Dieu, le débat essentiel – résumé (2/10) : La religion n’est-elle pas basée sur la foi et le matérialisme sur la preuve ?
15 avril 2023

Cette série d’articles propose un résumé des arguments donnés par Timothy Keller en faveur du christianisme et contre les objections courantes contre la foi chrétienne dans son livre Dieu, le débat essentiel : une invitation pour les sceptiques (ma recension). C’est un très bon livre, assez généraliste dans ses réponses, dans le sens où il n’entre pas dans les détails philosophiquement et ne se base pas sur une tradition philosophique particulière (thomiste par exemple).

Mais il reste très bon comme première lecture d’apologétique et ouvrage de référence accessible à tous (croyants et non-croyants). Keller sait attirer l’attention du lecteur, présenter des arguments, tout en restant toujours humble et sympathique. Il est agréable à lire et très bien traduit.

Le but de cet article est de résumer et regrouper les arguments de Keller, mais aussi de les rendre plus compréhensibles. C’est pour ça que je les complèterai ou les expliquerai parfois un peu plus en détails. De plus, il est question de rendre accessible gratuitement ce que présente Keller, mais aussi de vous donner envie de le lire quand vous en aurez les moyens.

Vous pouvez lire avant le premier article de la série.

Timothy Keller, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques, Lyon : éd. Clé, 2019, 468 pp.

Introduction

On entend souvent, notamment sur internet, des récits de déconversions d’anciens chrétiens évangéliques1; des déconversions dues à plusieurs facteurs :

1. Le problème du mal et de la souffrance.
2. La possibilité de bien vivre sans Dieu.
3. L’absence de preuves de l’existence de Dieu.
4. L’intolérance des croyants envers les non-croyants.
5. Une prise de conscience que leur foi n’était qu’une foi aveugle, complètement illogique.

Souvent, ces derniers finissent par adhérer au matérialisme ou physicalisme : ils nient l’existence d’autre chose que la matière et les choses matérielles.

Il y a un présupposé derrière ce genre de déconversion : les athées ont la raison de leur côté (l’intelligence, des raisonnements rationnels et logiques) alors que les croyants n’ont qu’une foi aveugle, ils croient bêtement à ce qu’on leur dit sans réfléchir ni esprit critique. C’est ce que le philosophe Charles Taylor appelle « récit par soustraction2». Keller explique que :

Les gens affirment que leur perspective matérialiste est seulement ce qui reste après que la science et la raison ont éliminé leur croyance antérieure aux choses surnaturelles. Une fois cette superstition envolée, ils ont pu voir des choses qui étaient sous leurs yeux depuis le début, c’est-à-dire que la raison autonome peut déterminer la vérité et les « valeurs humanistes » d’égalité et de liberté.

KELLER, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques, op. cit.,, p. 46.

En gros, une fois qu’on a passé tout ce qu’on a pensé à travers le filtre de la raison, il ne reste plus rien de religieux ou de surnaturel. Keller critique cette manière de comparer et d’opposer l’athéisme/le matérialisme à la religion. En réalité, le matérialisme n’est rien d’autre qu’une forme de foi, « un ensemble de croyances », quelque chose qu’on ne peut pas prouver empiriquement (par la démarche scientifique et expérimentale). Keller annonce qu’il va chercher dans le reste du chapitre à montrer qu’en fait l’athéisme ne repose pas sur la raison, mais sur la foi, et révéler quelles sont ses croyances.

I. La « Rationalité exclusive »

A. Définition

La première croyance, que Keller appelle la « rationalité exclusive », est celle qui « revient à croire que la science est seul juge de ce qui est vrai et factuel, et que seul doit être cru ce qui peut se prouver de manière décisive par l’observation empirique3». Pour résumer, tout ce que nous ne pouvons pas observer avec nos sens n’existe pas. C’est aussi ce qu’on appelle couramment le scientisme. Logiquement, il n’y a alors plus de place pour le surnaturel et Dieu qui par définition sont immatériels. Ils ne peuvent donc pas être « détectés » à travers notre l’expérience.

