Dieu concourt-t-il avec les causes secondes non seulement par un concours particulier et simultané, mais aussi précédent? Nous l’affirmons
Derrière le mot concours se pose la question suivante: comment l’action de Dieu rejoint-elle (concourt-t-elle) les actions des causes secondes? Comment l’action de Dieu se combine avec la décision de repentir d’Augustin? C’est une question fondamentale qu’il faut explorer avant de pouvoir correctement traiter du compatibilisme de la détermination divine. Cet article sera donc plus technique que d’habitude, mais l’objectif reste que vous compreniez mieux comment la volonté de Dieu rejoint la volonté humaine sans casser l’intégrité de l’une ou l’autre.
Définition: le concours est la façon dont un mouvement en entraîne un autre. Dans cette question, ce sera le mode de coopération entre volonté divine et cause seconde (cause physique, volonté humaine…).
Il y a quatre couples de concours possibles:
- Concours physique/moral: Le concours physique désigne la façon dont une bille de billard entraîne le mouvement d’une autre bille: agissant à la manière d’une cause physique, vraiment et efficacement et qui donne un effet réel par un influx positif. Le concours moral désigne la façon dont nous agissons en réponse à des intimidations ou des encouragements. Dans cette question, on parle du concours physique: une cause vraie et efficace avec un effet réel, pas seulement une vague influence morale.
- Concours médiat/immédiat : Lorsque la cause première agit directement sur la cause seconde (la bille de billard frappe la deuxième) c’est un concours im-médiat [sans intermédiaire]. Lorsque la cause première agit à travers une cause intermédiaire (le joueur lance une boule pour faire tomber une quille) c’est un concours médiat [par intermédiaire]. La différence réside dans le fait que la cause médiate agit selon un mouvement reçu d’une cause première, et non de sa propre initiative. Dans cette question, nous disons que Dieu agit immédiatement sur la seconde cause (il n’y a pas d’intermédiaire entre lui et la cause seconde) et par immédiation (n’agissant que par lui-même et sa propre force).
- Concours par voie de principe/voie d’action: Dans la voie de principe, Dieu agit sur une cause seconde en lui conservant sa capacité d’agir: il agit en donnant à la chose une capacité propre d’action. Dans la voie d’action, l’action même de Dieu consiste en l’action de la cause seconde. Dans cette question nous parlons du concours par voie d’action.
- Concours précédent/simultané: Le concours précédent de Dieu désigne la prédétermination, lorsque Dieu prépare et détermine une chose à agir. Le concours simultané désigne l’action de Dieu en même temps que celle de la cause seconde.
Etat de la question
Dans les querelles du XVIIe siècle, les réformés soutenaient que Dieu agissait par un concours précédent : en langage ordinaire, Dieu prédestine les causes secondes.
Avant toute opération de la créature ou avant que la créature n’opère par nature ou raison, Dieu la meut vers l’action de façon directe et efficace si bien que sans ce pré-mouvement [prémotion] la cause seconde ne pourrait pas œuvrer, et il serait impossible à la cause seconde de ne pas faire la même chose que ce pour quoi elle a été d’abord mue par la cause première.
Chez les catholiques de l’époque, les opinions sont variées:
- Les jésuites molinistes ne confessent que le concours simultané, et rejettent un concours précédent.
- Les dominicains thomistes affirment le concours précédent ou prédétermination. on les appelle donc « prédétermineux » et tiennent que la prédétermination de Dieu est nécessaire dans tous les actes de ses créatures, qu’elles soient naturelles ou libres. Je ne suis donc pas le seul à trouver que Thomas est « calviniste », les dominicains du XVIIe siècle aussi.
Parmi les réformés, il y avait des nuances aussi:
- Certains disent qu’il n’y a de prédétermination que dans les œuvres de grâce, mais que pour le reste il n’y a que des concours simultanés.
- D’autres disent qu’il y a prédétermination en toute action de la providence. C’est l’opinion de Turretin.
Les choses sont prédeterminées (§§7-10)
Premier argument: La nature de la cause première et la subordination des causes secondes. Si les causes secondes pouvaient déterminer leur action par elles-mêmes, alors elle ne seraient plus secondes, mais premières. En sens inverse, la cause première ne serait plus première, mais inexistante. En langage ordinaire, cela veut dire que si Augustin peut se déterminer seul à la conversion, alors il ne doit rien à Dieu, pas même le salut. Or il est écrit dans1 Corinthiens 4.7 : « Qu’as tu que n’aies reçu? Si tu l’as reçu, pourquoi fais tu le fier comme si tu ne l’avais pas reçu? » Cela ne peut être que faux.
