Apprendre à raisonner (26) : Les erreurs d’argumentation (erreurs informelles, 7)
9 juin 2022

Cet article est le vingt-sixième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le vingt-cinquième, j’ai présenté les erreurs métaphysiques, un sixième type d’erreurs informelles (ou sophismes de mots : les erreurs qui portent sur l’utilisation des mots). Dans cet article, j’introduirai les erreurs d’argumentation, un septième et dernier type d’erreurs informelles. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic des pages 92 à 99.


Les erreurs d’argumentation sont un dernier type d’erreurs matérielles, parfois difficiles à distinguer des erreurs formelles. Leur particularité, c’est d’être des « erreurs de stratégie » comparables à des tactiques de guerre ratées.

Non sequitur (« qui ne suit pas les prémisses »)

Définition

Cette erreur consiste à présenter un argument dont la conclusion ne suit pas les prémisses. Dans un sens général, chaque argument invalide est en soi un non sequitur. Mais en pratique, on désigne par cette expression tout argument où la conclusion et les prémisses n’ont aucun rapport (ou pas du tout aussi évident que celui qui avance l’argument le pense).

Explication

On peut remarquer que dans un sens général, tous les sophismes sont des non sequitur. Par définition, un sophisme est un argument fallacieux (et ce quelle que soit la nature de l’erreur) dont la conclusion ne suit pas les prémisses.

Exemples

  1. L’herbe est verte.
    Je suis déprimé aujourd’hui.
    Donc c’est la faute de l’herbe.
  2. Je n’aime pas mon collègue.
    Donc il sera forcément méchant avec moi.
  3. Les singes mangent des bananes.
    Donc si je mange des bananes, je suis un singe.

L’ignorance de la réfutation

Définition

Cette erreur consiste à prouver une autre conclusion que celle qu’on cherchait à prouver. Autrement dit, c’est prouver une conclusion qui est « à côté de la plaque ». Soit prouver trop, pas assez ou faire un hors-sujet. L’argument qui prouve cette conclusion a beau être correct, il donc n’est pas pertinent à la discussion présente. Elle est aussi appelée l’ignorance du sujet, de la question, de l’état de la question ou de la réfutation. Plus de détails ici.

Explication

La cause d’apparence est la ressemblance entre la bonne réfutation (qui réfute le bon argument) et la réfutation proposée (qui réfute un autre argument, fait un hors-sujet). La cause d’erreur est le fait que ces deux réfutations ne réfutent pas le même argument.

Exemples

  1. Un avocat prouvera que son client a été bon soldat au lieu d’établir qu’il n’est pas coupable du crime d’homicide dont on l’accuse1.
  2. C’est par un sophisme de ce genre que certaines gens prétendent qu’il ne faut pas dénoncer, attaquer, réfuter les doctrines perverses d’un écrivain, sous prétexte qu’il est de bonne foi, comme si cette disposition tout intérieure diminuait ou supprimait les effets mauvais extérieurs de ses écrits2.

La pétition de principe

Définition

Cette erreur consiste à chercher à supposer ce qu’on cherche à prouver (la conclusion).

Explication

Une pétition est une demande et ce qu’on appelle principe, ici, c’est la proposition que l’on doit prouver. On demande que l’interlocuteur nous la concède ou on la pose comme prémisse de notre argumentation sans même la demander. Mais il ne faut pas la demander sous la forme même où elle s’énonce. Car elle ne nous sera pas accordée, c’est trop évident. Sous une autre forme en revanche, il pourra y avoir sophisme ou tromperie. La cause de l’erreur provient de ce qu’on fournit la même chose comme preuve d’elle-même. Et, sous deux formulations différentes, il y a identité entre prémisse et conclusion. Mais la cause de l’apparence est la différence apparente de la conclusion avec les prémisses.

