Je propose dans cet article et les suivants un examen approfondi d’un ouvrage qui m’a beaucoup appris (et a parfois remis en cause certaines de mes positions) sur la théologie pastorale réformée : Le saint ministère selon la conviction et la volonté des réformés du XVIe siècle, de Jean-Jacques von Allmen (Neuchâtel, 1968). Après avoir rappelé l‘institution divine du ministère, le caractère unique du ministère pastoral pour l’Église post-apostolique, et la reconnaissance nécessaire des candidats à ce ministère, von Allmen expose dans le quatrième chapitre (pp. 55-64) la différence fondamentale qui distingue le pasteur réformé du prêtre catholique romain : l’existence ou non d’une dimension sacerdotale particulière à ce ministère. La question a souvent été traitée dans un cadre polémique, mais mérite aussi un examen plus apaisé.
Voici la section suivante du chapitre XVIII de la Confession helvétique postérieure1:
Au reste les Apostres de Christ, appellent tous ceux qui croyent en Jesus Christ, Prestres, non point pour raison du ministere ; mais à cause que tous fideles estans faits par Christ Rois Prestres ou Sacrificateurs, peuvent aussi offrir à Dieu sacrifices spirituels. Ce sont donc choses grandement diverses et differentes, que la prestrise et le ministere. Car la prestrise, comme nous venons de dire, est commune à tous Chrestiens, mais non pas le ministere. Et pourtant, nous n’avons pas osté le ministere de l’Eglise, quand nous avons rejeté de l’Eglise de Christ la prestrise telle qu’elle est en l’eglise Romaine. On sait assez qu’au nouveau Testament de Christ, il n’y a point de telle prestrise ou sacrificature, que celle du peuple ancien qui a eu une onction externe, des robbes sacrees, et plusieurs ceremonies, qui ont esté figures de Christ : lequel venant au monde, et accomplissant toutes ces choses les a aussi abolies. Mais quant à luy, il demeure seul souverain Sacrificateur eternellement : auquel afin que ne deregouions en rien qui soit, nous ne communiquons à nul d’entre les Ministres le nom de Sacrificateur. Car nostre Seigneur n’a point ordonné en l’Eglise de la nouvelle alliance des Sacrificateurs, lesquels ayant receu le pouvoir de quelque suffragant, offrissent journellement en hostie et sacrifice, pour les vivans et pour les morts, la mesme chair et le mesme sang du Seigneur : mais il les a ordonnez afin qu’ils enseignassent, et administrassent les Sacremens. Car sainct Paul exposant simplement et brevement ce que nous devons sentir et estimer des Ministres de la nouvelle alliance, ou de l’Eglise Chrestienne et ce que leur devons attribuer, dit : Que l’homme estime de nosu comme de Ministres de Christ, et dispensateurs des secrets de Dieu. Parquoy il veut que nous estimions les Ministres, comme Ministres : lesquels il appelle par un mot Grec, qui signifie ceux qui tirans la rame ou aviron, ont tousjours les yeux fichez sur le patron du navire : ou ceux qui ne vivent et ne se gouvernent à leur volonté, ains à la volonté des autres, assavoir de leurs maistres, des commandements desquels ils dependent totalement. Car le Ministre de l’Eglise en tout et par tout en son office ne se doit point complaire, faisant ce que bon luy semble : mais executer seulement ce que son maistre luy a commandé. Or est-il ici exprimé que Christ est ce Maistre et Seigneur, auquel les Ministres sont tenus d’obeir en tous devoirs qui concernent leur ministere. L’Apostre adjouste davantage, pour mieux expliquer ce qui est requis au ministere, que les Ministres sont dispensateurs des secrets de Dieu. Or le mesme Apostre a appelé en plusieurs passages et principalement aux Ephesiens chapitre troisieme l’Evangile de Christ : Secrets de Dieu. Les Anciens aussi ont appelé les Sacremens de Christ : Mysteres ou secrets. Parquoy les Ministres de l’Eglise sont appelez, à celle fin qu’ils annoncent aux fideles l’Evangile de Christ, et qu’ils leur administrent les Sacremens. Car nous lisons en l’Evangile Que le fidele serviteur et prudent a esté commis de son seigneur sur sa famille pour luy donner en temps viande par mesure. Et derechef, nous voyons en un autre lieu de l’Evangile qu’un homme estant allé en un long voyage, et delaissant sa maison, donne puissance en icelle à ses serviteurs pour gouverner son bien, et ordonne à chacun sa charge.
Le mot Grec auquel le texte fait allusion est ὑπηρέτης hypèretès « serviteur », qui signifiait effectivement à l’origine « rameur, matelot » (cf. 1 Co 4,1, et ailleurs).
