Récemment, j’ai annoncé débuter un survol de la littérature patristique sur la question de la justification par la foi, sans viser à être exhaustif mais en relevant ce que je considère être les meilleurs candidats parmi les précédents antiques à la doctrine de la justification par la foi seule (sola fide). Nous avons déjà proposé :
- Un état des lieux de la question dans le monde académique ainsi qu’une analyse de Clément de Rome à ce sujet ;
- Une analyse de l’épître à Diognète à propos de la justification par la foi ;
- Une analyse des écrits de Justin Martyr à propos de la justification et des œuvres de la loi.
Tournons-nous désormais vers les œuvres de Jean Chrysostome.
Le célèbre prédicateur de Constantinople a exposé un grand nombre de livres bibliques, dont une bonne partie des épîtres de Paul. Ce faisant, il a bien souvent abordé le thème de la justification. Les occurrences de l’expression « justifié par la foi » sont bien trop nombreuses dans ses œuvres pour être toutes reproduites ici. Parcourons-en donc certaines qui soient représentative, en offrant quelques remarques. Pour structurer notre propos, nous examinerons chez Chrysostome :
- La relation entre œuvres, foi et justification ;
- La foi comme don de Dieu ;
- La nature forensique de la justification en vue ;
- Le fondement objectif de la justification : la substitution pénale.
La relation entre œuvres, foi et justification
Par la foi, pas par les œuvres
Pour débuter notre examen, considérons la façon dont il articule le rapport entre la loi, la foi et la justification lorsqu’il commente l’épître aux Galates.
La loi, dit-il, n’exige pas seulement la foi, mais aussi les œuvres, tandis que la grâce résultant de la foi sauve et justifie. Avez-vous remarqué comme il a prouvé que ceux qui s’attachent à la loi se trouvent, par l’impossibilité où ils sont de l’observer exactement, sous le coup de la malédiction1 ?
Plusieurs éléments méritent d’être relevés d’emblée. Avant tout, considérons que l’opposition est entre la grâce qui justifie par la foi et la loi qui n’exige « pas seulement la foi, mais aussi les œuvres », ce qui suppose que la grâce, quant à elle, exige seulement la foi et non les œuvres. Mais de quelles œuvres s’agit-il ? L’impossibilité d’observer la loi qu’il mentionne montre qu’il a la loi morale en vue : s’il s’agit simplement de respecter les lois cérémonielles, il n’y a pas d’impossibilité. Par ailleurs, dans son sermon précédent sur Galates, il est clair qu’il considère que tous les hommes sont morts et coupables vis-à-vis de la loi, preuve qu’il ne la limite pas aux préceptes cérémoniels des Juifs :
La loi ordonne de faire tout ce qui est écrit dans le livre où elle est contenue, et elle frappe d’un châtiment celui qui y manque. Nous sommes donc tous morts pour elle, nous qui ne l’avons pas exactement pratiquée2.
Mais la suffisance de la foi est exprimée chez Chrysostome en bien d’autres lieux :
Voilà qu’il appelle la foi une loi, adoptant volontiers ces dénominations, pour écarter toute apparence de nouveauté. Or, quelle est la loi de la foi ? Le salut par la grâce. Ici il fait voir la puissance de Dieu, qui non-seulement a sauvé, mais justifié, mais procuré des motifs de gloire, et cela sans les œuvres et en ne demandant que la foi3.
Chrysostome affirme ici la suffisance de la foi : « en ne demandant que la foi ».
Comme les Juifs ne cessaient de répéter à tout propos que le patriarche et l’ami de Dieu avait reçu le premier la circoncision, il veut leur prouver qu’Abraham lui-même a été justifié par la foi ; argument victorieux et triomphant. En effet, que celui qui n’a pas les œuvres soit justifié par la foi, cela n’a rien d’invraisemblable ; mais que celui qui a excellé dans les œuvres ne soit pas justifié par elles, mais seulement par la foi, voilà ce qui est étonnant et ce qui montré la puissance de la foi4.
