dans le présent sans pour autant que cela rende nécessaire ce qui est contingent.

On peut illustrer ceci par un exemple en comparant l’écoulement du temps au passage des gens sur une route6. Si en effet quelqu’un se trouve sur une route sur laquelle passent de nombreuses personnes, il voit celles qui sont devant lui ; quant à celles qui viennent après lui, il ne peut en avoir une connaissance précise. Mais s’il se trouvait sur une hauteur d’où il lui serait possible de voir toute la route, il embrasserait d’un même regard tous ceux qui la parcourent. Il en va ainsi de l’homme, qui, parce qu’il existe dans le temps, ne peut voir en même temps tout l’écoulement du temps mais seulement les choses qui se trouvent en sa présence ; tandis qu’il ne peut pas connaître avec certitude les choses à venir. Dieu pour sa part, du haut de son éternité, voit toutes les choses qui arrivent dans tout le cours du temps qui s’écoule comme si elles étaient présentes, sans que cela impose de nécessité à ce qui est contingent.

En outre, si la science divine n’impose pas de nécessité à ce qui est contingent, il en va de même pour l’agencement suivant lequel la Providence dispose toute chose. En effet, Dieu dispose les choses de la même manière qu’Il les réalise : ce qu’Il ordonne par sa sagesse, Il l’accomplit par sa puissance, sans que l’ordre des choses soit contrarié en rien.

En effet, la puissance divine influe sur les choses de telle sorte que chacune se meuve suivant le mode qui lui est propre. Ainsi, certaines choses accomplissent sous la motion divine leurs actions par nécessité, comme les mouvements des corps célestes ; d’autres de manière contingente et agissant quelquefois de façon déficiente, comme c’est le cas des corps corruptibles : parfois en effet l’arbre se trouve empêché de fructifier et l’animal d’engendrer. Ainsi donc la sagesse divine agence les choses de telle sorte que ce qui se produit relève des modalités de leurs causes propres. Or le mode d’action qui est naturel à l’homme, c’est d’agir librement et non sous la contrainte de quelque nécessité, parce que ses facultés rationnelles portent sur des objets opposés. Ainsi donc Dieu dispose-t-Il les actes humains de telle sorte toutefois que ceux-ci ne soient pas soumis à la nécessité mais proviennent du libre arbitre.

Voici donc ce qu’il m’a semblé devoir écrire au sujet des questions posées, dont j’ai cependant traité ailleurs de manière plus complète7.


  1. Bien sûr, sur ce blog, en tant que Protestants réformés, nous rejetons les chapitres sur l’eucharistie et le Purgatoire. C’est pourquoi nous ne publierons pas les chapitres qui y sont consacrés.[]
  2. Cf. SENT I, d. 38, a. 5 ; QDv II 12 ; QL XI 3 ; CG III 72-73 et 94 ; ST I, q. 14, a. 13 et q. 22, a. 4 ; Met. VI 3 ; Peri hermeneias I 14 ; CT I 133, 139 et 140.[]
  3. Un institut d’étude catholique qui propose des formations en philosophie et en théologie pour découvrir Thomas d’Aquin. On trouve toutes ou quasiment toutes les œuvres de Thomas gratuitement en ligne sur leur site.[]
  4. Cf. CG III 73.[]
  5. Cf. CG I 66.[]
  6. Cf. Peri hermeneias I 14.[]
  7. Dans la CG.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

2 Commentaires

  1. Walid

    Bonjour,

    Merci pour cet article.

    Vous dites avoir traité le sujet semainier plus complète ailleurs. Je veux bien avoir accès à ces écrits. Merci.

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    • Maxime Georgel

      Rendez-vous dans la catégorie Lire>Séries>Élection et prédestination

      Réponse

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