Les luthériens et la Cène
24 janvier 2025

Récemment, j’ai publié une vidéo sur l’Eucharistie chez les Pères, au cours de laquelle j’expose la compréhension réformée de la Cène. Celle-ci a été l’occasion d’une question de la part de spectateurs à laquelle il est difficile de répondre sans entrer auparavant dans certaines précisions sur la Cène. Les Pères de l’Église n’auraient-ils pas, m’a-t-on demandé, la position luthérienne sur la Cène ? Pour pouvoir y répondre, je vous propose d’analyser trois formules latines qui précisent la différence entre réformés et luthériens sur la Cène. Avant cela, si ce n’est pas fait, voici la vidéo pour la visionner :

Réformés comme luthériens s’accordent à dire que le Christ est réellement offert au croyant dans la Cène. En effet, 1 Corinthiens 10 nous dit que la coupe est communion au sang du Christ et que le pain est communion au corps du Christ. Réformés comme luthériens s’accordent également à dire que Dieu n’abolit pas le pain et vin, mais les utilise, avec leurs natures, pour que cette communion prenne place. Ils s’accordent encore sur le fait que c’est dans le fait de prendre, manger et boire et non dans le fait d’adorer les éléments que l’on célèbre droitement ces mystères. Néanmoins, il demeure trois domaines précis où ces positions diffèrent, trois domaines qui sont couverts par trois expressions latines : extra calvinisticum, communicatio idiomatum et manducatio impiorum.

Extra calvinisticum et Communicatio idiomatum

Jésus-Christ est Dieu et homme, en une seule personne et cela sans confusion de ces natures qui retiennent leurs propriétés respectives ni séparation de celles-ci en deux personnes. Pour expliquer le mode de la présence du Christ dans la Cène, les luthériens ont mis en péril cette affirmation. En effet, certains d’entre eux ont expliqué que le Christ était présent dans son corps et son sang parce que le corps du Christ aurait hérité des propriétés de sa divinité, dont l’omniprésence. Cette réception des attributs divins par la nature humaine est appelée communicatio idiomatum.

La difficulté avec cette compréhension, vous le comprenez, est de confondre les deux natures et de mettre en péril l’incarnation elle-même : si l’humanité de Jésus est omniprésente, omnipotente, etc. en quoi est-ce encore une humanité ? Si elle possède tous les attributs divins, elle se confond nécessairement avec la divinité puisque cette dernière se confond avec ses attributs (doctrine de la simplicité divine).

Extra calvinisticum

En réponse à cette idée luthérienne, appelée ubiquitarianisme, les réformés ont insisté sur l’importance de conserver la vraie humanité de Jésus : selon sa divinité, il est présent en tous lieux, selon son humanité, il est présent en un lieu. Sur ce point précis, les Pères de l’Église sont clairement du côté réformé. Considérez ces affirmations faites par saint Augustin :

Le Sauveur est au ciel, mais, par la vérité, il habite toujours parmi nous. Le corps ressuscité du Sauveur se trouve nécessairement en un seul endroit ; mais sa vérité est répandue en tous lieux1.

Ce n’est point selon cette forme corporelle que le Christ est présent partout ; il ne faut pas établir sa divinité aux dépens de la vérité même de son corps. […] Car en Jésus-Christ, Dieu et l’homme ne font qu’une seule personne et un seul Jésus-Christ : en tant que Dieu, il est partout; en tant qu’homme, il est au ciel. Mais pour notre Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, égal à son Père, et en même temps fils de l’homme, ce qui rend son Père plus grand que lui, croyez qu’en tant que Dieu, il est tout entier présent partout, qu’il habite dans ceux en qui Dieu habite comme dans son temple ; croyez aussi que son corps, un corps véritable est dans quelque endroit du ciel2.

Ici, il convient de signaler qu’une partie des luthériens seulement a eu recourt à la notion d’ubiquité du corps du Christ.

Communicatio idiomatum

L’expression « communication des idiomes » n’est pas propre à la théologie luthérienne. Chez les réformés, elle désigne le fait qu’une chose propre à une nature soit attribué à l’autre nature. Par exemple, le livre des Actes dit que Dieu a racheté l’Église par son propre sang. En réalité, il s’agit d’un sang d’un corps humain. Mais puisque ce sang est le sang d’une personne divine, ce langage convient. De même, l’apôtre Paul dit que le « Seigneur de gloire » a été crucifié. Pourtant, c’est un corps humain qui a été crucifié. Mais c’est le corps humain de celui qui est aussi Seigneur. Il y a donc bien une communication des attributs en vertu de l’union des deux natures, mais cette communication est une figure de langage qui permet d’exprimer l’union des deux natures en une personne et elle n’implique nullement que le corps humain du Christ aurait eu des propriétés divines comme l’omniprésence : le corps du Christ était bien présent sur la croix. L’évêque de Rome Vigile, dans un discours cité par le Réformateur Jérôme Zanchi, illustre cela par l’union de l’âme et du corps en un seul homme :