Abraham était un homme juste et saint, marchant dans les voies de Dieu. Toutefois, même un tel homme est considéré comme justifié par sa foi et non par ses œuvres. Là encore, il est évident que les œuvres exclues, dans lesquelles Abraham a excellé, ne sont pas les œuvres cérémonielles de la loi mosaïque puisque le patriarche a vécu plusieurs siècles avant le don de cette loi. C’est donc par la foi seule qu’Abraham fut justifié :
Le patriarche Abraham lui-même, avant de recevoir la circoncision, a été justifié par sa foi seule (ἀπὸ τῆς πίστεως μόνης ἐδικαιώθη). Car avant la circoncision, dit saint Paul, Abraham crut en Dieu et cela lui fut imputé en justice5.
Ainsi, Michael Horton affirme :
Chrysostome est convaincu que la « gloriole » exclue par Paul ne se limite pas à la confiance juive dans ses rites distinctifs, mais à la confiance que tous les hommes, depuis la chute, ont en leurs capacités morales, face à la grâce de Dieu en Christ6.
Et ce n’est pas seulement Abraham, mais tous les croyants qui sont ainsi justifiés :
Qu’est-ce à dire, j’ai annoncé la justice ? Il ne dit pas simplement : j’ai donné, mais : j’ai annoncé. Pourquoi donc enfin ? Parce que ce n’est pas par des bonnes œuvres, ni par des travaux, ni par une compensation, mais par la grâce seule, qu’il a justifié notre race (οὐδὲ πόνων, οὐδὲ ἀμοιβῆς, ἀλλʼ ἀπὸ χάριτος μόνης τὸ γένος ἐδικαίωσε τὸ ἡμέτερον). C’est aussi ce que Paul déclare, quand il dit : Maintenant sans la Loi, la justice de Dieu a été manifestée (Rom. III, 21), la justice de Dieu produite par la foi en Jésus-Christ, non par aucune peine ni par aucun travail (δικαιοσύνη δὲ Θεοῦ διὰ πίστεως Ἰησοῦ Χριστοῦ, οὐ διὰ καμάτου τινὸς καὶ πόνου)7.
Aucune œuvre bonne, aucun travail, aucune compensation, aucune peine, aucuns travaux n’accomplissent notre justification mais elle s’opère par la grâce seule et par la foi. Comme d’autres pères avant lui8, il donne le larron en exemple pour nous enseigner sur la grâce de Dieu :
Mais, examinons ; est-ce que le larron lui a montré ses travaux, ses bonnes œuvres, des fruits de vertu ? personne ne saurait le dire ; un petit mot, rien qu’un acte de foi (littéralement : par la foi seule, ἀπὸ πίστεως μόνης), et, devançant les apôtres, il a bondi dans le paradis ; c’est afin de vous faire comprendre, que ce n’est pas tant sa vertu, que la bonté du Seigneur, qui a tout opéré. Car enfin, qu’a dit le larron ? qu’a-t-il fait ? Est-ce qu’il a jeûné ? est-ce qu’il a pleuré ? est-ce qu’il s’est affligé ? A-t-il manifesté son repentir ? Nullement ; mais sur la croix même ; à peine eût-il parlé, qu’il avait obtenu son salut9.
Les œuvres qu’il liste comme étant exclues de la cause de son salut ne sont évidemment pas les œuvres cérémonielles mais bien celles de repentance : le jeûne, les larmes, l’affliction, repentir ; et celle de justice : travaux, bonnes œuvres, fruits de vertu. C’est par la foi seule (ἀπὸ πίστεως μόνης) qu’il obtint son salut.
Vous voyez que partout il met les gentils au niveau des Juifs. « Il n’a point fait de différence entre eux et nous, ayant purifié leurs coeurs par la foi ». La foi à elle seule, dit-il, leur a donné tout ce que nous avons. Cela suffisait pour faire rentrer les Juifs en eux-mêmes. Il aurait pu leur apprendre aussi que la foi seule était nécessaire et dispensait des pratiques et de la circoncision, car il ne s’agissait pas seulement de soutenir la cause des gentils, mais de supprimer pour eux la loi de Moïse10.