Le texte français présente peu de problèmes de traduction. Par rapport à l’original latin, une hésitation est visible sur la traduction de sacerdos, sacerdotium, rendus tantôt par prêtre et prêtrise, tantôt par sacrificateur et sacrificature, pour bien souligner qu’il ne s’agit pas du ministère presbytéral. La mesme chair et le mesme sang signifie « la chair et le sang mêmes ». Enfin, le texte parle de suffragant plutôt que d’évêque, car c’est souvent un évêque suffragant qui se chargeait des ordinations sacerdotales.
La question du sacerdoce accompli par le ministère n’est toutefois pas avant tout une question de vocabulaire. Si nous sommes habitués, en français, à la distinction entre un prêtre catholique et orthodoxe et un pasteur protestant (le terme de prêtre n’étant guère revendiqué que par quelques anglicans), certaines langues n’utilisent encore aujourd’hui qu’un seul terme ; c’est le cas du polonais ksiądz, du lituanien kunigas, de l’allemand Pfarrer, etc., utilisés indifféremment par les catholiques, les protestants historiques et les orthodoxes2. Certains protestants (luthériens et anglicans surtout) ont même pu garder le mot de messe (même si les noms culte, office se sont là aussi imposés majoritairement, en partie sous influence réformée en France), d’autel, d’hostie, etc.
Solus sacerdos
Derrière ce refus exprimé du sacerdoce, il y a donc une question de fond : le rejet par les protestants de la conception romaine de la messe, à laquelle la Confession helvétique postérieure consacre également une autre section (fin de l’article XXI), de même que la plupart des confessions et catéchismes de la Réforme :
[…] Quant à la Messe, nostre intention n’est pas de disputer maintenant quelle elle a esté entre les anciens, assavoir tolerable ou intolerable, mais seulement nous disons librement que la Messe, laquelle est aujourdhui en usage en toute l’Eglise Romaine, a esté abolie en nos Eglises pour plusieurs tresjustes raisons, lesquelles nous ne declarerons par le menu pour maintenant à cause de brieveté. Tant y a que nous n’avons peu trouver bon que d’une action saincte et salutaire, on a fait un vain spectacle : item, qu’elle a esté faite méritoire et qu’on la celebre pour de l’argent, et qu’on dit que le prestre y fait le corps mesmes du Seigneur, et l’offre rellement et de faict pour la remission des pechez des vivans et des morts : voire mesme en l’honneur et celebration, ou memoire des Saincts qui sont és cieux.
Confession helvétique postérieure, ch. XXI.
Quelle différence y a-t-il entre la cène du Seigneur et la messe papale ?
La cène nous atteste que nous avons rémission entière de tous nos péchés par l’unique sacrifice de Jésus-Christ, qu’il a lui-même accompli une fois pour toutes sur la croix3, et que par le Saint-Esprit nous sommes incorporés à Christ4, qui se trouve maintenant, avec son vrai corps, au ciel à la droite du Père5 et veut y être adoré6.
La messe, en revanche, enseigne que les vivants et les morts n’ont la rémission des péchés par la passion de Christ que si Christ est en outre quotidiennement sacrifié pour eux par des prêtres qui célèbrent les messes ; de plus elle enseigne que Christ se trouve corporellement sous les espèces du pain et du vin et que, par conséquent, il doit y être adoré. Ainsi la messe n’est au fond rien d’autre qu’une négation de l’unique sacrifice et passion de Jésus-Christ7 et qu’une maudite idolâtrie.
Catéchisme de Heidelberg, q. 80.
Que la cène n’est pas sacrifice
Selon tes réponses, la cène nous renvoie à la mort et passion de Jésus-Christ afin que nous communiquions à la vertu d’icelle. — Voire. Car lors le sacrifice unique et perpétuel a été fait pour notre rédemption, pourquoi [par quoi] il ne reste plus, sinon que nous en ayons la jouissance.
Christ seul sacrificateur éternel
La cène donc n’est pas instituée pour faire une oblation du corps de Jésus à Dieu son Père ? — Non. Car il n’y a que lui seul à qui appartienne cet office, en tant qu’il est Sacrificateur éternel8. Mais il nous commande seulement de recevoir son corps, et non pas l’offrir9.
Catéchisme de l’Église de Genève, qq. 349-350.
Le rejet de la messe s’explique donc par la christologie réformée : Christ est au ciel, le sacrifice du Calvaire est suffisant pour le salut du monde. Christ est solus sacerdos. La traduction française ajoute souverain (seul souverain Sacrificateur), ce qui correspond à la terminologie parallèle de summus sacerdos. Vouloir d’autres sacrifices et d’autres sacrificateurs, c’est injurier le Christ. Le thème est au cœur des disputes de la Réforme, par exemple de la dispute de Lausanne ; Farel y condamne
l’injure qu’on faict à la dignité sacerdotale de Jesus qui seul a offert pour nostre salut et rançon, quand chacun povre prebstre est dict sacrificateur et faire sacrifice pour la redemption des ames, ce que ne peult autre faire que Jesus, comme il a faict en mourant une fois pour nous.