Curieusement, ce sophisme n’atteint pas l’inférence elle-même parce que la conclusion est bien tirée des prémisses. Mais il pèche contre l’aspect preuve de l’argument, car une preuve doit venir de ce qui est plus manifeste et plus connu. Ce qui n’est pas le cas si elle est exactement ce que l’on demande, formulé simplement différemment

Bruno Couillaud, Raisonner en vérité, Paris ; Perpignan : Desclée de Brouwer, 2014 [1re éd. 2003], p. 467. (J’ai séparé quelques phrases très longues en plusieurs phrases pour rendre la lecture plus agréable)]].

Exemples

  1. Dieu existe parce que la Bible le dit, elle qui a autorité car elle est la Parole de Dieu.
  2. « Je pense, donc je suis » : Dans cet argument très connu sous le nom du cogito de Descartes, le but est de prouver que l’on existe (c’est la conclusion), mais le problème, c’est dans la prémisse « Je pense », en posant « Je », on suppose qu’on existe : ce qu’on cherche à prouver.
  3. Un homme politique accusé de corruption : « tout mon parcours prouve mon souci de transparence et de respect des lois ». (source : Wikipédia)

Le raisonnement circulaire (ou cercle vicieux)

Définition

Cette erreur consiste à utiliser la conclusion d’un argument pour justifier une prémisse dont on vient de se servir pour justifier l’argument. C’est un cas particulier de la pétition de principes. En effet, en plus de supposer la conclusion implicitement ou sans le savoir (ce en quoi consiste la pétition de principes), on l’utilise maintenant comme une prémisse pour justifier une proposition (une autre prémisse).

Exemples

  1. Tous les préceptes du Coran sont vrais. Pourquoi ? Parce qu’ils sont la parole d’Allah.
  2. Un argument de Descartes : Dieu existe parce qu’il correspond à une idée claire et distincte qu’on trouve dans notre esprit, l’idée d’un être qui contient toutes les perfections concevables. Mais comment pouvons-nous savoir que nos idées claires et distinctes sont fiables ? Parce que Dieu n’est pas trompeur et assure donc que les idées dans notre esprit sont fiables.

Le sophisme de l’interrogation (interrogation captieuse ou les deux questions en une seule)

Définition

Cette erreur consiste à poser une question biaisée qui suppose déjà la conclusion à laquelle on veut amener quelqu’un. Quelle que soit la réponse donnée, on est forcé par défaut d’accepter une prémisse de notre interlocuteur avec laquelle on n’est pas d’accord.

Exemples

  1. Est-ce que tu as arrêté de battre ta femme ?
  2. Doit-on continuer à maintenir ces réunions inutiles ?
  3. Pourquoi rejeter cette bonne idée ?
  4. Décidément, es-tu plus bête qu’hier ?

Les prémisses contradictoires

Définition

Cette erreur consiste à affirmer plusieurs prémisses qui se contredisent, en d’autres mots à défendre des propositions et leurs contraires. Souvent une ou plusieurs prémisses sont implicites et non pas explicitement affirmées. Il faut donc les détecter.

Exemples

  1. On ne peut rien savoir.
    Prémisse implicite contradictoire : on peut savoir cette proposition « On ne peut rien savoir ».
  2. Je ne tolèrerai pas l’intolérance !
    Prémisse implicite contradictoire : « Je tolèrerai l’intolérance » (par définition de l’intolérance = tout tolérer).
  3. Il n’y a aucune vérité objective/absolue.
    Prémisse implicite contradictoire : « Il y a une vérité objective/absolue : la 3 qui affirme qu’il n’y a aucune vérité objective/absolue ».
  4. C’est une vérité universelle qu’il n’y a aucune vérité universelle.
    Prémisse implicite contradictoire : « Il y a une vérité universelle, la 4 qui affirme qu’il n’y a aucune vérité universelle. »

Illustration : Éducation d’Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres – Savants de l’antiquité (tome 1), Paris, 1866, pages 134-135.

  1. Henri Collin, Manuel de philosophie thomiste, tome 2 (Critériologie – Méthodologie – Théologie naturelle – Tables générales), Paris : éd. Pierre Téqui, 1932, p. 105[]
  2. Ibid.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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