Comme on le voit, le fait d’exclure les œuvres cérémonielles en particulier n’implique pas chez Chrysostome l’acceptation à la place des œuvres morales comme fondement de la justification. Il sait exclure tant les unes que les autres, selon le contexte. Il sait également considérer la loi en tant que principe par lequel nous sommes en relation avec Dieu et, sous ce rapport, comme source de malédiction, une caractéristique remarquable de la prédication réformée :
Et l’Écriture n’a pas dit: « L’annonça par avance », mais « L’annonça par avance comme une bonne nouvelle », afin de nous faire comprendre que le patriarche se réjouissait de ce moyen de justification, et qu’il en désirait l’avènement. Comme ils étaient obsédés par une autre crainte (car il était écrit : « Maudit soit quiconque ne demeure pas dans les préceptes de cette loi et ne les accomplit pas dans ses oeuvres) » (Deut. XXVII, 26) ; il les rassure encore et fait servir simplement et habilement ce passage à leur prouver le contraire, en leur démontrant qu’ils sont bénis au lieu d’être maudits pour avoir abandonné la loi, tandis que ceux qui l’observent toujours ne sont pas bénis, mais maudits. Les faux apôtres prétendaient que celui qui n’observe pas la loi est maudit, et lui, prouve que celui qui l’observe est maudit, que celui qui ne l’observe pas est béni. Les faux apôtres prétendaient encore que celui qui s’en tient à la foi seulement est maudit ; lui, prouve que celui qui s’en tient à la foi seulement est béni1.
Contre le laxisme
Mais Chrysostome se défendait contre ceux qui pensaient que cette justification par la foi seule autorisait le laxisme :
Vous faites tous vos efforts pour arriver à quitter la terre sans avoir pratiqué la vertu – qu’importe, pourvu qu’on soit justifié, ne serait-ce que par la foi ? – Nous prions pour que votre conscience repose aussi sur les œuvres bonnes11.
C’est face à ceux qui s’efforcent… de ne pas faire d’efforts quant à la vertu qu’il met l’emphase sur la nécessité des œuvres bonnes. C’est aussi ce qu’il exprime dans ses homélies sur Ephésiens comme nous l’avons vu plus haut :
Afin de ne sauver ni les vaniteux, ni les nonchalants, Dieu a requis une foi agissante. Il dit que la foi sauve, mais par Dieu ; car si la foi a sauvé, c’est que Dieu a voulu. En effet, comment, dites-moi, la foi sauverait-elle sans les œuvres ? Cela même est un don de Dieu, « Afin que nul ne se glorifie», afin de nous inspirer de la reconnaissance au sujet de la grâce12.
La foi sauve, mais cette foi est agissante. Nous sommes sauvés par grâce, mais cela doit nous inspirer de la reconnaissance. Ou, comme le disait Chrysostome « à cette grâce de la justification doit nécessairement succéder une vie vertueuse, déployons donc un zèle en rapport avec ce don13 ». C’est pourquoi « gémissons amèrement sur nos offenses envers notre divin bienfaiteur ; que sa longanimité ne nous inspire pas une folle confiance ; c’est même là ce qui doit nous causer la plus vive douleur14. » Ainsi, si la foi seule est la raison de notre justification, on ne doit certainement pas croire qu’une foi qui resterait seule suffirait pour le salut :
Ne suffit-il pas, direz-vous, de croire au Fils, pour avoir la vie éternelle ? Non. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ, qui le déclare par ces paroles : « Tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, n’entreront pas dans le royaume des cieux ». (Matth. VII, 21.) Et le blasphème contre le Saint-Esprit suffit pour nous faire jeter dans l’enfer. Et pourquoi parler d’un article de doctrine ? Quand bien même on croirait droitement à propos du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, si l’on ne vit bien, la foi seule ne servira de rien pour le salut15.