Un premier problème avec cette position, c’est qu’elle mène au scepticisme radical. C’est-à-dire que si on accepte ce principe de rationalité exclusive avec ses conséquences logiques, on ne peut plus rien savoir avec certitude. On reste dans un doute perpétuel. Comme Descartes, nous ne pouvons dans ce cas plus savoir le monde extérieur ou quelque d’autre que nous-mêmes existe vraiment. Nos perceptions peuvent très bien être des illusions ou une arnaque d’un démon méchant qui cherche à nous tromper. C’est aussi le cas de l’athée populaire Barbara Ehrenreich :

Toute cette logique commença à s’effondrer, ce qui, je suppose, doit forcément arriver quand on confronte le monde au seul « moi » en tant que certitude. […] Croire en moi ou même aux membres de ma famille en tant qu’esprits indépendants sollicitait tous les efforts que je pouvais rassembler.

EHRENREICH, Barbara, Living with a Wild God, p. 37 ; 61. Cité par KELLER, op. cit., pp. 47-48.

C’est notamment le philosophe et mathématicien William Clifford qui a popularisé cette approche de la « rationalité exclusive » avec son article académique L’éthique de la croyance publié en 1877. Il y formule ce principe de la manière suivante :

C’est une erreur, toujours, partout et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base de preuves insuffisantes.

CLIFFORD, William, « The Ethics of Belief », Contemporary Review 29, décembre 1876-mai 1877 : 289 ; cité par KELLER, op. cit., p. 48.

Par « preuves insuffisantes », il veut dire l’absence de preuves empiriques, c’est-à-dire des preuves qu’on peut vérifier avec nos sens. En réalité, on peut contester ce principe pour plusieurs raisons.

B. Des objections à la « rationalité exclusive »

1. Ce principe est contradictoire

Le principe prétend que l’on ne peut pas croire à quelque chose qui n’est pas prouvé empiriquement. Mais réfléchissons deux secondes, ce principe peut-il lui-même être justifié empiriquement ? Non. Donc ce principe se contredit lui-même, il est donc faux.

2. Beaucoup de croyances qui ne répondent pas à ce principe restent vraies

Ce principe ne colle pas avec le fait que nous connaissons clairement plusieurs choses sans avoir besoin de l’utiliser. Nous savons par exemple que les « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », qu’il faut faire le bien et éviter le mal etc. Tous ces principes sont vrais.

Pourtant, la « rationalité exclusive » nous empêche de les accepter comme il interdit par définition toute connaissance qui n’est pas empirique. Ainsi, si l’on accepte ce principe, personne ne serait en mesure de connaître grand-chose. Non seulement Dieu (ce pourquoi les athées utilisent si souvent le principe) qui échappe à nos sens mais aussi la morale, le bien et le mal, l’âme etc.

C. La « vision de nulle part »

Contrairement à ce qu’affirme la « rationalité exclusive », tout raisonnement doit remonter ultimement à une ou plusieurs croyances impossibles à démontrer. C’est notamment ce que pensent des philosophes modernes comme Martin Heidegger, Maurice Merleau-Ponty et Ludwig Wittgenstein4.

1. Un premier exemple : la fiabilité de nos sens

Par exemple, nos raisonnements supposent que nos sens sont fiables, ce que nous sommes incapables de démontrer. C’est-à-dire de prouver par exemple que nous ne sommes pas dans une illusion comme dans le film Matrix. Nous pouvons seulement accepter cela par la foi.

2. L’existence ou l’inexistence d’un monde surnaturel

Un autre exemple, ce sont les propositions contraires (il n’y en a qu’une qui peut être vraie à fois) : « il n’y a pas de réalité surnaturelle au-delà de ce monde » et « il y a une réalité transcendante au-delà de ce monde5 ». Par définition, son champ d’étude est limité : la science n’étudie que des phénomènes naturels, elle exclut les phénomènes surnaturels.

Cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais seulement que la science ne les étudie pas et « fait exprès » de les ignorer, de ne pas s’y intéresser par souci de méthodologie. Dans les deux cas (la première ou la seconde proposition), on ne peut pas justifier la proposition par la science. On est obligé d’y croire par la foi.

Je pense qu’il est plus juste de dire que ces propositions ne peuvent être justifiées que par la philosophie et non pas par la science (d’après le principe de « rationalité exclusive »). C’est la philosophie qui nous permet d’apprendre des choses plus profondes sur la réalité que juste des lois naturelles décrites par les mathématiques.

