Cet article est le vingtième-et-cinquième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le vingt-quatrième, j’ai présenté les erreurs de méthode, un cinquième type d’erreurs informelles (ou sophismes de mots : les erreurs qui portent sur l’utilisation des mots). Dans cet article, j’introduirai les erreurs métaphysiques, un sixième type d’erreurs informelles. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic, des pages 109 à 113.
Le réductionnisme
Définition
Cette erreur consiste à réduire par exagération une idée à une idée plus simple. En cela, elle ressemble beaucoup à la simplification excessive.
Exemples
Comme exemples de réductionnismes, on a : « l’homme n’est que matière », « la pensée n’est que des calculs ou des phénomènes biochimiques. », « les animaux ne sont que des robots, des automates », « l’eau n’est que la combinaison d’oxygène avec de l’hydrogène. »
Le sophisme de l’accident (confondre ce qui est accidentel avec ce qui est essentiel)
Pour comprendre ce sophisme, il faut bien comprendre les notions de substance (ou essence) et d’accident. Une fois que c’est le cas, ce type d’erreur devient très facile à comprendre. Pour faire très court1:
- La substance de quelque chose, c’est sa caractéristique (ou l’ensemble des caractéristiques) la plus importante et de laquelle dépendent toutes les autres.
- Par opposition, ses accidents sont ses caractéristiques moins importantes qui ne lui sont pas essentielles (contrairement à l’essence/la substance et aux propriétés).
Par exemple, la couleur (noire, brune, avec tâches ou sans tâches) d’une vache n’est pas ce qu’il y a de plus important. Plusieurs vaches peuvent avoir des couleurs différentes, et pourtant elles sont toutes autant des vaches les unes que les autres. La couleur d’une vache peut changer sans problème : c’est donc un accident de la vache. Par contre, le fait que la vache soit un mammifère est important. On ne peut pas avoir de vache qui ne soit pas un mammifère. La propriété mammifère d’une vache ne peut donc pas changer, elle fait donc partie a minima de son essence/substance à défaut de l’être.
Définition
Cette erreur consiste à confondre l’essence/la substance d’une chose avec un de ses accidents (ou l’inverse, confondre un accident avec son essence).
Exemples
- Cet homme a un gros nez ; donc c’est forcément un menteur.
Erreur : le nez n’est pas une caractéristique essentielle d’un menteur mais accidentelle. - Il est arabe ; donc c’est un voleur.
- Il est écossais, donc il boit beaucoup.
- Il est chinois, il mange donc du riz tous les jours.
Confondre quantité et qualité
Définition
Cette erreur consiste à confondre une qualité avec une quantité, ou une quantité avec une qualité.
Exemples
- L’intelligence se réduit au résultat du test QI d’une personne.
- Le goût d’une boisson, par exemple Coca Cola et Pepsi, c’est seulement sa popularité statistique.
- Les nombres ont des personnalités, des couleurs, des sons, renvoient à un sens mystique et moral (erreur des pythagoriciens dont le mathématicien Pythagore était le chef de file, des philosophes présocratiques).
Le sophisme du concret mal placé ou réification (confondre ce qui est abstrait avec ce qui est concret)
Définition
Cette erreur consiste à prendre à tort l’abstrait pour du concret. Comme nous l’avons expliqué dans un article précédent, les abstractions n’existent que dans notre esprit mais pas dans la réalité en dehors. C’est pour cela que c’est une erreur de les considérer comme des choses réelles (concrètes). Lire cet article pour plus de détails.
Exemples
- La théorie des formes de Platon est un exemple de cette erreur : elle affirme que les universaux (les archétypes, les essences universelles) existent autant que individus concrets, On l’appelle aussi réalisme extrême (tout est expliqué en détails ici). Par exemple, l’humanité existe tout autant que les hommes. Le beau tout autant que les choses belles. Nous avons vu que c’est une erreur car ce qui existe, ce ne sont que les individus concrets2. En effet, les universaux ne sont que des abstractions, et rien de plus.
- Traiter des notions comme la causalité et ou la substance comme des objets concrets est aussi une erreur. C’est justement l’erreur de Hume (un épouvantail) de croire qu’il a réfuté le principe de causalité en réfutant cela. Encore une fois, ces notions ne sont que des abstractions de nos esprits. En dehors d’eux, ils n’existent pas et il n’y a en réalité que des causes et des substances individuels.
