Malebranche contre les fausses généralisations
13 décembre 2023

Voici un extrait de l’œuvre principale de Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où il s’attaque aux fausses généralisations (dont les clichés font partie). Malebranche est un prêtre catholique et un philosophe du courant rationaliste qui a beaucoup suivi Descartes, il est très connu pour son occasionnalisme. L’occasionnalisme affirme qu’il n’y a que Dieu qui a un pouvoir de causer des effets, les créatures n’en n’ont pas, c’est donc Dieu qui fait constamment tout en elles.


Cette facilité que l’esprit trouve à imaginer et à supposer des ressemblances partout où il ne reconnaît pas visiblement de différences, jette aussi la plupart des hommes dans des erreurs très dangereuses en matière de morale. En voici quelques exemples.

Un Français se rencontre avec un Anglais ou un Italien ; cet étranger a ses humeurs particulières : il a de la délicatesse d’esprit ou, si vous voulez, il est fier et incommode. Cela portera d’abord ce Français à juger que tous les Anglais ou tous les Italiens ont le même caractère d’esprit que celui qu’il a fréquenté. Il les louera ou les blâmera tous en général ; et s’il en rencontre quelqu’un, il se préoccupera d’abord qu’il est semblable à celui qu’il a déjà vu, et il se laissera aller à quelque affection ou à quelque aversion secrète. En un mot, il jugera de tous les particuliers de ces nations par cette belle preuve qu’il en a vu un ou plusieurs qui avaient de certaines qualités d’esprit, parce que, ne sachant point d’ailleurs si les autres diffèrent, il les suppose tous semblables.

Un religieux de quelque ordre tombe dans une faute, cela suffit afin que la plupart de ceux qui le savent condamnent indifféremment tous les particuliers du même ordre. Ils portent tous le même habit et le même nom, ils se ressemblent en cela : c’est assez afin que le commun des hommes s’imagine qu’ils se ressemblent en tout. On suppose qu’ils sont semblables, parce que ne pénétrant pas le fond de leurs cœurs, on ne peut pas voir positivement s’ils diffèrent.

Les calomniateurs qui s’étudient aux moyens de ternir la réputation de leurs ennemis, se servent d’ordinaire de celui-ci, et l’expérience nous apprend qu’il réussit presque toujours. En effet il est très proportionné à la portée du commun des hommes, et il n’est pas difficile de trouver dans des communautés nombreuses, si saintes qu’elles soient, quelques personnes peu réglées, ou dans de mauvais sentiments, puisque dans la compagnie des apôtres dont Jésus-Christ même était le chef, il s’*’est trouvé un larron, un traître, un hypocrite, en un mot un Judas.

Les Juifs auraient eu sans doute grand tort s’ils eussent porté des jugements désavantageux contre la compagnie la plus sainte qui fut jamais, à cause de l’avarice et du dérèglement de Judas ; et s’ils les eussent tous condamnés dans leur cœur, à cause qu’ils soufraient avec eux ce méchant homme, et que Jésus-Christ même ne le punissait pas, quoiqu’il connût ses crimes.

Il est donc manifestement contre la raison et contre la charité de prétendre qu’une communauté est dans quelque erreur, parce qu’il se trouve quelques particuliers qui y sont tombés, quand même les chefs la dissimuleraient ou qu’ils en seraient eux-mêmes les partisans. Il est vrai que, lorsque tous les particuliers veulent soutenir l’erreur ou la faute de leur frère, on doit juger que toute la communauté est coupable. Mais on peut dire que cela n’arrive presque jamais, car il paraît moralement impossible que tous les particuliers d’un ordre soient dans les mêmes sentiments.

Les hommes ne devraient donc jamais conclure de cette sorte du particulier au général ; mais ils ne sauraient juger simplement de ce qu’ils voient, ils vont toujours dans l’excès. Un religieux d’un tel ordre est un grand homme, un homme de bien : ils en concluent que tout l’ordre est rempli de grands hommes et de gens de bien. De même un religieux d’un ordre est dans de mauvais sentiments : donc tout cet ordre est corrompu et dans de mauvais sentiments. Mais ces derniers jugements sont bien plus dangereux que les premiers, parce qu’on doit toujours bien juger de son prochain, et que la malignité de l’homme fait que les mauvais jugements et les discours tenus contre la réputation des autres plaisent beaucoup plus et s’impriment plus fortement dans l’esprit que les jugements et les discours avantageux qu’on en fait.

Nicolas de Malebranche, De la recherche de la vérité, livre III, ch. XI ; texte établi par Jules Simon, Charpentier, 1842 (Œuvres de Malebranche, pp. 216-291.)


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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