3. L’existence du monde physique (nous ne sommes pas dans la matrice !)

Keller propose un dernier exemple : l’existence d’un monde physique, d’une réalité matérielle (qui n’est pas juste une pensée dans la tête de quelqu’un). Les hindous croient que « le monde est l’émanation d’un esprit absolu et qu’une grande partie de la réalité ne peut donc être véritablement perçue que par la contemplation6. » Au contraire, les occidentaux croient que l’univers est une réalité indépendante, qui existe par lui-même.

Dans la conception hindoue, le monde est imprévisible, et on ne peut pas formuler des lois scientifiques qui « captent » la réalité des choses. Alors que dans la pensée occidentale, comme le monde est matériel, il peut obéir à lois régulières et ordonnées. La science repose sur cette hypothèse de la pensée occidentale, mais cette hypothèse est encore une fois une croyance impossible à prouver, ni à réfuter. Keller conclut ainsi :

En résumé, personne ne peut se débarrasser de tous les postulats auxquels il croit et espérer examiner les preuves objectives d’une manière pure, impartiale et dénuée de toute croyance. Il n’y a pas de « vision de nulle part »7.

Pour une critique plus détaillée du scientisme, lire cet article.

D. Dans les coulisses de nos croyances

1. Deux manières de connaître : une connaissance consciente et une connaissance inconsciente

Pour prouver que tout le monde a des présupposés cachés qui impactent ses raisonnements, Keller présente la distinction que fait le philosophe des sciences Michael Polanyi entre « conscience focale » et « conscience secondaire ».

Chaque acte personnel de connaissance comporte deux niveaux : une « conscience focale » dans laquelle celui qui sait accorde une attention directe à un objet observé, et une « conscience secondaire » dans laquelle celui qui sait a recours à une multitude de postulats tacites dont ne nous sommes pas conscients8.

En gros on peut connaître des choses de deux manières : soit de manière consciente (« je suis conscient que je connais telle chose »), soit de manière inconsciente (« je sais ça mais je ne me rends pas compte qu’en fait c’est pour telle ou telle raison précise »). Dans le premier type de connaissance, on sait à peu près pourquoi l’on pense telle chose. Alors que dans le second type, on s’appuie sur une prémisse (une affirmation) qu’on trouve évidente alors qu’elle ne l’est pas du tout.

2. L’exemple du problème du mal

Keller donne un exemple concret : le problème du mal. Le sceptique affirme « Si Dieu par définition est à la fois tout-puissant et bon, pourquoi le mal et la souffrance ? » Selon lui, le mal est un élément incompatible avec l’existence de Dieu. Comme le mal existe (des femmes sont violées, des enfants maltraités, il y a des guerres etc.), alors Dieu n’existe pas.

Si l’on remonte au tout début de son raisonnement, le sceptique suppose en gros qu’un Dieu que nous ne pouvons pas comprendre (ici pourquoi il permet le mal) ne peut pas exister. Keller formule son raisonnement de cette façon :

Il est présupposé (et non prouvé) qu’un Dieu dépassant notre raison ne peut exister, et nous en concluons qu’il n’existe pas.

KELLER, op. cit., p. 54.

Pour reprendre les termes de Polanyi, l’affirmation qui précède est exactement la connaissance tacite ou cachée que l’athée connaît avec une conscience secondaire,

3. Le présupposé des peuples anciens

Mais elle n’a rien d’évident. En effet, les civilisations anciennes comme celles du Proche-Orient ancien à l’époque de la Bible : les Sumériens, les Babyloniens, les Israélites pensaient tout autrement. Ils croyaient à la fois en l’existence du mal (niée par beaucoup de religions asiatiques) et en l’existence d’un Dieu bon et tout-puissant (ou des dieux). Par exemple, on trouve de nombreuses histoires « du juste qui souffre injustement » comme celle de Job dans l’Ancien Testament ou celles de la littérature sumérienne.

