Voici un extrait du livre Les mystères du christianisme du théologien catholique Matthias Joseph Scheeben où il donne la définition classique des mystères dans le christianisme. C’est un dogmaticien remarquable, notamment sur des sujets œcuméniques comme la Trinité et l’Incarnation que mêmes le Protestants peuvent reprendre. Sur ces sujets, Scheeben est beaucoup conseillé dans les groupes Facebook réformés et thomistes, par exemple par le théologien réformé Ryan Hurd affilié au Davenant Institute. Nous avons surtout la chance d’avoir beaucoup de ses oeuvres en français bien qu’elles ne soient malheureusement plus rééditées.
Notion du mystère en général et du mystère chrétien en particulier
La raison humaine rencontre partout le mystère. Le mystère chrétien est une vérité que la créature ne peut connaître que par révélation et dont elle ne peut pas se représenter directement le contenu.
Qu’appelons-nous mystère d’une façon générale ? Tout ce qui nous est caché, secret. Tout ce que nous ne voyons pas ou que nous ne connaissons pas, ou tout ce que nous ne pouvons pas voir ou ne pouvons pas connaître.
Mais ne s’ensuit-il pas qu’une chose, dès qu’elle est réellement connue, révélée, cesse d’être un mystère ? De fait, pour autant qu’elle est réellement connue, révélée, cette chose n’est plus obscure et secrète, elle n’est plus un mystère. Cependant une chose qui nous est révélée ne peut-elle nous présenter encore des obscurités, nous être encore cachée sous un certain aspect ? N’est-ce pas une règle générale que nous ne connaissons les choses que sous un aspect ou superficiellement, sans les comprendre de toutes parts ou sans les pénétrer intérieurement ? Et ce que nous connaissons d’une chose ne demeure-t-il pas généralement obscur et énigmatique, précisément parce que nous ne pénétrons pas son essence, parce que nous ne pouvons pas comprendre et expliquer la chose par celle-ci ? En particulier quand nous devons nous faire une idée d’ensemble d’une chose par les différents aspects qu’elle nous présente, cette idée ne reste- t-elle pas généralement problématique et obscure comme une esquisse, puisque nous ne pouvons pas comprendre intérieurement et entièrement la connexion de ces aspects ?
Presque tous les objets de notre connaissance, même les plus simples, les plus naturels, les plus évidents, restent dans une certaine mesure des mystères pour nous ; la lumière qui les éclaire est incapable de supprimer complètement leur obscurité. Tout reste pour nous dans une certaine mesure incompréhensible, puisque nos notions et nos représentations n’embrassent pas tout ce qui peut être connu dans l’objet ; tout reste impénétrable, puisque notre regard devient plus hésitant et plus incertain à mesure qu’il le pénètre davantage.
Il appartient essentiellement à la perfection de la connaissance que nous avons d’une chose de voir la déficience, les défauts et l’obscurité de cette connaissance, et de ne pas prendre le peu que nous voyons pour tout ce qu’il y a à voir. Sinon nous prenons l’obscurité elle-même pour la lumière, la lumière ne nous éclaire même pas là où elle tombe réellement. Tous les vrais sages ont considéré la conscience de l’ignorance comme un élément essentiel de la connaissance véritable. Cette conscience était pour eux une docta ignorantia, un moyen de faire ressortir les lignes lumineuses d’un système de connaissance par la délimitation précise des ombres.
Le motif pour lequel notre connaissance n’éclaire pas entièrement ses objets consiste dans la faiblesse et l’étroitesse de la lumière intérieure dont elle procède. Seule la connaissance divine n’a pas de mystères, parce qu’elle jaillit d’une lumière infinie qui pénètre et éclaire tout ce qui existe dans ses profondeurs les plus intimes. L’esprit créé, si pur et si parfait qu’il soit, ne peut pas comprendre par sa puissance finie tout ce qui existe ; il ne peut pas tout pénétrer parce que son œil n’atteint pas le fond des choses.
L’esprit humain qui n’est pas un pur esprit, qui est lié à la matière, le peut encore moins. L’ange se voit au moins lui- même immédiatement. L’homme ne perçoit immédiatement, en lui-même comme en dehors de lui-même, que les phénomènes, les manifestations, les accidents des choses, et pénètre à partir de ceux-ci jusqu’à leur essence. Sa raison lui permet et lui demande même de dépasser le phénomène pour percevoir l’être qui se manifeste en lui, et par là comprendre et expliquer d’une certaine manière le phénomène lui-même. Son intelligence ne perçoit pas seulement les signes et les manifestations sensibles, elle voit en eux les causes sans lesquelles ils ne pourraient pas se produire ; elle voit la cause qui se présente par l’intermédiaire de l’effet et qui se cache derrière lui. Mais aucun être ne se manifeste entièrement dans son aspect extérieur, ni aucune cause dans son effet ; le rayon de lumière montre l’écorce mais ne découvre pas le noyau, La connaissance de la cause par le phénomène n’égalera jamais celle de la vision immédiate ; la compréhension du phénomène ne sera jamais parfaite ; et le phénomène et la compréhension restent obscurs et mystérieux.