Relevons ici combien certaines présentations apologétiques tendent à la malhonnêteté. En effet, dans un article sur la foi et les œuvres chez les Pères, qui survole une dizaine d’entre eux, le site d’apologétique Catholic Answers ne cite sous le nom de Jean Chrysostome que cette précédente section sur l’Évangile de Jean, pensant y trouver un appui et passant sous silence tous les autres textes que nous avons parcouru16. Or, il est manifeste que Chrysostome évoque ici l’insuffisance de la foi hypocrite, celle qui, même lorsqu’elle possèderait parfaitement le dogme trinitaire, demeurerait stérile et morte, sans conduire à une vie de justice. Une foi qui ne consisterait qu’en la profession d’un « article de doctrine ». Tout cela est parfaitement comparable à ce qu’une foule d’exégètes protestants disent sur ces paroles de l’Évangile de Matthieu. En effet, dans le contexte, Jésus traite de ceux qui professent son nom (et qui sont donc réputés comme ayant la foi) mais qui « commettent l’iniquité » (verset 23). Or la doctrine protestante n’a jamais été qu’une foi accompagnée d’une vie de péché pourrait sauver, mais que chez les vrais croyants qui pratiquent la justice, c’est leur foi seulement qui les sauve. Voyez par exemple ce que dit Obadiah Segwick, théologien qui participa à l’Assemblée de Westminster :
Voici les raisons pour lesquelles Dieu promet ces deux grands dons que sont la sainteté et le pardon, afin de sanctifier son peuple et de le justifier et les raisons qui peuvent expliquer leur lien. Premièrement, les deux ont un rapport nécessaire avec le salut du peuple de Dieu : Un homme doit être justifié s’il veut être sauvé ; et un homme doit également être sanctifié s’il veut être sauvé ; il ne peut être sauvé sans les deux. Nul ne peut être sauvé s’il n’est pas justifié. Nul n’est justifié, si ce n’est celui qui est appelé, et nul n’est glorifié, si ce n’est celui qui est justifié (Rom 8,30 ; Marc 16,16). Et, de même, nul ne peut être sauvé s’il n’est pas sanctifié (Jean 3,5, Héb 12,14). Vous voyez ici la nécessité des deux en ce qui concerne le salut ; nous pensons souvent que si nos péchés sont pardonnés, il n’y a plus rien à faire pour notre salut, mais nous sommes trompés ; car de même que le pardon est nécessaire, de même la sainteté est nécessaire au salut – aucune personne non pardonnée et aucune personne non sanctifiée ne sera sauvée17.
Mais ne nous attardons pas trop sur ce sujet maintenant, nous y reviendrons par la suite dans nos articles sur les Pères. Notre lecteur a maintenant suffisamment d’éléments pour comprendre en quoi cette citation ne vient pas contredire les conclusions que nous avons énoncé concernant les autres textes examinés ni s’opposer à la doctrine protestante.
La foi est un don et une grâce
Pour préciser encore la doctrine de la justification de ce vénérable auteur, il convient de préciser le rapport que la foi elle-même entretient avec la grâce. Voyons ce qu’il en dit en commentant Éphésiens 2, 8 :
« Car c’est la grâce qui vous a sauvés ». De peur que la grandeur des bienfaits ne vous enfle le coeur, voyez comme il vous rabaisse : c’est la grâce qui vous a sauvés par la foi. Ensuite, de peur de porter atteinte au libre arbitre, il fait mention de ce qui nous appartient. Mais aussitôt il revient sur ses pas et dit : « Et cela ne vient pas de vous ». Pas même la foi ne vient de nous : car si Dieu n’était pas venu, s’il ne nous avait pas appelés, comment aurions-nous pu croire ? « Comment croiront-ils, s’ils n’entendent pas ? » (Rom. X, 14.) De sorte que notre foi même ne vient pas de nous. « C’est un don de Dieu : ni des œuvres ». Est-ce que la foi suffirait pour sauver ? — Afin de ne sauver ni les vaniteux, ni les nonchalants, Dieu a requis une foi agissante. Il dit que la foi sauve, mais par Dieu ; car si la foi a sauvé, c’est que Dieu a voulu. En effet, comment, dites-moi, la foi sauverait-elle sans les œuvres ? Cela même est un don de Dieu, « Afin que nul ne se glorifie», afin de nous inspirer de la reconnaissance au sujet de la grâce. Quoi donc ! dira-t-on, est-ce que Dieu a prohibé la justification par les œuvres ? Nullement : mais Paul dit : « Personne n’a été justifié par ses œuvres », afin de montrer la grâce et la bonté de Dieu. Dieu n’a pas repoussé ceux qui ont les œuvres ; mais il a sauvé par la grâce ceux qui étaient dépourvus d’œuvres, afin que personne ne pût plus se glorifier18.
La foi suffit pour sauver. Cette foi est don de Dieu. Afin de se glorifier et de couper court à toute vantardise, Dieu a justifié gratuitement tant ceux qui avaient des œuvres justes que ceux qui en manquaient. Ce texte confirme par ailleurs notre analyse précédente : les œuvres qui sont exclues sont bien les œuvres bonnes.
