La providence s’occupe-t-elle seulement de la conservation et subsistance des choses ; ou bien aussi de leur gouvernement (par lequel Dieu lui-même agit et concourre efficacement avec eux par un concours qui n’est pas général et indifférent, mais particulier spécifique et immédiat)? Nous nions la première proposition et affirmons la deuxième contre les jésuites, les sociniens et les remontrants.
En langage plus contemporain: Dieu est-il le dieu des déistes, qui donne l’existence aux choses, mais laisse le gouvernement à l’homme? Ou bien fait-il advenir les choses, non seulement dans leurs existences, mais aussi dans leurs actes?
Il y a plusieurs opinions à l’époque de Turretin (XVIIe siècle):
- Durandus [Guillaume Durand de Saint-Pourçain] et certains romains proposaient que Dieu conservait l’existence, mais aussi la capacité d’agir des créatures, sans pour autant déterminer leurs actions à proprement parler. Pour illustrer: Dieu donne l’existence à la voiture, il maintient le moteur en fonctionnement, mais c’est à un autre de prendre le volant et déterminer où la voiture va.
- Les jésuites affirment que Dieu fournit non seulement l’existence mais aussi une forme de gouvernement des créatures, mais seulement général et indifférent, au point où ce qui arrive par les causes secondes n’a aucune relation particulière avec la cause première. C’est l’opinion commune des jésuites embrassée par les sociniens et les remontrants. Les deux professent l’avoir embrassé pour deux raisons: (1) absoudre Dieu de la causalité du péché ; (2) établir la liberté et l’indifférence de la volonté humaine en tous ses actes (et surtout la conversion) et la réconcilier avec la providence Divine. En bref, c’est l’option arminienne qui existe encore aujourd’hui.
- Les thomistes et dominicains s’opposent aux Jésuites sur ce point: Dieu détermine non seulement l’existence, mais aussi les actes particuliers des causes secondes, par une détermination physique. Turretin cite notamment Thomas d’Aquin qui s’accorde sur bien des points avec la prédestination calviniste, comme nous l’avons déjà dit. Mieux encore, il s’inscrit en continuité avec les thomistes dominicains. l’opinion orthodoxe est, selon lui: La providence de Dieu consiste non seulement en la conservation des choses, mais aussi dans le concours de Dieu ; ce concours n’est pas indifférent ou général, mais particulier et spécifique.
Argumentation (§§6-13)
Premier argument: l’Écriture attribue l’action des causes à Dieu:
- Genèse 45,7, où Joseph dit à ses frères (qui l’ont vendu en esclavage pour l’Égypte) Dieu m’a envoyé devant vous pour vous faire subsister dans le pays
- Proverbes 21,1 les désirs du roi sont attribués à Dieu: Le cœur du roi est un courant d’eau dans la main de l’Eternel; Il l’incline partout où il veut.
- Ésaïe 10,15: Dieu revendique son contrôle complet sur le « bâton » des envahisseurs assyriens. La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! Cf aussi Ésaïe 10,26 et 13,5.
Des passages absolus comme en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes 17,28) et le même Dieu qui opère tout en tous. (1 Co 12,6), ou bien c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire (Philippiens 2,13) sont difficilement explicables si l’on limite la providence à un contrôle vague et indifférent.
Deuxième argument: Dieu est le Seigneur des Seigneurs, et il n’est donc pas une sorte de propriétaire absent et lointain. Il en a un contrôle plein et entier.Ainsi il est le Seigneur des singuliers, il les tient tous soumis en tout mouvement, action ou évènement – externe ou interne, bon ou mauvais.
Troisième argument: Si l’être des créatures est en Dieu (cf Actes 17,28) alors leur mode d’action aussi, car leur mode d’action suit leur mode d’être. Par exemple, si l’homme est rationnel et que cela est conservé par Dieu, alors le raisonnement fait avec ces capacités rationnelles est aussi sous le contrôle de Dieu. Ainsi donc, affirmer que l’on puisse choisir sans providence particulière de Dieu revient à dire que notre être ne dépend pas de Dieu.
Quatrième argument: Si Dieu ne détermine aucun évènement particulier, alors c’est en vain qu’on le prie pour obtenir une chose particulière, ou qu’on le remercie pour une bénédiction particulière.
Cinquième argument: Si le concours de Dieu est général et indifférent, alors aucun bien ni mal particulier n’est déterminé par lui, ce qui est absurde:
- Parce qu’alors la providence de Dieu sur les affaires humaines serait amenée seulement par les hommes.
- La volonté humaine précède alors, en temps et en importance, la volonté de Dieu.
- Dieu ne déterminerait rien.
Toutes ces choses sont blasphématoires et athéistes et aussi contraires à ce qui est écrit, puisque l’Écriture témoigne avec insistance que Dieu est la cause de tout bien, qu’il soit naturel ou moral (Jacques 1,17 ; 1 Corinthiens 4,7 ; Romains 11,36 ; Genèse 1,31)
Sixième argument: Si Dieu ne détermine que l’existence des créatures, ou un vague concours général, alors:
- Le tirage au sort ne pourrait pas venir de Dieu (contrairement à Proverbes 16,33): Dieu serait en effet indifférent à quel lot particulier est pioché.
- La chute des moineaux ne serait pas déterminée par Dieu (contrairement à Matthieu 10,28-30).
- Dans la même lignée il ne donnerait pas la neige, la glace, les vents, la nourriture aux corbeaux, la force aux chevaux (Job 37-39 ; Psaumes 104, 147) ; la nourriture aux affamés, l’aide aux veuves et aux orphelins, la mort et la résurrection (1 Samuel 2,7-9 ; Psaumes 146,7-8 etc). Ce sont des actes particuliers qui requièrent un concours particulier de Dieu.
Septième argument: voici d’autres absurdités d’un concours général et indifférent de Dieu:
- Le décret de Dieu serait rendu incertains, et ses prophéties falsifiables parce qu’elles dépendent de la volonté muable humaine.
- Toute action volontaire est retirée du contrôle de Dieu et l’homme devient un allié plutôt qu’un sujet de Dieu.
- L’homme agirait davantage que Dieu, et en ferait plus que lui.
- Une grande part de notre piété n’aurait plus de fondation. Au lieu de dire « Si Dieu le veut, nous ferons ceci ou cela » (Jc 4,15), nous devrions dire « si l’homme le veut, que ceci ou cela soit fait ».
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