Le Nouveau Testament, en particulier l’épître aux Hébreux, insiste sur le caractère caduc des sacrifices de l’Ancienne Alliance. La messe, pour les réformés, fait comme si le sacrifice du Christ, le Vendredi saint, était inexistant, ou au moins insuffisant. C’est pour eux un recul, un retour aux « ombres et figures » de l’Ancien Testament ; vouloir les renouveler ou les « réactualiser », c’est donc judaïser. Pierre Viret déclare ainsi (lors de la même dispute de Lausanne) que
ceux qui veulent et recognoissent autre souverain sacrificateur que Jesus et autre sacrifice que le sien, ou le veullent reiterer par plusieurs foys […] renoncent plainement Jesuchrist et le blasphement autant que les Juifz qui l’ont renié et crucifié.
Le rejet de la conception sacerdotale du ministère, représenté par l’onction externe, les robbes sacrees10 et ceremonies du Temple, n’est qu’une conséquence du rejet de la messe papiste, et annonce une réformation plus radicale encore du culte.
Les Églises de la Réforme donnent ici le sentiment d’aller souvent plus loin dans ce rejet que ne l’ont été les pères de l’Église. Calvin regrette qu’ils
ont ensuivy de plus près la façon Iudaïque que l’ordonnance de Iesus Christ ne le portoit. C’est donc le poinct où ils méritent d’estre redarguez, qu’ils se sont trop conformez au vieil Testament, et que, ne se contentans point de la simple institution de Christ, ils ont trop décliné aux ombres de la Loy.
ont, en effet, suivi de plus près la façon juive que ce que recommandait l’ordonnance de Jésus-Christ. Tel est le point sur lequel ils méritent d’être repris : s’être trop conformés à l’Ancien Testament et ne pas s’être contentés de la simple institution de Christ, dont ils se sont trop écartés au profit des ombres de la Loi.
IRC, IV.18.11 (trad. Paul Wells, Marie de Védrines).
En conséquence, c’est une autre conception des sacrements (en général, et de celui de la Cène en particulier), beaucoup moins sacrificielle et propitiatoire, que les réformés redécouvrent et remettent en avant :
ut ex mera ipsius gratia et liberaliter percipiamus, quod pretiosius est coelo et terra, nempe fidei nostrae confirmationem, ut in dies magis ac magis Christo capiti nostro uniamur, et adhaeremus in vitam aeternam.
pour que nous y discernions, librement et par pure grâce, une confirmation de notre foi (ce qui est plus précieux que le ciel et la terre !), afin que nous soyons chaque jour plus unis à Christ, notre chef, et que nous adhérions à lui pour la vie éternelle.
Confession hongroise (1562).
La tradition dont il est question ici rattachait jusque là la sacerdotalité du ministère essentiellement à la célébration eucharistique, conçue comme sacrifice de propitiation. Dans ce cadre, et une fois cette conception remise en cause, il semble inévitable qu’il ne reste plus rien de sacerdotal au saint ministère.
Les réformés face au sacrifice
Bullinger prend bien soin de préciser : Nous n’avons pas osté le ministere de l’Eglise quand nous avons rejetté de l’Eglise du Christ la prestrise telle qu’elle est en l’Eglise romaine. Le mot même de sacerdoce est assez rapidement (mais pas immédiatement) tombé hors d’usage dans les Églises de la Réforme. Le sacerdoce n’est donc pas l’essence ni même le cœur du ministère ; et son abandon ne saurait servir de prétexte pour y renoncer du tout : le ministère doit continuer à être sanctionné officiellement (cf. chapitre précédent), et il continue à avoir une réelle autorité (cf. chapitre suivant). Une fois la polémique sur la messe écartée, on peut même trouver quelques accents sacerdotaux au ministère tel qu’il est conçu par les réformés.
Le ministre comme médiateur
Le rôle de médiateur du prêtre est capital dans la conception sacerdotale du ministère. On pourrait donc s’attendre à un rejet total de cette idée chez les réformés. Or, dans une certaine mesure, et malgré le principe protestant du solus Christus — Christ seul médiateur et intercesseur (1 Tm 2,5) —, certains textes confessionnels vont jusqu’à dire que le ministère est un forme de médiation, d’intermédiaire dans le gouvernement de l’Église par Jésus-Christ.
For albeit the kirk of God be rewlit and governit be Jesus Christ, who is the onlie King, hie Priest, and Heid thereof, yit he useis the Ministry of Men, as the most necessar Middis for this purpose.
Car bien que l’Église de Dieu soit dirigée et gouvernée par Jésus-Christ, qui est son seul roi, son prêtre et sa tête, il fait usage du ministère des hommes comme du moyen le plus nécessaire dans ce but.
Second Buik of Discipline (Écosse, 1578).