La nature de la justification accordée
Une justification immédiate
Il convient encore, pour caractériser la sotériologie de Chrysostome, d’examiner ce qu’il entend précisément par justification. Considérons cet extrait d’une homélie sur l’épître aux Romains qui peut nous éclairer :
Qu’est-ce que cela veut dire : « Montrer sa justice ? » Comme la richesse se prouve non-seulement par ce qu’on est riche soi-même, mais parce qu’on enrichit les autres ; comme la vie se manifeste non-seulement en ce que l’on vit soi-même, mais en ressuscitant les morts ; de, même la puissance se démontre non-seulement parce que l’on peut soi-même, mais parce que l’on rend la force aux faibles. Ainsi la justice se fait voir non-seulement en ce que l’on est juste soi-même, mais en ce que l’on rend justes immédiatement des hommes consommés dans l’iniquité19.
Les citations considérées jusqu’à maintenant ne permettent pas de préciser quelle est la nature de cette justification qui s’opère uniquement par la foi. On remarque cependant que Chrysostome la considère comme « immédiate » et comme concernant des hommes parfaits… dans l’iniquité. Cette formulation convient peu pour désigner une justice acquise progressivement. Considérons encore un autre extrait qui pourra confirmer ce sentiment :
Que voulait la loi ? Où tendait chaque précepte ? À rendre l’homme juste, évidemment. Mais elle n’a pu réaliser cette œuvre ; « tous ont péché, » avons-nous vu. La foi survient et fait ce que la loi n’avait pu faire ; car on est justifié dès qu’on croit. Elle a donc confirmé les intentions de la loi, et ce que celle-ci ne cessait de poursuivre, la grâce l’a conduit à bonne fin. […] Comme à cette grâce de la justification doit nécessairement succéder une vie vertueuse, déployons un zèle en rapport avec ce don ; et nous remplirons ce devoir, si nous conservons avec soin la charité, cette mère de tous les biens13.
Cette citation nous permet de préciser encore un peu plus la compréhension de Chrysostome. Premièrement, l’immédiateté de la justification est exprimée plus clairement : « on est justifié dès qu’on croit ». Mais surtout, Chrysostome distingue nettement cette grâce de la justification, qu’il peut situer à un moment donné et ce qui succède à cette grâce : une vie vertueuse. Or, une chose succédant à une autre ne saurait en être la cause, car l’effet ne précède jamais la cause efficiente. Chrysostome fonde son exhortation au zèle pour la vertu sur une grâce antérieure, celle de la justification, ce qui confirme notre analyse concernant le rapport de la foi et des œuvres à la justification. La justification chez Chrysostome semble être quelque chose d’immédiat et de distinct d’une vie vertueuse qui suit cette justification. Poursuivons notre examen :
Paul ne dit pas simplement : « A celui qui croit, mais à celui « qui croit en celui qui justifie le pécheur ». A celui-là, la foi est imputée à justice. Songez en effet quelle grande chose c’est de croire, d’être pleinement convaincu que Dieu peut immédiatement, non-seulement dispenser du châtiment celui qui a vécu dans l’impiété, mais encore de le faire juste (καί δικαιον ποιῆσαι) et de le considérer comme digne des honneurs immortels20.
L’immédiateté de la justification est encore présente, et la nature de celle-ci continue d’être détaillée : il s’agit d’une dispense d’un châtiment, un langage forensique. Le langage paulinien de l’imputation est repris sans qu’il soit possible à ce stade d’en dire plus sur la façon dont il est compris. Mais, dans un sermon ultérieur, il vient amplifier le langage de Paul, ce qui nous permet de déterminer comment il le comprenait.
Un langage légal, forensique
C’est Dieu qui les justifie ; qui est celui qui les condamnerait ? » Il ne dit pas : C’est Dieu qui remet les péchés ; mais, ce qui est beaucoup plus : « C’est Dieu qui les justifie ». Quand le suffrage du juge, et d’un tel juge, proclame quelqu’un juste ; quelle sera la peine de l’accusateur ? Donc il ne faut pas craindre les épreuves (car Dieu est pour nous, et il l’a assez prouvé par les faits), ni les niaiseries judaïques, car Dieu nous a choisis et justifiés – et justifiés, chose étonnante ! par la mort de son Fils21.
Condamner, juge, proclamer quelqu’un juste, peine, accusateur. Il ne fait pas de doute, c’est bien avec un langage légal et forensique que Chrysostome envisage la justification. Ainsi, Horton affirme :
Ici, Chrysostome définit explicitement la justification comme un verdict judiciaire, au-delà du simple pardon6.
D’autres éléments de la sotériologie du patriarche de Constantinople méritent encore d’être considérés pour soutenir cette thèse.