D’après ces peuples beaucoup plus habitués à la souffrance que nous9, il est impossible pour nous, créatures limitées, de comprendre la complexité de notre monde et de son fonctionnement, ainsi que les pensées et le plan de Dieu. Dieu peut très bien avoir une raison pour permettre tout ce mal sur terre qui dépasse très largement ce que nous pouvons comprendre. Nous n’avons qu’une vision limitée des choses tandis que lui seul a la vision complète.

C’est seulement à partir des Lumières (Voltaire, Diderot, etc.) que les hommes avec tous leurs progrès technologiques ont gagné « la certitude de disposer de tous les éléments nécessaires pour faire le procès de Dieu10».

4. La vraie raison de l’athéisme (en lien avec le problème du mal) : une foi irrationnelle et non pas la raison

D’après Keller, tout cet exemple nous apprend que si des athées ne croient plus en Dieu (en invoquant le problème du mal), ce n’est pas à cause de la raison (un raisonnement convaincant) mais à en réalité à cause « d’un nouveau type de foi, fondé sur la puissance de la raison humaine et la capacité à comprendre la profondeur des choses » qui « avait remplacé une sorte de foi plus ancienne et plus modeste11».

Je suis d’accord avec Keller pour dire que le sceptique exerce une foi en cette affirmation comme elle irrationnelle, impossible à justifier et même illogique. Par contre, je ne dirai pas que le croyant croit que « Dieu dépasse notre compréhension » juste par une confiance sans raisonnement. Je pense qu’il le croit aussi sur la base d’arguments logiques et rationnels.

Par exemple, Dieu par définition (le Dieu monothéiste en tout cas, auxquels s’attaquent les sceptiques) est omniscient, il connaît absolument tout sans exception et comment toutes choses sont reliées entre elles. Ce qui n’est pas du tout notre cas. Notre connaissance est très limitée. Comment pouvons-nous donc prétendre pouvoir le comprendre parfaitement et donc avoir le droit de lui dire « tu te trompes » ?

E. La critique du doute

Keller fait maintenant remarquer que chaque doute implique une croyance. En s’inspirant encore de Polanyi : « On ne peut douter d’une croyance X que sur la base d’une croyance Y qui est la nôtre pour le moment12. » Par exemple, un agnostique (Hume par exemple) qui prétend qu’on ne peut pas connaître de choses sur Dieu, même pas son existence, croit en l’incapacité de la raison de connaître d’autres choses que des choses matérielles.

On peut s’intéresser à un exemple précis : un homme qui ne croyait « en rien » que Keller a rencontré. Nous allons voir pour chaque doute la croyance cachée correspondante et pourquoi celle-ci est fausse :

  1. Rencontrer un véritable athée et comprendre que ce n’est pas un misanthrope immoral et triste.
    Croyance cachée : « Les gens religieux sont sauvés parce qu’ils sont bons et moraux13», sauvés dans le sens de sauvés de leur péché et de l’enfer, pardonnés par Dieu.
    Objection : la Bible affirme au contraire que personne n’est sauvé parce qu’il est bon et que Dieu le récompense pour cela mais gratuitement par Dieu, comme par un cadeau qu’on ne mérite pas. Il est donc tout à fait possible qu’il y ait des athées beaucoup plus sympathiques que des croyants comme ce n’est pas les « bonnes actions » qui définissent ces derniers.
  2. Être témoin des atroces souffrances d’un bon et fidèle croyant qui est éprouvé apparemment sans raison.
    Croyance cachée : « Un esprit fini devrait être capable d’évaluer les motivations et les plans d’un Dieu infini14. »
    Objection : Cela n’a rien d’évident mais est plutôt arbitraire.
  3. Être témoin de la corruption et de l’hypocrisie institutionnalisées au sein d’une hiérarchie religieuse.
    Croyance cachée : Il existe des critères moraux objectifs pour différencier le bien du mal, pour condamner « la corruption et l’hypocrisie ».
    Objection : ce n’est pas une objection à la croyance cachée, qui en soi est vraie. Mais cet argument accuse les chrétiens de ne pas avoir été bons comme ils auraient du l’être. En gros, qu’ils « n’étaient pas assez chrétiens15 ». Mais cela suppose au contraire que le christianisme est vrai. Cela remet en cause les personnes, mais pas ce qu’enseigne la foi chrétienne (ses principes moraux).
  4. Prendre conscience de l’injustice fondamentale des doctrines de l’enfer et du salut
    Croyance cachée : « L’univers est géré comme une démocratie occidentale16. » De même que dans une démocratie, chacun peut faire « ce qu’il veut », Dieu aussi nous laisse faire ce qu’on veut.
    Objection : C’est un point de vue très ethnocentrique, surtout quand on remarque la plupart des autres populations (africaines, asiatiques, etc.) n’y adhèrent pas. Elles voient plutôt Dieu comme un grand roi (on a donc une monarchie) qui gouverne le monde et auquel on doit obéir. Mais il reste un bon roi. En soi, il n’y a rien de scandaleux.
  5. Trouver une contradiction à laquelle personne ne peut répondre ou une erreur dans les Écritures.
    Croyance cachée : Tous les croyants ont « une croyance naïve et dépourvue d’esprit critique en la Bible17».
    Objection : C’est faux, « des milliers de thèses de doctorat ont été écrites sur chaque verset et […] pour chaque désaccord sur deux versets qui se contredisent ou qui constituent une erreur, il existe dix contrepoints convaincants7 ».