Deux désignations grecques du ministre sont aussi à comprendre dans cette perspective :
- Le premier terme mis en relation avec le ministère chrétien vient du Nouveau Testament. Il s’agit de l’« ami de l’époux » (ὁ φίλος τοῦ νυμφίου, Jean 3,29) : comme Jean Baptiste, le ministre est un ami du Christ, qui se tient à côté de la mariée et se réjouit d’entendre la voix de l’époux. Calvin commentant ce passage souligne que le ministre est comme un ami chargé « de presenter l’espouse (de laquelle ils ont la charge) à son espoux, vierge, chaste ». La même idée est exprimée, cette fois dans la bouche de l’apôtre Paul, en 2 Corinthiens 11,2 : « je vous ai fiancés à un seul époux, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure. »
- Le second terme, plus surprenant, est celui de συμμύστης (latin symmysta) « compagnon de mystères », « collègue dans le ministère » ; issu des religions à mystères, il n’est pas présent dans le Nouveau Testament, mais se trouve dès Ignace d’Antioche (Aux Éphésiens, 12 : Παύλου συμμύσται τοῦ ἡγιασμένου, τοῦ μεμαρτυρημένου, ἀξιομακαρίστου… « [Vous avez été] initiés aux mystères par Paul, cet homme saint, éprouvé, bienheureux… »), chez Jérôme, ainsi que dans la correspondance des réformateurs. Le christianisme, évidemment, n’est en général pas considéré comme un « culte à mystères ». Mais la référence à des mystères implique un rôle d’intermédiaire dans la transmission des vérités reçues. Von Allmen propose (p. 141, n. 15) de gloser le terme « collègue dans le ministère de l’initiation à la vraie vie ».
Ajoutons à cela que l’usage du terme ὑπηρέτης (signifiant la soumission totale des ministres à Christ, chef de l’Église, sans aucune autonomie), et le titre d’« économes des mystères de Dieu » (οἰκόνομοι μυστηρίων θεοῦ, 1 Co 4,1), qui réfère plus spécifiquement à leurs fonctions sacramentelles, témoignent aussi du fait que la Confession helvétique postérieure applique assez librement aux pasteurs les qualifications des apôtres.
L’eucharistie comme sacrifice de louange
N’y a-t-il vraiment aucune dimension « sacrificielle » à l’eucharistie ? Calvin ne va pas jusque là ; mais ce n’est pas Christ qui est sacrifié de nouveau. C’est un autre type de sacrifice qu’il admet, et qu’il exige même. Il vaut ici la peine de citer in extenso la section de l’Institution à ce sujet :
Sous l’autre espece de sacrifice, qui est appellé Sacrifice d’action de graces, ou de louange, sont contenuz tous les offices de charité : lesquels quand ils se font à noz prochains, se rendent aucunement à Dieu, lequel est ainsi honnoré en ses membres ; sont aussi contenues toutes noz prières, louanges, actions de grâces, et tout ce que nous faisons pour servir et honnorer Dieu. Lesquelles oblations dépendent toutes d’un plus grand sacrifice, par lequel nous sommes en corps et ame consacrez et dediez pour saincts temples à Dieu. Car ce n’est point assez si noz actions extérieures sont employées à son service : mais il est convenable que nous premièrement avec toutes noz œuvres luy soyons dediez, afin que tout ce qui est en nous serve à sa gloire, et exalte sa magnificence. Ceste maniere de sacrifice n’appartient rien à appaiser l’ire de Dieu, et impetrer remission des pechez, ne pour mériter et acquérir iustice : mais seulement tend à magnifier et glorifier Dieu. Car elle ne luy peut estre agréable, si elle ne procede de ceux, qui ayans obtenu remission des pechez, sont desia reconciliez à luy, et iustifiez d’ailleurs.
Et davantage, tel sacrifice est si necessaire à l’Eglise, qu’il n’en peut estre hors. Et pourtant il sera eternel, tant que durera le peuple de Dieu : comme aussi il a esté escrit par le Prophete. Car il faut ainsi prendre ce tesmoignage de Malachie, Depuis Orient iusques en Occident mon Nom est grand entre les Gens, et en tout lieu encensement est offert à mon Nom, et oblation nette et pure. Car mon Nom est terrible entre les Gens, dit le Seigneur (Mal. 1,11) ; tant s’en faut-il que nous l’en ostions. Ainsi sainct Paul nous commande, que nous offrions noz corps en sacrifice vivant, sainct, plaisant à Dieu, raisonnable service (Rom. 12,1). Auquel lieu il a tresproprement parlé, quand il a adiousté que c’est-là le service raisonnable que nous rendons à Dieu. Car il a entendu une forme spirituelle de servir et honnorer Dieu : laquelle il a opposée tacitement aux sacrifices charnels de la Loy Mosaique. En ceste maniere les aumosnes et bien-faits sont appeliez Hosties esquelles Dieu prend plaisir (Hebr. 13,16). En ceste maniere la liberalité des Philippiens, par laquelle ils avoyent subvenu à l’indigence de sainct Paul, est nommée Oblation de bonne odeur : toutes les œuvres des fideles, Hosties spirituelles (Phil. 4,18 ; 1 Pierre 2,5).