Deuxième argument: Ce qui est indifférent à un acte ou un autre, doit être déterminé par l’action d’une cause première, parce que c’est seulement par un acte qu’un potentiel est actualisé. En langage ordinaire: Si Augustin n’a pas encore décidé s’il se repentait ou non, ce n’est pas en lui-même qu’il faut chercher l’actualisation de sa décision: c’est de l’extérieur qu’elle doit lui venir, ainsi qu’Augustin le raconte lui-même dans ses Confessions.
Objection: Nous pouvons nous déterminer nous-même. → Bien sûr qu’une cause seconde peut agir de façon seconde, mais il y a toujours besoin d’une détermination première, d’une « étincelle pour allumer » le mouvement. Ce n’est que par l’action de Dieu que la volonté humaine sort de son état d’indifférence.
Troisième argument: Si Dieu n’agissait pas par un concours précédent, il ne pourrait pas y avoir de concours simultané. Rappelons que tous les théologiens du XVIIe siècle affirmaient le concours simultané. En effet, le seul moyen pour deux volontés totalement libres et non prédéterminées de s’accorder consiste soit en ce qu’une volonté supérieure les accorde ensemble, soit qu’elles soient nécessairement par nature forcées de collaborer ensemble sinon l’œuvre ne se fait pas, soit que l’une prédétermine l’autre.
Essayons d’illustrer: Soit Dieu et Augustin, deux volontés libres. Comment peuvent-elles concourir ensemble à la repentance d’Augustin?
- Soit il y a un Dieu supérieur à Dieu qui détermine et arrange la volonté de Dieu et la volonté d’Augustin ensemble. Or, il n’y a pas de cause première supérieure à Dieu.
- Soit il est dans la nature même de Dieu et d’Augustin que la repentance d’Augustin soit obtenue. Mais dans ce cas, Dieu n’est pas libre, et Augustin n’a pas de libre-arbitre.
- Soit Dieu prédétermine Augustin à se repentir, et c’est l’option réformée.
Quatrième argument: Dieu a déterminé toutes choses de toute éternité par une volonté efficace et absolue, y compris la détermination de la volonté humaine. Donc il doit aussi prédéterminer l’action des causes secondes pour que le décret se réalise.
Réponse aux objections
La prédétermination ne détruit pas, mais conserve le libre arbitre. Par la prédétermination, Dieu ne contraint pas les créatures rationnelles ni ne les fait agir par une nécessité physique et brute. A la place, il agit de manière consistante avec elle-même et en accord avec leur propre nature, c’est à dire, par préférence et spontanément (ils sont déterminés par Dieu à se déterminer eux-mêmes). […] La source de l’erreur est de mesurer la liberté à partir de l’équilibre et de rendre l’indifférence essentielle au libre-arbitre. La liberté doit être définie par la délibération et la spontanéité.
Turretin, ITE, 6.511
Cette compatibilité est possible parce que la prédétermination n’entraîne pas une nécessité de conséquence, mais une nécessité de concourrance. Ce qui est nécessaire n’est pas que la chose arrive quoi qu’il en coûte, mais que la chose arrive conformément à elle-même. Si Dieu prédétermine, il prédétermine en même temps les affects et raisonnements d’Augustin si bien que c’est très librement qu’Augustin se repentira.
La capacité des hommes à agir par eux-mêmes n’exclut pas le concours de Dieu. Les deux volontés -divines et humaines- ne sont pas concurrentes comme si elles étaient au même plan, mais la volonté humaine est subordonnée à celle de Dieu, qui est d’un niveau supérieur.
Dieu meut les causes secondes, mais il ne produit pas leurs actions. Si le couteau coupe et blesse mon doigt, ce n’est pas Dieu qui coupe mon bras. En effet, même si Dieu prédétermine cet acte, il ne fait que donner l’efficacité. Le couteau, quant à lui est une cause non seulement efficace, mais aussi formelle et subjective par dessus, ce qui n’est pas le cas de la cause divine. Même si Dieu concourt à toute chose, cela ne veut pas dire que son action est l’action des causes secondes. Ainsi, chaque objet conserve l’intégrité de ses actes.
Ceci explique pourquoi Dieu peut prédéterminer les actes mauvais, sans participer au mal de ces actes. Il prédétermine l’évènement, mais non la substance de cet acte.
Le magistrat est la cause de la mort infligée au coupable par son bourreau, il n’est pas la cause de la cruauté de cette exécution. Le joueur de harpe est la cause du son, mais pas de la dissonance qui vient des cordes mal réglées. Celui qui conduit un cheval boiteux est la cause du mouvement, mais pas du boitement.
Même si l’évènement vient de Dieu, le mal vient de l’homme seul.
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