Si l’on entend uniquement par mystère un objet qui ne peut être compris et pénétré entièrement dans son essence, il ne faut pas chercher loin pour trouver des mystères ; il n’y en a pas seulement au-dessus de nous, il y en a autour de nous, en nous, au-dessous de nous. L’essence propre de toutes choses est cachée à nos yeux. Jamais le physicien ne pénétrera complètement les lois et les forces du monde physico-chimique, jamais il ne comprendra entièrement les effets qui y correspondent, pas plus que le physiologue ne pénétrera celles des êtres organiques, le psychologue celles de l’âme, ou le métaphysicien la dernière cause de tout être1. Il n’y a donc pas que le christianisme qui nous présente des mystères de cette espèce. Si ses vérités sont incompréhensibles et impénétrables, la plupart des vérités rationnelles le sont également. Cela ne prouve rien pour ou contre le christianisme. Mais on verra que les vérités propres au christianisme ont une espèce toute particulière d’incompréhensibilité et d’impénétrabilité. Pour le comprendre, nous devons envisager la notion du mystère sous un autre aspect encore.
Pour celui qui connaît une vérité, cette vérité n’est plus un mystère, elle lui est claire. Mais n’avons-nous pas coutume de dire que celui qui connaît une vérité qu’il ne connaissait pas auparavant ou que d’autres ne connaissent pas encore, connaît un mystère ? Certes, mais dans ce cas cette vérité n’est plus pour lui un mystère. Et s’il n’avait absolument pas pu trouver par lui-même la vérité qu’il connaît maintenant, si elle ne lui est connue que parce qu’un autre en qui il a foi la lui a communiquée, si même une fois qu’il la connaît il ne la saisit pas par sa propre lumière, mais seulement par la foi ? Dans ce cas la vérité reste cachée malgré sa révélation, elle n’est pas présente à nos yeux, elle n’est pas vue. Si à cela s’ajoute que la vérité révélée par un autre ne possède aucune ressemblance ou seulement une ressemblance infime avec ce que nous voyons ou connaissons, nous ne pouvons évidemment pas en avoir une notion claire. La vérité conservera donc, même après sa révélation et à un double point de vue, une espèce particulière d’obscurité, elle sera et restera d’une manière spéciale un mystère.
De tels mystères existent dans une certaine mesure dans le domaine naturel. Supposons qu’un voyageur venant d’un pays lointain où nous ne pouvons arriver nous apprenne qu’il y a là-bas une plante dont ta couleur, la fleur et le parfum n’auraient presque aucune ressemblance avec les plantes que nous avons vues, ou qu’on décrive à un aveugle-né la lumière et ses effets. Le mystère ne serait pas absolu ni universel, puisqu’il est clair pour quelques hommes ou pour beaucoup. Mais prenons une vérité qu’aucun homme, aucune créature ne peut atteindre par ses facultés naturelles, qu’on ne peut voir que par une lumière surnaturelle ou sinon admettre par la foi à la parole de Dieu, et qui de plus est infiniment distincte de tout ce que la créature connaît par sa nature : voilà le mystère dans sa forme absolue! C’est une vérité de l’existence de laquelle la créature ne peut pas s’assurer en dehors de la foi à la parole de Dieu, et dont elle ne peut pas se représenter et comprendre le contenu directement, mais uniquement d’une manière indirecte par la comparaison avec des choses de nature différente.
Ce mystère dans sa forme absolue, tel que nous venons de le décrire, c’est le mystère chrétien, c’est-à-dire le mystère proposé à la foi du monde par la Révélation divine dans le Verbe incarné2.
Il y a donc essentiellement deux éléments dans ce mystère. L’existence de la vérité proposée n’est pas accessible par des moyens de connaissance naturels, elle dépasse la portée de la raison créée ; et son contenu ne peut-être saisi que par des notions analogiques3. Si l’un des deux éléments fait défaut dans une vérité, nous ne pouvons pas, à strictement parler, l’appeler un mystère du christianisme, même si elle est proposée par la Révélation chrétienne. La doctrine de l’existence de Dieu et des propriétés de son essence par exemple n’est pas un tel mystère parce que le premier élément fait défaut. Bien que nous ne puissions rien concevoir de cette doctrine si ce n’est par des concepts analogiques, et que notre représentation reste donc obscure, l’existence de ces objets est connaissable par la raison4. Inversement il y a des institutions divines dont nous ne connaissons l’existence que par la Révélation (par exemple l’Église comme société extérieure de droit divin, abstraction faite de son essence intime et surnaturelle), mais dont la représentation intellectuelle ne présente pas de difficulté particulière à cause de sa trop grande ressemblance avec les objets de notre perception naturelle ; celles-ci non plus ne sont pas des mystères au sens propre5.