Dans l’autre catégorie de sacrifices, les sacrifices d’action de grâces, se trouvent les actes empreints d’amour qui, accomplis envers nos prochains, le sont aussi, dans une certaine mesure, envers Dieu qui est ainsi honoré dans ses membres. Il y a aussi, dans cette catégorie, nos prières, nos louanges, nos actions de grâces, et tout ce que nous accomplissons pour servir et honorer Dieu. Ces sacrifices dépendent tous d’un sacrifice plus grand, par lequel nous sommes, corps et âmes, consacrés et mis à part pour être de saints temples de Dieu. Ces sacrifices dépendent tous d’un sacrifice plus grand, par lequel nous sommes, corps et âmes, consacrés et mis à part pour être de saints temples de Dieu (1 Corinthiens 3,16). Il n’est pas suffisant que nos actions soient accomplies en le servant ; il est bon que, prioritairement, nous-mêmes et toutes nos œuvres lui soient dédiés, afin que tout ce qui est en nous serve à sa gloire et exalte sa grandeur. Cette sorte de sacrifices n’a pas du tout pour but d’apaiser la colère de Dieu, d’obtenir la rémission des péchés ou de mériter et d’acquérir la justice ; elle tend seulement à magnifier et à glorifier Dieu. Elle ne peut lui être agréable que si ces sacrifices proviennent de ceux qui, ayant obtenu la rémission de leurs péchés, sont déjà réconciliés avec lui et justifiés par Christ.
Un tel sacrifice d’actions de grâces est si nécessaire qu’il ne peut pas être absent de l’Église. C’est pourquoi il sera éternel et durera autant que le peuple de Dieu, comme l’a écrit aussi le prophète. Voici le témoignage du prophète Malachie : Car depuis le lever du soleil jusqu’à son couchant, mon nom grand parmi les nations. En tout lieu, on brûle de l’encens en l’honneur de mon nom et l’on apporte une offrande pure ; car grand est mon nom parmi les nations, dit l’Éternel des armées. (Malachie 1,11) Loin de nous l’idée de l’en ôter ! Et Paul nous recommande d’offrir nos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de notre part un culte raisonnable. (Romains 12,1) C’est à juste titre qu’il a ajouté que tel est là le culte raisonnable que nous rendons à Dieu. Il a ainsi envisagé une forme spirituelle de servir et d’honorer Dieu, qui s’oppose, tacitement, aux sacrifices charnels de la Loi mosaïque. Ainsi, les aumônes et les bienfaits sont appelés des sacrifices auxquels Dieu prend plaisir (Hébreux 13,16). De cette manière, également, la libéralité des Philippiens, qui ont subvenu aux besoins de Paul, est qualifiée de parfum de bonne odeur et toutes les œuvres des croyants sont des sacrifices spirituels (Philippiens 4,18 ; 1 Pierre 2,5).
IRC, IV.18.16 (trad. Paul Wells, Marie de Védrines).
Le sacrifice n’est donc pas un thème absent de la spiritualité chrétienne. La question à se poser est celle de l’application de ce thème au ministère particulier du pasteur ; nous le traiterons ci-dessous, au sujet du « sacerdoce universel » du peuple de Dieu.
Se sacrifier pour ses brebis ou sacrifier ses brebis ?
Nous avons déjà vu, au chapitre précédent, que Calvin et d’autres voyaient aussi leur engagement dans le ministère comme un acte d’auto-immolation, d’abandon à Dieu, c’est-à-dire comme un sacrifice. Von Allmen relève à ce propos qu’il est singulier que ni les confessions de foi réformées, ni l’Institution n’expliquent ni même ne citent Romains 15,16, le passage le plus « sacerdotal » de Paul sur le ministère.
Cependant, à certains égards, je vous ai écrit avec une sorte de hardiesse, comme pour réveiller vos souvenirs, à cause de la grâce que Dieu m’a faite d’être ministre du Christ-Jésus pour les païens ; je m’acquitte du service sacré de l’Évangile de Dieu, afin que les païens lui soient une offrande agréable, sanctifiée par l’Esprit Saint.
Romains 15,15-16.
Calvin en donne tout de même un commentaire :
Nihil enim certius est, quam Paulum hic ad sacra mysteria alludere, quae a sacerdote peraguntur. Facit ergo se Antistitem vel sacerdotem in Evangelii ministerio, qui populum quem Deo acquirit, in sacrificium offerat : atque hoc modo sacris Evangelii mysteriis operetur. Et sane hoc est Christiani pastoris sacerdotium, homines in Evangelii obedientiam subigendo veluti Deo immolare : non autem, quod superciliose hactenus Papistae jactarunt, oblatione Christi homines reconciliare Deo. Neque tamen Ecclesiasticos pastores simpliciter hic vocat sacerdotes, tanquam perpetuo titulo : sed cum dignitatem efficaciamque ministerii vellet commendare Paulus, hac metaphora per occasionem est usus. Hic ergo finis sit Evangelii praeconibus in suo munere, animas fide purificatas Deo offerre.
