Cet article est le quarante-huitième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le quarante–septième, j’ai expliqué ce que signifie la raison, racine du mot raisonnement. Dans cet article, je présenterai les premiers principes, fondements ultimes du syllogisme et en réalité de tout raisonnement. Il sera un peu plus long que les autres fois, car ce sont des notions cruciales à la base de la philosophie. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre Socratic Logic de Peter Kreeft des pages 187-188.
Les premiers principes
Le syllogisme repose sur des vérités évidentes et nécessairement vraies car les nier mène à une contradiction. On les appelle souvent les principes premiers ou premiers principes étant donné qu’ils sont les fondements ultimes de tous nos raisonnements. Et donc aussi de toutes nos connaissances. Tout ce que nous disons ou affirmons dépend des premiers principes et ne peut les contredire sous peine de tomber dans une absurdité.
C’est le cas parce que si j’affirme quelque chose et qu’on demande de me justifier en demandant « pourquoi c’est vrai ? », je réponds qu’on peut me demander à nouveau de me justifier. Et cela sans fin. Il est donc nécessaire de s’arrêter, de sortir de ce qu’on appelle une régression à l’infini. Cet endroit où on s’arrête, ces connaissances qui nous assurent que toute la suite est bien vraie, ce sont les premiers principes. En philosophie contemporaine/analytique, on appelle cette position le fondationnalisme (souvent opposé au cohérentisme) auquel Aristote, Thomas d’Aquin et la plupart des philosophes de l’Antiquité et du Moyen-Âge se ralliaient.
Nous ne pouvons pas démontrer les premiers principes directement à partir de principes plus fondamentaux que ceux-ci. Par exemple de la même manière dont on prouve le théorème de Pythagore ou l’existence de Dieu à partir de prémisses. Mais nous pouvons quand même les démontrer de manière indirecte par un raisonnement par l’absurde. Le raisonnement par l’absurde « démontre la vérité d’une vérité affirmation en démontrant qu’on ne peut la nier sans tomber dans la contradiction. On ne démontre pas alors directement que cela est vrai, mais qu’il est impossible que cela ne soit pas vrai. »1.
Nous allons maintenant parcourir les plus importants de ces principes un par un.
Quels sont ces premiers principes ?
1. Le principe dictum de omni (« loi du tout »)
Tout ce qui est affirmé universellement d’un sujet, est affirmé de tout ce qui est contenu sous ce sujet. […] Si on affirme universellement de l’homme qu’il est mortel, cela est affirmé par là même de tout individu humain.
Jacques Maritain, Éléments de philosophie (t. 2. L’ordre des concepts. 1.- Petite logique. 2.- Grande logique), Paris : Pierre Téqui, 1987, p. 248.
Tout ce qui est affirmé (ou nié) distributivement2 de tout un type d’être, l’est par le fait même de tout individu qui réalise ce type d’être, de tout membre de cette espèce3, par exemple la mortalité, propriété du type d’homme, l’est aussi de chaque individu qui réalise ce type.
COLLIN, Henri, Manuel de philosophie thomiste, (t. 1 : Logique formelle – Ontologie – Esthétique), Paris : Pierre Téqui, 1950, p. 48.
En gros, ce qui est vrai d’un universal est vrai pour toutes ses instances qu’il englobe.
2. Le principe dictum de nullo (« loi du rien »)
Tout ce qui est universellement nié d’un sujet, est nié aussi de tout ce qui est contenu sous ce sujet. […] Si on nie universellement de l’homme qu’il soit un végétal, cela est nié par là-même de tout individu humain.
Jacques Maritain, Éléments de philosophie (t. 2. L’ordre des concepts. 1.- Petite logique. 2.- Grande logique), Paris : Pierre Téqui, 1987, p. 248.
En gros, ce qui est faux concernant un universal est faux aussi pour toutes ses instances qu’il englobe.
3. Deux choses identiques à une troisième sont identiques entre elles
Ce principe est également indémontrable et évident. Accompagné des deux précédentes, on peut obtenir le syllogisme. Cela est dû au fait qu’à un moment donné dans le syllogisme, on doit dire qu’une chose C1 est quelque chose C3 d’autre parce qu’elle est identique à une chose C2 elle-même égale à une chose C3.
4. Deux choses dont l’une est et l’autre n’est pas identique à une troisième sont différentes l’une de l’autre
Il s’agit du corollaire (conséquence évidente) du premier principe précédent. Ce principe sert à justifier par exemple le syllogisme « Aucun homme n’est un ange, Socrate est un homme, donc Socrate n’est pas un ange » en comparant les deux termes « Socrate » et « ange » à un troisième terme « homme ».
5. Le principe d’identité
Les principes 3 et 4 reposent eux sur ce qu’on appelle le principe d’identité : Toute chose est ce qu’elle est4. On a là le principe le plus fondamental, le principe absolument premier de la raison5. Mais comment parvient-on à ce principe ?
Les différentes sciences ont à leur fondement des principes de base qu’elles n’ont pas elles-mêmes les moyens de justifier mais qu’elles présupposent et sans lesquels leur travail serait impossible : c’est encore à la philosophie qu’il appartient d’examiner et de justifier ces principes fondamentaux.
Mais il faut pour cela enchaîner ces principes entre eux. La vérité d’une affirmation peut être démontrée, comme nous le verrons, par un raisonnement rigoureux à partir d’autres affirmations déjà reconnues comme vraies qui servent de points de départ ou « principes » à ce raisonnement. Mais comme on ne peut remonter indéfiniment dans ce processus de la pensée il faut bien qu’il y ait une affirmation absolument première que tous les raisonnements et donc toutes les autres affirmations présupposent. Et sans laquelle il serait à tout jamais impossible de rien affirmer. La philosophie se doit donc de formuler cette affirmation la plus fondamentale et absolument première. […] Ce que la philosophie appellera le principe d’identité.