Le sophisme généalogique
Définition
Le sophisme généalogique3 consiste à établir la vérité ou la fausseté d’une proposition par seule référence à ses origines et motifs extrinsèques et, en l’occurrence, à disqualifier le contenu d’une affirmation par l’évocation de ses conditions d’énonciation.
Explication
Que certaines personnes aient de mauvaises raisons, ou des raisons insuffisantes de croire en la vérité d’une proposition, ne permet pas de conclure quoi que ce soit sur la vérité ou la fausseté de cette proposition4.
Exemples
- Si vous dites : « Il va pleuvoir cet après-midi », et que votre père vous répond : « Tu dis cela parce que tu es pantouflard et que tu n’as pas envie de sortir », que peut-on conclure sur la vérité de votre prédiction ? Rien. Votre père a peut-être raison, mais on ne saurait en déduire quoi que ce soit sur le temps qu’il va faire. Il faut consulter les prévisions météorologiques.
- Il en va de même avec la question de Dieu : si vous croyez en l’existence d’un créateur parce que cela vous console de l’existence, on peut considérer que c’est un motif insuffisant pour affirmer l’existence d’un créateur, et qu’à ce titre votre croyance est illusoire car uniquement fondée sur la réalisation d’un désir, mais on ne peut conclure sur cette seule base qu’il n’existe pas de créateur. Tout ce que l’on peut dire de sûr, c’est que s’il n’existe pas de créateur, vous aurez eu tort de prendre vos désirs pour des réalités, et que s’il en existe un, vous aurez finalement eu « raison » !
Le sophisme de l’existence (confondre essence et existence)
Définition
Cette erreur consiste à confondre essence et existence (soit à transformer l’existence en une essence, soit à transformer l’essence en une existence).
Exemples
- Anselme a proposé un argument à la fois populaire et polémique : l’existence de Dieu est évidente par soi. En gros, on peut prouver que Dieu existe seulement à partir de sa définition. Ce qui a été reproché à Anselme, c’était justement de réduire l’existence à une essence (une caractéristique possédée par des choses concrètes). Le problème, c’est que l’existence ne peut pas se réduire à un concept, elle échappe à toute définition. Pour reprendre l’exemple de Kant, il n’y a aucune caractéristique qui nous permette de différencier cinq pièces de monnaies qui existent et cinq pièces de monnaies fictives : elles ont toutes deux la même définition. Cela s’explique par le fait qu’on perçoive l’existence non pas dans l’appréhension mais lors du jugement.
- Sartre a commis l’erreur inverse : réduire l’essence à l’existence. Pour lui, rien dans notre monde n’est intelligible (compréhensible). La seule chose que nous pouvons faire, c’est imposer nos propres définitions arbitraires sur les choses de la réalité. Il nie donc le fait que les choses ont des essences, ce qui est faux et contre-intuitifs5.
Confondre ce qui est naturel avec ce qui est commun/culturel
Définition
Cette erreur consiste à confondre ce qui est naturel avec ce qui est commun/culturel (« à la mode » à une époque, une convention humaine6).
Exemples
- C’est dans la nature de l’homme de vouloir posséder, acheter et de consommer des choses. Par contre, acheter et consommer toujours, c’est une tendance purement artificielle de notre époque et inconnue des générations précédentes : la société de consommation.
- Il est naturel pour les êtres humains de porter des vêtements mais il est purement culturel pour nos générations de porter des jeans.
Illustration : Éducation d’Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres – Savants de l’antiquité (tome 1), Paris, 1866, pp. 134-135.
- Je reprends deux articles précédents : Apprendre à raisonner (13) : Les prédicables et Apprendre à raisonner (14) : Les essences[↩]
- À part si l’on dit que les universaux existent en tant qu’idées dans la pensée de Dieu. C’est l’avis d’Augustin repris par Thomas d’Aquin.[↩]
- Aussi appelé sophisme génétique et déjà traité ici. Je cite ici Frédéric Guillaud, Dieu existe. Arguments philosophiques, Paris : éd. du Cerf, 2013, p. 10.[↩]
- Ici la proposition qui affirme que Dieu existe[↩]
- J’essayerai de proposer une défense de l’existence des essences, de ce qu’on appelle en philosophie « l’essentialisme ». Comme le défend par exemple le philosophe thomiste David Oderberg dans Real Essentialism.[↩]
- C’est-à-dire un point sur lequel les hommes se sont mis d’accord à une époque.[↩]
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