Il n’y a rien de plus certain que saint Paul a voulu faire ici une allusion aux sacrifices et aux saintes cérémonies du service de Dieu que le sacrificateur faisait. Il se propose donc ici, dans le ministère de l’Évangile, comme le prêtre ou le sacrificateur qui offre en sacrifice le peuple qu’il acquiert à Dieu, et de la sorte sert aux mystères sacrés de l’Évangile. Et de fait, c’est la prêtrise ou la sacrificature d’un pasteur chrestien, de sacrifier (par manière de dire) les hommes à Dieu, en les assujettissant et réduisant à l’obéissance de l’Évangile, et non pas de réconcilier les hommes avec Dieu en offrant le Christ… Toutefois, il ne faut pas penser qu’il nomme ici simplement sacrificateurs les pasteurs de l’Église, afin que ce titre leur soit perpétuel ; mais saint Paul, voulant louer et magnifier la dignité et l’efficacité du ministère, par occasion a usé de cette métaphore ou similitude. Que les annonciateurs de l’Évangile se proposent donc ce but en leur office, d’offrir à Dieu les âmes purifiées par la foi.
Zwingli avant lui allait dans le même sens :
Wie nämlich die alten Priester das Vieh schlachteten, dem Herrn zu seinem süssen Geruch, so müssen die Diener des Wortes die tierischen Menschen zu wahren Opfertieren Gottes umwandeln.
De même que les anciens prêtres sacrifiaient le bétail au Seigneur pour son odeur agréable, de même les serviteurs de la Parole doivent faire des hommes charnels de véritables agneaux offerts en sacrifice à Dieu.
Commentaire sur la vraie et la fausse religion (1525).
Plutôt que de sacrifier Christ pour la justification de ses brebis, le pasteur offre donc ses brebis à Christ (et s’offre lui-même à lui le premier).
Le « coefficient sacerdotal » du ministère
Ces quelques éléments invitent donc von Allmen (sans doute poussé en cela par ses appétences pour l’œcuménisme) à aller au-delà des apparences catégoriques et de la lettre péremptoire de cette section de la Confession helvétique postérieure, pour identifier plusieurs « moments où le ministère même s’exerce dans une attitude qu’on doit appeler sacerdotale ». Il en relève au moins trois :
- L’imposition des mains à un ordinand, « pour en faire comme une hostie consacrée à Dieu » (deuxième conception de l’ordination évoquée dans le chapitre précédent, et particulièrement chère à Calvin).
- La prière de louange et d’intercession, lors du culte public, où le ministre devient « comme la bouche commune & publique de toute l’Eglise » (Pierre Viret) et représente alors le Christ sacrificateur (on ne trouve pas, semble-t-il, l’expression catholique in persona Christi (capitis), mais l’idée semble bien être là). Le ministre n’est pas avant tout le représentant du peuple, mais est d’abord le représentant du Christ donné au peuple. Wotherspoon et Kirkpatrick insistent sur le fait que le ministre
is sent by Christ and acts in Christ’s Name, representing Him; and only because Christ — and He alone — represents the people vicariously before God does the minister represent the people in Christ. He is the servant of the Lord, not of the congregation, but for Jesus’ sake he is their servant also.
est envoyé par Christ et agit au nom du Christ, Le représentant ; et c’est seulement parce que Christ, et Lui seul, représente le peuple par procuration devant Dieu que le ministre représente le peuple en Christ. Il est le serviteur du Seigneur et non de la congrégation ; mais, à cause de Jésus, il est leur serviteur aussi.
A Manual of Church Doctrine according to the Church of Scotland, Londres, 1960², p. 76.
- Enfin et surtout — et c’est peut-être ce qui étonne le plus le lecteur contemporain —, la proclamation de l’Évangile. Étienne Omnès a déjà souligné sur ce site que le ministère de la Parole, l’office de la prédication, était une prérogative de type sacerdotal (et non prophétique) :
En effet, l’office de la prédication est la charge essentielle des prêtres depuis l’institution du tabernacle. C’est ainsi que le prophète Malachie dit : Car les lèvres du sacrificateur doivent garder la science, et c’est à sa bouche qu’on demande la loi, parce qu’il est un envoyé de l’Éternel des armées. (Malachie 2,7) C’est un reproche courant de la part des prophètes que de s’adresser aux prêtres qui font mal leur travail d’exposer la parole de Dieu. Les prophètes eux-mêmes ne font que rappeler la Loi, ils ne l’exposent pas comme le fait Esdras au retour de l’exil (Néhémie 8). On remarquera d’ailleurs que l’Alliance de Dieu, le cœur de notre religion, est associée dans Néhémie 8 à la prédication d’Esdras. La prédication n’est pas la simple exposition du texte. C’est une tâche surnaturelle dans lequel le pasteur est le représentant de Dieu pour le peuple. En lisant et expliquant la Parole de Dieu, ce n’est pas seulement le pasteur qui parle : il est l’occasion pour le Saint-Esprit de parler de façon audible, vivante et agissante.