Jean Daujat, Y a-t-il une vérité ? Les grandes réponses de la philosophie, pp. 38-39.
C’est un principe qui s’étend à toute chose sans exception :
On voit immédiatement qu’une telle affirmation est incluse à l’intérieur, au centre, au fondement de toutes les affirmations et présupposée par elles toutes comme par tous les raisonnements, constituant comme une étoffe commune en laquelle affirmations et raisonnements sont comme taillés et qui est l’étoffe même de l’être, l’étoffe même de tout ce qui est, et que sans elle on ne pourrait plus rien affirmer et qu’il n’y aurait plus aucun raisonnement possible.
Op. cit., p. 39.
On ne peut pas le démontrer directement :
Bien entendu, le principe d’identité ne peut être démontré par aucun raisonnement puisque tout raisonnement le présuppose. Mais il n’en a nul besoin parce qu’il est d’une évidence immédiate pour l’intelligence comme la lumière pour la vue. Car il est impossible de considérer l’être comme n’étant pas, donc de le considérer autrement que comme identique à lui-même.
Op. cit., p. 40.
Mais seulement indirectement par l’absurde :
Nous pouvons d’ailleurs ajouter qu’il est absolument impossible de nier ou même de mettre simplement en doute le principe d’identité. Si en effet quelqu’un6 prétend nier que toute chose est ce qu’elle est, je lui réponds aussitôt qu’alors sa négation n’est pas ce qu’elle est. Donc n’est plus une négation et se détruit ainsi elle-même. Et si quelqu’un prétend mettre en doute que toute chose est ce qu’elle est, je lui réponds aussitôt qu’alors son doute n’est pas ce qu’il est. Donc n’est plus un doute et par là se détruit lui-même.
Op. cit., pp. 40-41.
6. Le principe de non-contradiction
Une chose n’est pas ce qu’elle n’est pas. Ou autre formulation : Il est impossible qu’une même chose soit et ne soit pas en même temps et sous le même rapport5. Il s’agit de la forme négative du principe d’identité. Pour plus de détails sur l’expression « en même temps et sous le même rapport » :
Pour comprendre ce que signifie l’idée d’être et de ne pas être en même temps et sous le même rapport, il suffit de penser à quelques cas particuliers. On saisit par exemple aisément qu’il est possible d’être et de ne pas être en mouvement au même instant, mais pas par rapport au même point. En effet, nous pouvons au même instant ne pas être en mouvement, par rapport à un objet près de nous, et être en mouvement par rapport à un autre objet, disons la Lune ; nous pouvons être en mouvement, intellectuellement, au moment où l’on ne l’est pas, physiquement ; etc. Mais il est impossible d’être en mouvement et de ne pas être en mouvement en même temps et sous le même rapport (par rapport au même point de référence et dans le même sens du mot « mouvement »).
Victor Thibaudeau, Principes de logique. Définition, énonciation, raisonnement, op. cit., p. 657.
Le principe de non-contradiction nous permet « d’exclure de nos raisonnements et de nos affirmations tout ce qui est contradictoire. Le contradictoire est encore appelé absurde pour marquer qu’il est purement et rigoureusement inacceptable. D’où le procédé courant de raisonnement qu’on appelle par l’absurde »7.
Comment prouver ce principe face à quelqu’un qui dit qu’il est faux ? Il suffit de lui répondre qu’étant donné qu’il le nie, son affirmation peut aussi vouloir dire l’inverse : « Le principe de non-contradiction est vrai. ». Ce qui retire toute légitimité à son argument. Car ironiquement, pour nier le principe de non-contradiction, il doit le présupposer dans son argument. En gros, on ne peut pas le nier sans avoir supposé au préalable qu’il est vrai. Ce qui est absurde. Donc ce principe est vrai.
7. Le principe du tiers exclu
Selon ce principe, « Toute chose est soit P, soit non-P, mais il n’y a pas d’autre cas possible », où P est un prédicat quelconque. Les principes 3 et 4 le supposent également.
8. Le principe d’être
Même s’il n’interviendra pas vraiment dans la série, je trouve qu’il reste intéressant de le mentionner : « Quelque chose existe. » Par quelque chose, je désigne des êtres concrets et individuels détectables par nos sens, appelés en philosophie des étants. Ce principe est développé par Gilson8.
Illustration : Éducation d’Alexandre par Aristote, gravure de Charles Laplante, publiée dans le livre de Louis Figuier, Vie des savants illustres – Savants de l’antiquité (tome 1), Paris, 1866, pages 134-135.
- Jean Daujat, Y a-t-il une vérité ? Les grandes réponses de la philosophie, Paris : Pierre Téqui, 2004, p. 40.[↩]
- C’est-à-dire de façon universelle[↩]
- De ce groupe[↩]
- Formulation de Maritain reprise par Daujat dans Y a-t-il une vérité ? Les grandes réponses de la philosophie, p. 39.[↩]
- Jacques Maritain, Éléments de philosophie (t. 2. L’ordre des concepts. 1.- Petite logique. 2.- Grande logique), Paris : Pierre Téqui, 1987, p. 226.[↩][↩]
- Par exemple Héraclite et Hegel.[↩]
- Jean Daujat, Y a-t-il une vérité ? Les grandes réponses de la philosophie, p. 40.[↩]
- Étienne Gilson, Constantes philosophiques de l’être, Paris : Vrin, 1983, pp. 62-63.[↩]
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