Habituellement on définit le mystère comme une vérité dont on sait qu’elle existe mais non comment elle existe, c’est-à-dire, selon l’explication qu’on donne ordinairement, une vérité dans laquelle on sait que le lien entre le sujet et l’attribut existe sans pouvoir définir ni comprendre la nature de ce lien.
Bien expliquée, cette définition concorde pour l’essentiel avec la nôtre ; mais il faut y ajouter une détermination qui est expressément contenue dans la nôtre et qui n’est pas exprimée suffisamment dans l’explication courante6.
Il vaut donc mieux nous en tenir à notre définition, laquelle n’a pas besoin de ces compléments, explications et précisions.
Nous pouvons l’exprimer sous une forme plus simple. Le mystère chrétien est une vérité, enseignée par la Révélation, que nous ne pouvons pas atteindre par la seule raison, et que, connue par la foi, nous ne pouvons pas mesurer par les concepts de notre raison,
(Les mystères du christianisme, Matthias Joseph Scheeben, Desclée de Brouwer (Textes et études théologiques), Deuxième édition, 1947, pp. 7-13.)
Illustration : Carl Gutherz, Light of the Incarnation (Lux Incarnationis), huile sur toile, 1888.
- Les hommes de science sont en effet bien revenus aujourd’hui de l’ambition de tout comprendre et de tout expliquer dans laquelle ils se complaisaient à l’époque de Scheeben. Cf. ce que H. Poincaré déclarait à l’Académie française : « Quelque loin que la science pousse ses conquêtes, son domaine sera toujours limité ; c’est tout le long de ses frontières que flotte le mystère ; et plus ces frontières seront éloignées, plus elles seront étendues. » (Questions actuelles, 6 février 1909.)[↩]
- Cf. Dogmatique, 1.I, § 3 : Contenu spécifique de la Révélation surnaturelle. Les mystères. Cf. la définition proposée par A. Michel, l. c., col. 2590 : « veritas quarn mtellectus creatus per se nce invemre nec acceptant intelligere unquam potest. »[↩]
- Voir le développement de ceci au chapitre XI, et dans la Dogmatique, 1.I, § § 47-55, L’intelligence de la foi et la science théologique.[↩]
- Le concile provincial de Cologne (1860) a particulièrement souligné l’importance de cet élément : « Et quidem, quod de mysteriis dicitur, non eo solum sensu accipiendum est, quo intimam rerum vel obviarum naturam non intelligi recte asserimus, sed ita etiam, ut earum veritatum, quae religionis mysteria vocantur, ne existentaim quidem certo demonstrare seu, cur esse debeant, perspicere possimus. Namque Deum esse et esse infinitum, ratio quidem demonstrat, quamvis modum, quo Deus sit infinitus longe minus perspiciat, quam rerum creatarum naturam, Sed ratio sola non tantum, quomodo in una essentia tres sint personae, sed ne hoc quidem, esse in una essentia tres personas divinas realiter disinctas, etiam postquam id revelatum est, suis viribus et principiis demonstrare, seu cur esse debeant, intelligere possit »
* Cf. Mansi, Amplissima collectio conciliorum, t. XLVIII, col. 81. C’est ce que le concile a surtout voulu affirmer contre GÜNTHER, Scheeben, à peine arrivé à Cologne, eut le bonheur, comme il le dit lui-même, d’assister à ce concile. Il se réjouit particulièrement de l’importance qu’y occupe la partie dogmatique et de la façon dont elle y est traitée. V. Briefe nach Rom, p. 64. Le concile du Vatican, session III, c. IV, De fide et ratione, s’exprimera plus clairement encore. Cf. DENZINGER-UMBERG, Enchiridion symbolorum, n. 1795. Et l’anathème : « Si quis dixirit, in revelatione divina nulla vera et proprie dicta mysteria contineri, sed universa fidei dogmata posse per rationem rite excultam e naturalibus principiis intelligi demonstrari, anathema sit. » (DENZ., n, 1816). Cf, A. VACANT, op. cit., II, chap. IV, De la foi et de la raison.[↩]
- On appelle parfois mystères surnaturels en un sens large, préternaturels, ou mystères de second ordre, des vérités dont l’existence seule est inaccessible à l’intelligence créée. Mais une fois cette existence connue par la Révélation, rintelligence créée peut facilement les comprendre par ses seules lumières, par exemple l’existence d’esprits purs. Ces mystères ne rentrent évidemment pas dans le cadre de notre auteur. Pour lui « mystérieux » est synonyme de « surnaturel » dans l »ordre chrétien, et désigne ce que les théologiens appellent le surnaturel quoad substantiam et simpliciter, c’est-à-dire ce qui dépasse les exigences et les droits de la nature et ne peut être atteint par les sens ni par la raison. Cela se rapporte tant à la connaissance qu’à la vie divines communiquées à l’homme par la Révélation et par la grâce. Cf. l’explication du mot « surnaturel » donnée par M, Blondel dans A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, 1928, II, p. 840-841.[↩]
- Cette définition semble indiquer que l’obscurité du mystère est placée uniquement dans le « comment », non dans l’objet lui-même. L’objet de la vérité, son existence objective, l’existence du lien entre le sujet et l’attribut peut souvent être connu par la raison, même quand le mode de ce lien reste impénétrable. Dans ce cas la vérité n’est pas absolument cachée à notre œil naturel, elle n’est pas absolument un mystère. 11 faut donc préciser la définition en ajoutant que l’objet du mystère ne nous est accessible que par une révélation positive.