F. Un équilibre entre foi et raison

Pour conclure cette partie sur la « rationalité exclusive », Keller nous assure qu’il ne nous invite pas à justifier ou à croire à des faits sur la base d’arguments. Il est d’accord qu’il faut évaluer nos arguments en testant d’abord si ils sont cohérents et ensuite s’ils sont conformes à la réalité.

Cependant, il est important pour lui de prendre en compte à la fois l’aspect objectif et l’aspect subjectif de la connaissance. Par aspect objectif (position de Descartes, Locke et les Lumières), il veut dire reconnaître que nos connaissances ne sont pas juste des goûts personnels et subjectifs mais des connaissances à propos de la réalité objective. Par aspect subjectif (Foucault et Derrida), être conscient que nos connaissances sont influencées par le milieu dans lequel nous vivons (l’État, la société, l’école, la famille, etc.).

Le problème, c’est que chacun des deux groupes a entièrement rejeté l’autre aspect et devenu « indéfendable ». Les « objectivistes » négligent le fait qu’il y a des choses que l’on connaît sans les prouver. Les « subjectivistes » rendent toute connaissance impossible. D’après eux on ne peut pas vérifier si ce l’on connaît « dans nos têtes » correspond à la réalité. En plus, ils se contredisent eux-mêmes car s’ils interdisent toute connaissance, comment peuvent-ils justifier la leur ? (« Il est impossible de connaître quoi que ce soit. »)

La recette que nous propose Keller, c’est donc de reconnaître que nos avis ou arguments (« la raison ») reposent sur des croyances impossibles à justifier (« la foi »). Elles reposent aussi sur des expériences personnelles et nos émotions. Ce sont ces croyances qu’il faut évaluer. C’est aussi le cas du matérialiste qui suppose de nombreuses croyances « extrêmement discutables quant à la nature de la preuve et de la rationalité proprement18».

Conclusion et évaluation

A. Croyances et premiers principes

En conclusion, je dirai que Keller a vaguement raison. Par contre, il est assez vague et mélange un peu les choses. Je reconnais que nos avis et arguments reposent bien sur des croyances plus profondes. Mais plusieurs qu’il donne sont faciles à justifier (même si effectivement ce n’est pas avec la science – expérimentale – qu’on peut le faire).

Par exemple qu’en tant que créatures finies nous ne pouvons pas comprendre les raisonnements d’un Dieu infini ou encore que rien d’autre que la matière existe. Je préfère parler de prémisses implicites plutôt que de croyances comme ce sont des propositions pour lesquelles on peut argumenter. Mais de manière générale Keller a raison de dire qu’il est important d’examiner ce que nous pensons être évident car c’est sur cela que reposent beaucoup de nos arguments que nous pensons être vrais.