Jésus-Christ, nouvel Adam
En effet beaucoup pensent qu’il n’est guère juste que tous soient punis pour le péché d’un seul ; mais que tous soient justifiés par le mérite d’un seul, voilà qui est bien plus conforme à la raison et bien plus digne de Dieu. Cependant Paul ne résout pas la première question; car plus elle est obscure, mieux le Juif est réduit au silence ; son embarras se reporte sur le fait d’Adam, et l’autre point qui regarde le Christ en devient plus clair22.
La faute d’Adam nous condamne, le mérite du Christ nous justifie. La symétrie entre les deux renforce la compréhension forensique de la justification : le péché d’Adam ne nous parvient pas simplement par transmission naturelle d’une nature corrompue mais aussi par imputation : « tous sont punis pour le péché d’un seul ». De même le Christ ne nous justifie pas simplement en nous faisant don d’une nouvelle nature à son image mais en nous imputant son mérite.
La justification de Dieu
Chrysostome utilise encore le langage de la justification lorsqu’il traite des passages où Paul dit que Dieu est justifié. Ici, il ne s’agit évidemment plus du thème de notre justification, mais il peut être intéressant de considérer la façon dont un auteur emploie le langage de la justification dans d’autres contextes pour déterminer, à l’aide de cet usage courant, le sens qui est le plus vraisemblable dans d’autres contextes, comme le suggère Nick Needham23.
Mais cela même, ajoute-t-il, justifie Dieu. Qu’est-ce à dire, justifie ? Si l’on établissait un jugement et une enquête sur les bienfaits que Dieu a accordés aux Juifs et sur le retour dont ils l’ont payé, la victoire serait à Dieu et il apparaîtrait juste en tout24.
Le langage est immanquablement forensique, comme le relève Needham : il est question d’une enquête, d’un jugement et d’un procès victorieux pour Dieu.
La substitution pénale : fondement de notre justification
Remarquons que, comme dans l’épître à Diognète, le fondement objectif de cette justification est une substitution pénale. Un juste a été châtié, portant les crimes d’un coupable et étant puni à sa place :
Supposez un roi qui, voyant dans les supplices un voleur, un malfaiteur public, offre à la mort un fils unique et justement chéri, dans le but de sauver cet homme, plaçant même sur une tête innocente les crimes de ce dernier, et le délivrant de l’infamie en même temps que de la torture, et puis l’élevant à de hautes dignités ; supposez encore qu’après l’avoir sauvé et comblé d’une gloire incompréhensible, il soit outragé par cet homme lui-même : est-ce que, s’il lui reste un sentiment quelconque, ce malfaiteur n’aimerait pas mieux mille fois mourir que de porter la responsabilité d’une aussi noire ingratitude ? Pénétrons-nous aujourd’hui de la même pensée, et gémissons amèrement sur nos offenses envers notre divin bienfaiteur ; que sa longanimité ne nous inspire pas une folle confiance ; c’est même là ce qui doit nous causer la plus vive douleur25.
Cette substitution est à double sens : non seulement le juste est-il puni et chargé de l’infamie du coupable, mais encore le coupable est élevé à de hautes dignités gratuitement.
Et que signifie : « Abolissant par sa doctrine ? » Il montre ici la grande différence qui sépare le précepte des doctrines. Ou c’est de la foi qu’il parle, en employant ce mot doctrine : car c’est par la foi seule que la doctrine nous sauve (ἀπὸ γὰρ πίστεως μόνης ἔσωσεν) […] Car afin de ne pas nous sauver au hasard, d’une part, il s’est soumis de lui-même au supplice, et de l’autre, il a exigé la foi par la doctrine (Ἵνα γὰρ μὴ εἰκῆ σώσῃ, καὶ αὐτὸς ἐκολάσθη, καὶ ἀπῄτησεν αὐτοὺς τὴν πίστιν διὰ δογμάτων.)26.
Chrysostome donne ici deux fondements à notre salut : un fondement externe, le supplice subi par le Christ ; et un fondement interne, notre foi en cette doctrine.
Trop beau pour être vrai ?