Pour ce qui concerne le mode d’union entre le sujet et l’attribut, on entend par là, dans l’acception courante, autant le fondement de l’union que son mode. Il paraitrait alors que l’on peut concevoir parfaitement le sujet et l’attribut, sans comprendre le fondement et le mode de l’union. Mais c’est ce qui est généralement impossible. L’obscurité du mode d’union réside dans l’obscurité de notre représentation, de nos concepts, tant du sujet que de l’attribut ; dans les mystères du christianisme cette obscurité repose en général sur le fait que nos notions ne sont pas des notions directes, tirées de la vision immédiate, mais des notions indirectes, analogiques, reportées sur l’objet à partir d’autres objets très dissemblables. L’espèce particulière d’obscurité des mystères chrétiens n’est donc pas expliquée, l’obscurité elle-même ne l’est absolument pas. Il faut plutôt comprendre par mode de réalité objective, non seulement le mode d’union entre le sujet et l’a!tribut, mais encore celui de tout le contenu des notions.
Si l’on voit l’obscurité du mode d’union dans le fait qu’on ne peut comprendre comment le sujet et l’attribut s’unissent, et que pour notre conception ils incluent une contradiction apparente, on ne lait ressortir qu’un élément très subordonné et secondaire de l’obscurité, élément qui ne se présente même pas partout, ou qui, dam la plupart des cas, peut être éclairé par notre investigation. On définirait mieux cette obscurité en disant qu’il est impossible de comprendre positivement la possibilité du lien entre le sujet et l’attribut ; ce qui se présente partout où nous n’avons de Pun et de l’autre que des notions analogiques et donc obscures ; le mode du lien dont nous parlions plus haut est la façon même dont il faut concevoir le lien comme possible dans sa cause et dans les rapports réciproques des termes.
Comprise selon la définition donnée plus haut, l’obscurité du mode d’union peut encore faire croire que pour les mystères nous ne connaitrions en aucune manière cette union, la cause et l’espèce du lien entre le sujet et attribut. Au contraire, c’est dans la mesure où nous connaissons le sujet et l’attribut que nous saisissons le fondement et le mode de leur union. Nous aurons souvent l’occasion de le montrer. En beaucoup de cas la Révélation elle-même nous renseigne sur l’existence du lien comme sur sa cause, même si en général elle nous renseigne moins sur sa cause interne que sur sa cause externe, surtout la cause finale, le motif qui amène l’existence du lien.
On retrouve cette définition du mystère p. ex. chez J. Perrone, S. J. (Praelectiones theologiae, De vera religione, c. I, prop. 3). Le concile du Vatican se rapproche de la définition donnée par Scheeben : « …credenta nobis proponuntur mysteria in Deo abscondita, quae, ni si revelata divinitus, innotescere non possunt… Divina enim mysteria suapte natura intellectum creatum sic excedunt, ut etiam revelatione tradita et fide suscepta ipsius tamen fidei velamine contecta et quadam quasi caligine obvoluta maneant, quamdiu in hac mortali vita « peregrinamur a Domino : per fidem enim ambulamus et non per speciem » (II Cor., V, 6-7), Sess. III, c. IV, de fide et ratione (Denz., nn. 1795-1796). Cf. A. Vacant, op. cit. Depuis, la plupart des théologiens reprennent cette définition du mystère théologique.[↩]
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