Il est vrai cependant qu’au fond, il doit forcément y avoir des croyances « fondamentales » (qu’on appelle traditionnellement les premiers principes) desquelles dépendent toutes les autres. Ce qu’on appelle en philosophie les premiers principes. Par exemple, le principe de non-contradiction, le principe du tiers-exclu et le principe d’identité. On pourrait aussi rajouter le « principe d’être19 » qui affirme que quelque chose existe (des êtres concrets et individuels détectables par nos sens, appelés en philosophie des « étants »). Tout ce que nous disons ou affirmons dépend des premiers principes et ne peut les contredire sous peine de tomber dans une absurdité.

Nous ne pouvons pas les démontrer directement à partir de principe plus fondamentaux que ceux-ci. Par exemple de la même manière dont on prouve le théorème de Pythagore ou l’existence de Dieu à partir de prémisses. Mais nous pouvons quand même les démontrer de manière indirecte par un raisonnement par l’absurde. En effet, si nous les nions, nous ne pouvons plus rien dire ni connaître de cohérent : ce qui est absurde.

B. Voyons-nous vraiment la réalité à travers des « lunettes floues » ?

J’ai l’impression que Keller ou bien tombe dans une position très influencée par la philosophie moderne (proche d’idéalisme opposé au réalisme métaphysique), ou bien affirme deux choses difficiles à concilier.

Dans la première hypothèse, il serait proche du courant d’apologétique chrétien appelé « présuppositionnalisme ». Selon lui, il n’y aurait aucun avis qui soit neutre et qui ait accès à la réalité objective des choses. Tout le monde porte des lunettes (des sortes de filtres) qui l’empêche de voir la réalité telle qu’elle est vraiment (position proche de celle de Kant). On a l’impression qu’il adhère à cette idée à la fin de la partie « La vision de nulle part ».

Il adhèrerait une forme de « cohérentisme » où c’est le plus cohérent (celui qui n’a pas de contradiction ou d’absurdités) dans son système qui a raison. Au contraire, sur Par la foi, nous nous rattachons à la méthode de la plupart des philosophes chrétiens : le réalisme. Nous affirmons que bien que chacun soit influencé, nous avons bel et bien accès à la réalité objective même si nous faisons des erreurs. J’ai beau me tromper en croyant voir un chat plus près de moi qu’il ne l’est vraiment, mais ce qui est sûr c’est que je vois bien un chat, peu importe la distance à laquelle je pense qu’il se trouve de moi. Et pourtant, Keller affirme bien à la fin qu’il faut confronter nos avis à la réalité, ce qui semble contradictoire s’il accepte pourtant le cohérentisme :

Nos thèses et nos arguments doivent être examinés de manière rationnelle pour évaluer leur cohérence interne et leur conformité avec ce que nous savons de la réalité.

KELLER, op. cit., p. 58.

Illustration de couverture : Sir James Thornhill, Paul prêchant à l’Aéropage, huile sur toile, 1729-1731.

  1. C’est plus courant aux États-Unis qui sont une société encore beaucoup plus « christianisée » et moins sécularisée que la France.[]
  2. TAYLOR, Charles, L’âge séculier, SAVIDAN, Patrick (trad.), Paris : Seuil, 2011, pp. 55-58. Cité dans KELLER, Timothy, Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques ; CHAINTRIER, Jonathan (trad.), Lyon : Editions Clé, 2019, p. 46.[]
  3. Ibid, p. 47.[]
  4. TAYLOR, Charles, « Overcoming Epistemology » dans Philosophical Arguments, Cambridge, MA : Harvard University Press 1995, p.1-19. Cité par KELLER, op. cit., p. 50.[]
  5. KELLER, op. cit., p. 51.[]
  6. Op. cit., p. 52.[]
  7. Ibid.[][]
  8. POLANYI, Michael, Personal Knowledge, 1958, p. 88. Cité par KELLER, op. cit., p. 52.[]
  9. La médecine n’était pas aussi développée, il y avait plus de fausses couches, la guerre constamment présente, etc.[]
  10. TAYLOR, op. cit., p. 416.[]
  11. KELLER, op. cit., p. 54.[]
  12. Ibid., p. 55.[]
  13. Ibid., p. 56.[]
  14. Ibid., p. 57.[]
  15. Ibid.[]
  16. Ibid.[]
  17. Ibid., p. 58.[]
  18. Ibid., p. 59.[]
  19. GILSON, Étienne, Constantes philosophiques de l’être, Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 1983, pp. 62-63.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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