On peut ajouter à cela que la charge d’enseigner le peuple est attribuée aux Lévites dans le Pentateuque :
L’Éternel parla à Aaron et dit : Tu ne boiras ni vin, ni liqueur, toi et tes fils avec toi, lorsque vous entrerez dans la tente de la Rencontre ; ainsi vous ne mourrez pas ; ce sera une prescription perpétuelle pour vos descendants, afin que vous puissiez distinguer ce qui est saint de ce qui est profane, ce qui est impur de ce qui est pur ; et enseigner aux Israélites toutes les prescriptions que l’Éternel leur a données par l’intermédiaire de Moïse.
Lévitique 11,10.
Là encore, les réformateurs de Suisse romande partagent cette vision, et parlent de la prédication comme d’un sacrifice. Ainsi Viret présente l’annonce de l’Évangile dans des termes antithétiques à ceux de la messe papiste :
Si, par le glaive de la parolle de Dieu et par sainctes oraisons, ilz tuent et abattent toutes idolâtrie et mauvaises concupiscences des erreurs, et offrent par la predication de l’evangile non pas du pain et du vin, mais le peuple à Dieu qu’ilz ont retiré de damnation pour en faire une oblation aggreable et ung sacrifice de foy, comme sainct Pol a faict des povres idolatres, comme il est escript Ro. 15, Phil. 3, alors ilz pourront aucunement11 estre appellez sacrificateurs de Jesuchrist.
Calvin va dans le même sens dans la suite de son commentaire sur Romains 15,16 :
Est enim Evangelium potius instar gladii, quo homines Deo in victimas sacrificat minister.
L’Évangile est donc plutôt comme le glaive par lequel le ministre immole les hommes en sacrifice à Dieu.
On ne trouve pas, en revanche, de lien explicite entre l’administration du baptême et l’idée que le ministre offre les hommes à Dieu (alors que le parallèle avec la circoncision et la présentation au Temple aurait pu le suggérer).
On le voit, les réformés ne s’opposent pas à toute idée de sacerdoce, mais refusent d’assimiler (et plus encore de réduire) le ministère au sacerdoce. Cette dissociation est pour von Allmen la rupture majeure qu’introduit la théologie réformée par rapport à celle qui précédait :
Pourtant on doit constater un renversement dans la perspective théologique d’alors : au Moyen Âge, tout au moins sur le plan de la religion populaire, le sacerdoce était ce qui distinguait le ministre et les laïcs. Maintenant c’est ce qui les rassemble et les identifie, alors que ce qui les distingue c’est le ministère.
p. 59.
Le sacerdoce est désormais ce qui rassemble, ce qui pose la question du « sacerdoce universel » des croyants, souvent présenté comme une des grandes affirmations de la Réforme, et de ses rapports avec la théologie du ministère. Là encore, le sujet a déjà été en partie traité par Étienne Omnès, et je ne peux que conseiller la lecture ou la relecture de son article parallèlement à celui-ci.
Le « sacerdoce universel », mythe et réalité
Les écueils d’une compréhension naïve
On se gardera, contre le discours de bien des protestants eux-mêmes, d’une compréhension naïve du sacerdoce universel. La Réforme n’a pas restauré dans l’Église le « sacerdoce universel » ; ce n’est pas un ministère considéré comme essentiel à l’histoire du salut. Il faut précisément refuser l’identification du sacerdoce au ministère, ce que dénonçait déjà la Confession helvétique postérieure dans l’Église romaine. On n’en tirera donc pas de conséquences hâtives sur le ministère (par exemple sur le ministère féminin, comme dans la perspective critiquée par Étienne Omnès).
Les quelques textes qui évoquent la sacrificature royale du peuple de Dieu (dès l’Ancien Testament) sont peu invoqués par les réformateurs, et jamais contre le ministère. En un seul endroit, Calvin invoque 1 Pierre 2,9 en rapport avec le ministère :
Voyons maintenant des ceremonies qu’ils y font. Premièrement, tous ceux qu’ils reçoyvent en leur Synagogue, ils les ordonnent premierement au degré de Clergé. Le signe est, qu’ils les rasent au sommet de la teste, afin que la couronne, comme ils disent, signifie dignité royale : d’autant que les clercs doyvent estre Rois, ayans à gouverner et eux et les autres : selon que dit sainct Pierre, Vous estes un genre esleu, Prestrise royalle, et nation saincte. (1 Pierre 2, 9) Mais ç’a esté un sacrilege à eux d’usurper le tiltre qui appartenoit et estoit attribué à toute l’Eglise. Car sainct Pierre parle à tous les fideles : et ils tirent son dire à eux, comme s’il estoit dit seulement à ceux qui sont tondus ou rasez, Soyez saincts (Levit. 11,44 ; 19,2 ; 20,7) : comme si eux tous seuls avoyent esté acquis du sang de lesus Christ. Mais passons outre.