Il lui est donc propre de mourir par la nature de sa chair, qui est mortelle ; et il lui est propre de ne pas mourir par la nature du Verbe, qui ne peut pas mourir. De même, par le mystère ineffable de l’union des deux natures, la mortalité de la chair était commune en lui à la nature du Verbe, qui ne pouvait mourir. Et l’immortalité du Verbe était commune en lui à la nature de la chair, qui cédait à la mort. Par conséquent, comme il lui est propre, selon les deux natures, de mourir et de ne pas mourir, ainsi il lui est commun, selon les deux natures, de faire ce qui est leur propriété. Et comme je puis dire (par exemple) : il m’est propre de porter la marque de la noirceur d’une blessure dans mon corps par la nature de ma chair, ainsi il m’est propre de porter la blessure d’une parole, c’est-à-dire d’une parole dure, dans mon esprit par la nature de mon âme. Et il m’est aussi propre de ne pas porter la même blessure de paroles dans mon corps par la nature de ma chair. […] Pourtant ces deux choses sont communes en moi, à mon âme et à mon corps, car ni mon âme, placée hors de mon corps, ne sent ce qu’il lui est propre de sentir, ni mon corps, sans la compagnie de mon âme, ne peut porter les marques des coups3.

De même, Jean Damascène, en expliquant la communication des idiomes, l’explique par l’union des deux natures, en veillant à écarter soigneusement une confusion de celles-ci telle que l’entendent les luthériens :

Quand nous employons le mot : divinité, nous n’entendons pas les particularités de l’humanité (la divinité n’est pas créée ni passible) ; quand c’est le mot : humanité, nous n’entendons pas non plus celles de la divinité (la chair, l’humanité n’est pas incréée). En nommant l’hypostase d’un mot visant soit une partie, soit les deux en même temps, nous lui attribuons néanmoins les qualités des deux natures. Car le Christ est à la fois, Dieu et homme, créé et incréé, passible et impassible; et lorsqu’on le nomme d’une de ses parties, Fils de Dieu et Dieu par exemple, il reçoit les propriétés de la nature sous-jacente, c’est-à-dire de la chair ; on l’appelle Dieu souffrant et Seigneur de gloire crucifié (non comme Dieu mais comme homme) ; et lorsqu’on le nomme homme et Fils de l’homme, il reçoit les propriétés de la nature divine et ses gloires, fils prééternel et homme sans commencement; non comme enfant, ni comme homme, mais en tant que Dieu qui est avant tous les siècles et devenu enfant aux derniers jours. Voilà le comment de ce transfert de propriétés réciproques de chacune des natures, du fait d’une même hypostase et de la pervasion (périchorèse) de celles-ci l’une en l’autre4.

Sans diviser la personne à la façon des nestoriens, saint Augustin distingue bien les natures ainsi :

Pourquoi donc le fils dit-il à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue ». Notre-Seigneur Jésus-Christ était Dieu et homme tout ensemble. En tant que Dieu, il n’avait pas de mère, en tant qu’homme il en avait une. Elle était donc la mère de son corps, la mère de son humanité, la mère de l’infirmité qu’il a prise à cause de nous5.

Ce que dit Augustin ici ne s’oppose pas à la juste façon de comprendre l’expression « Mère de Dieu ». En effet, le concile d’Éphèse précise « Mère de Dieu, selon l’humanité » : il s’agit de dire que Dieu a été enfanté, en se faisant homme et non pas de dire que la divinité elle-même aurait été engendrée. Cette distinction suppose que les attributs des natures restent distincts.

Ainsi, on ne peut pas invoquer les Pères en soutien de la position ubiquitarienne comme explication de la présence du Christ lors de la Cène, comme le font les luthériens.

Manducatio impiorum

Un autre point qui distingue les réformés des luthériens est celui de la manducation des impies : si la présence du Christ est corporelle dans la Cène, alors même ceux qui ne croient pas – les impies – mangent le Christ quand ils communient. Pour les réformés, et pour certains luthériens à la suite de Philip Melanchton (appelés les « réceptionnistes »), seuls ceux qui ont la foi reçoivent le Christ. Les autres ne reçoivent qu’une condamnation pour s’être approché des sacrements du corps du Christ sans la foi. Ainsi, la confession Belge déclare à son article 35 :

Cependant nous ne nous trompons pas en disant que ce qui est mangé est le propre et naturel corps de Christ, et son propre sang ce qui est bu ; mais la manière par laquelle nous le mangeons, n’est pas la bouche mais l’esprit par la foi. Ainsi Jésus-Christ demeure toujours assis à la droite de Dieu son Père dans les cieux, et ne manque pourtant pas pour cette raison de se communiquer à nous par la foi. Ce banquet est une table spirituelle en laquelle Christ se communique à nous avec tous ses biens, et nous fait jouir en elle, tant de lui-même que du mérite de sa mort et passion, nourrissant, fortifiant et consolant notre pauvre âme désolée, par le manger de sa chair, et la soulageant et recréant par le breuvage de son sang. En outre, bien que les sacrements soient conjoints à la chose signifiée, ils ne sont pas toutefois reçus de tous avec ces deux choses : le méchant prend bien le sacrement à sa condamnation ; mais il ne reçoit pas la vérité du sacrement ; y comme Judas et Simon le magicien recevaient bien tous deux le sacrement, mais non pas Christ, qui y est signifié: ce qui est seulement communiqué aux fidèles.