Les bienfaits de Dieu sont si grands et dépassent de si loin toute attente et toute espérance humaine, qu’ils trouvent souvent des incrédules. Il nous a en effet accordé ce que jamais n’eût attendu ni pensé l’esprit d’un homme, en sorte que les apôtres ont eu grand’peine à établir la foi aux dons de Dieu. Car, de même qu’éprouvant quelque grand bonheur, on se dit : N’est-ce pas un songe ? exprimant ainsi qu’on se défie de sa réalité ; de même en est-il des dons de Dieu. Et quel est ce don auquel on ne croit pas ? On se demande si les ennemis de Dieu, les pécheurs, ceux qui n’étaient justifiés ni dans la loi ni par les oeuvres, obtiendront réellement tout à coup et par la seule foi, la justification qui est le premier des biens. L’apôtre s’étend sur ce chapitre dans l’épître aux Romains, et il s’y étend ici encore. «La parole est fidèle », dit-il, « et digne d’être reçue : le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs, entre lesquels je suis le premier ». […] Il pensait qu’on jugerait incroyable qu’un homme qui aurait étourdiment dissipé toute sa vie antérieure, et l’aurait salement employée à de mauvaises actions, dût être ensuite sauvé par la seule foi27.
Cette doctrine de la justification par la seule foi est si généreuse qu’elle semble irréelle et c’est bien pour cela que l’apôtre y revient si souvent.
Donc puisque la justice de la foi est plus grande, qu’elle est facile, aisée à embrasser, et qu’on ne peut d’ailleurs être justifié autrement, n’est-ce pas un excès d’obstination de laisser ce qui est facile pour s’attacher à l’impossible28 ?
Chrysostome proclame la folie de chercher sa justice dans les œuvres, quand la seule manière d’obtenir la justice est en réalité aisée : croire.
Illustration en couverture : Thomas Cole, Le pélerin de la croix à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum.
- Jean Chrysostome, Homélie sur Galates III, 3.[↩][↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Galates II, 7.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains VII, 4.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains VIII, 1.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains XXVII, 3.[↩]
- Horton, M. S., Justification: Two‑Volume Set (New Studies in Dogmatics), éd. M. Allen & S. R. Swain, Grand Rapids, Zondervan Academic, 2018, chapitre 2.[↩][↩]
- Jean Chrysostome, Discours contre les Juifs, VII, 3.[↩]
- Notamment Origène, Commentaire sur Romains 3,28 : « Car nous tenons que l’homme est justifié par la foi en dehors des oeuvres de la loi. Si un exemple est nécessaire, je pense qu’il doit suffire de mentionner le larron sur la croix, qui demanda au Christ de le sauver et à qui il fut répondu : « En vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis ». (Luc 23,43). »[↩]
- Jean Chrysostome, Discours sur la Genèse, VII, 4.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur les Actes XXXII, 1.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur 2 Corinthiens II, 6.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Éphésiens IV.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains VII, 4-5.[↩][↩]
- Jean Chrysostome, Homélies sur la deuxième épître aux Corinthiens, Homélie XI, section 4, § 2. Traduction de l’abbé Bareille, t. 9, Paris, 1872, p. 236.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Jean XXXI, 1.[↩]
- Voir What the early church believed : faith and works, consulté le 07/12/2022 à 20h30.[↩]
- Obadiah Sedgwick, The Bowels of Tender Mercy Sealed in the Everlasting Covenant, wherein Is set forth the Nature, Conditions and Excellencies of it, and how a Sinner should do to enter it, and the danger of refusing this Covenant-Relation. Also the Treasures of Grace, Blessings, Comforts, Promises and Priviledges that are comprized in the Covenant of Gods Free and Rich Mercy made in Jesus Christ with Believers, London, Edward Mottershed pour Adoniram Byfield, 1661, page 490.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Éphésiens 2.8.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains VII, 2.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains VIII, 2.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains XV, 3.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains XVI, 5.[↩]
- Nick Needham, « Justification in the Early Church Fathers » dans McCormack, Bruce L. (éd.), Justification in Perspective: Historical Developments and Contemporary Challenges, Grand Rapids/Edinburgh, Baker Academic / Rutherford House, 2006, page 28 du chapitre.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains VI, 5.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélies sur la deuxième épître aux Corinthiens, Homélie XI, section 4, § 2 ; traduction de l’abbé Bareille, t. 9, Paris, 1872, p. 236.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Éphésiens V, 2-3.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur 1 Timothée IV, 1.[↩]
- Jean Chrysostome, Homélie sur Romains XVII, 2.[↩]
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