L’argument réformé repose sur le fait que le Christ, de manière générale, est reçu par la foi et donc qu’il l’est aussi de cette façon dans la Cène. En effet, en Jean chapitre 6, Jésus-Christ établit une équivalence entre le fait de se nourrir de lui et le fait de croire en lui :

Celui qui croit en moi a la vie éternelle […]. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle6.

Là encore, les Pères sont du même avis, ce qui récuse à la fois la transsubstantiation et la position luthérienne. Voici ce que déclare en effet Augustin :

Par là même, et sans aucun doute, quand on ne demeure pas dans le Christ, et qu’on ne lui sert point d’habitation, on ne mange point sa chair, et on ne boit pas non plus son sang, quoiqu’on tienne d’une manière matérielle et visible sous sa dent le sacrement du corps et du sang du Sauveur; bien plus, en recevant le signe sensible d’une si précieuse chose, il le mange et boit pour sa condamnation, parce qu’il n’a pas craint de s’approcher des sacrements du Christ avec une âme souillée7.

Et voici ce qu’en dit Rabbula d’Édesse :

En effet, ceux qui mangent le pain avec foi mangent en lui et avec lui le corps [vivant] de Dieu [qui sanctifie], mais ceux qui le mangent sans foi ne reçoivent qu’une nourriture comme le reste des choses qui sont à l’usage [du corps]. En effet, si le pain est enlevé par des ennemis et mangé de force, ils ne mangent que du pain, parce que, tout en le mangeant, ils n’ont pas la foi qui est consciente de sa force de vie. En effet, le palais goûte le pain, mais la foi goûte la force qui est cachée dans le pain. En effet, ce n’est pas seulement le corps que l’on mange qui nous fait vivre, comme nous l’avons dit un peu plus haut, mais c’est ce qui y est mêlé [qui nous fait vivre], comme nous le croyons. En effet, la force qui n’est pas mangée se mêle au pain qui est mangé et se confond avec ceux qui le prennent8.

Et les éditeurs des œuvres de Rabbula de préciser :

L’exigence nécessaire de la foi pour que l’Eucharistie soit sacramentellement présente à celui qui y participe apparaît dans les hymnes ainsi que dans la Lettre de Rabbula à Gemellina, qui traite des abus eucharistiques9.

Conclusion

Il ressort des écrits des Pères qu’ils croyaient que le croyant recevait réellement le corps et le sang du Christ dans la Cène. Il ressort également qu’ils ne croyaient pas que l’incroyant recevait cela. Ils maintenaient la distinction entre les attributs des deux natures du Christ et la présence du corps du Christ en un seul lieu, quoi que par sa divinité il soit présent en tous lieux. La seule doctrine de la présence du Christ dans la cène qui soit compatible avec ces divers éléments est la doctrine réformée : le Christ s’offre réellement dans la Cène, par l’Esprit, à celui qui le reçoit par la foi, tout en demeurant corporellement à la droite de la majesté divine dans les cieux jusqu’à son retour.

  1. Augustin, Traités sur Jean, XXX.[]
  2. Augustin, Épître 187 à Dardanus.[]
  3. Vigile, Contre Eutychès, cité par Jérôme Zanchi, De religione christiana fides, appendix ad caput XI.[]
  4. Jean Damascène, La foi orthodoxe, III, 4.[]
  5. Augustin, Traités sur Jean VIII, 9.[]
  6. Jean 6,47, 54.[]
  7. Augustin, Traités sur Jean, XXVI, 18.[]
  8. Rabbula d’Édesse, Lettre à Gemillina, 4.[]
  9. Robert R. Phenix Jr. and Cornelia B. Horn, The Rabbula Corpus, page cclvii.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs quatre enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

2 Commentaires

  1. Matthias Szobody

    Pour répondre de façon adéquate aux Luthériens, il aurait surtout fallu s’intéresser au Père de l’Église qui est cité à plusieurs reprises dans les confessions luthériennes lorsqu’il est question de l’eucharistie, à savoir, Cyrille d’Alexandrie. Je rappelle que Cyrille est quand même le père de la christologie chalcédonienne.

    Cyrille n’a aucun problème à affirmer explicitement que l’humanité du Christ possède les attributs et les pouvoirs divins *en propre*, mais sans se confondre avec la nature divine pour autant. C’est même ici une idée fondamentale dans la christologie, la sotériologie et la sacramentologie qu’il développe pour contrer Nestorius. En lisant Athanase et les Pères cappadociens, j’ai pour l’instant l’impression qu’ils le rejoignent tout à fait sur ce point.

    Voir par exemple le commentaire de Cyrille sur Jean (surtout les chapitres 1 et 6), ainsi que De incarnatione et les douze anathémathismes. Voir aussi l’étude suivante : McGuckin, « The christology of Cyril » in St. Cyril of Alexandria: The Christological Controversy.

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    • Maxime Georgel

      C’est ce que fait Jérôme Zanchi, que nous traduirons peut-être, dans son De religione christiana fides.

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