Premièrement, ceux qu’ils reçoivent dans leur « synagogue » sont d’abord ordonnés pour entrer dans le clergé. Le signe en est, comme ils disent, une couronne — obtenue en rasant le sommet de la tête — qui signifie la dignité royale. Les clercs, en effet, doivent être rois puisqu’ils ont à diriger eux-mêmes et les autres, selon la parole de Pierre : Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte. (1 Pierre 2,9) Mais ils commettent une erreur en s’attribuant exclusivement un titre qui appartient et est donné à toute l’Église. Car Pierre s’adresse à tous les croyants, alors qu’eux s’affectent à eux-mêmes sa parole, comme s’il n’était dit qu’à ceux qui sont tondus ou rasés : Soyez saints (Lévitique 11,44 ; 19,2 ; 20,7), comme si eux seuls avaient été rachetés par le sang de Jésus-Christ ! Mais passons !
IRC, IV.19.25.
Les réformés ont donc accordé moins d’importance à cet argument que Luther, par exemple. Ils ont bien compris que ce sacerdoce n’était pas individuel : c’est parce que le peuple est réuni en Église, ont accès à Dieu en Christ, qu’ils sont un peuple de sacrificateurs. Cette conception du sacerdoce universel n’est aucunement redondante avec un ministère particulier des pasteurs. L’ont-ils pour autant ignorée ? Non :
Ce qui est vrai, c’est que la Réforme réformée a trouvé à propos de la sacrificature royale du peuple de Dieu des accents, une joie et une liberté qui n’étaient plus guère courants. Jésus-Christ fait de tous les siens les « compagnons de sa Prestrise », comme dit le catéchisme de Calvin. « En luy nous osons tout ce que nous osons ».
p. 60.
Le même verset de l’apôtre Pierre se trouve cité lorsqu’il s’agit de décrire en quelques mots la vie du chrétien :
Mais pourquoi es-tu appelé « chrétien » ?
Parce que par la foi je suis un membre du Christ12, et qu’ainsi je suis fait participant de son onction13, pour confesser, moi aussi, son nom14, pour m’offrir à lui en vivant sacrifice de reconnaissance15, et pour combattre pendant cette vie avec une conscience libre contre le péché et le diable16 et enfin pour régner éternellement avec lui sur toutes les créatures17.
Catéchisme de Heidelberg, q. 32.
Malgré cette vision, discrète mais néanmoins très positive, du sacerdoce universel, jamais il ne vient à l’idée de remettre en cause le ministère pour cela.
Y a-t-il un clergé réformé ?
Avec le temps, les réformés ont de plus en plus évité de parler d’un clergé (Calvin conserve toutefois le terme, cf. IRC IV.12.1). En un sens, c’est toute l’Église qui est « le clergé du Seigneur » (1 Pierre 5,3). Les générations suivantes la récuseront plus fondamentalement encore ; ainsi François Turretin :
Discrimen inter clericos et laicos figmentum papale est.
La différence entre les clercs et les laïcs est une fiction papale.
Institution de théologie élenctique.
Mais la division est tout de même généralement admise par les premiers réformés sans portée pour le salut. Même chez Turretin, le mot se trouve, et en tout cas, la nécessité d’un ministère spécifique est rappelée ; l’existence d’un sacerdoce universel ne constitue pas un contre-argument (non sequitur) :
Quamvis omnes Christiani ex generali mandato possint et debeant laudes Dei celebrare, hostias spirituales Deo offerre, et se invicem hortari et consolari (Eph. 5.19. Col. 4.16. 1.Thes. 4.18.), non sequitur speciale mandatum non requiri ad opus publicum Ministerii Verbi, et Sacrorum administrationem, quae non licet ἀκλήτοις tractare.
Although all Christians from the general command can and ought to celebrate the praises of God, to offer spiritual sacrifices to him and mutually exhort and console each other (Eph. 5:19, Col. 4:16, 1 Thess. 4:18), it does not follow that a special command is not required for the public work of a minister of the word and the administration of sacred things, which it is not lawful for the uncalled (aklētois) to take in hand.
Institution de théologie élenctique, ch. XVIII, q. XXII, XIV.
Il y a donc bien des différences qui subsistent entre les ministres et le reste du peuple de Dieu :
- Ils n’ont pas les mêmes devoirs, n’ont pas fait les mêmes vœux, n’ont pas les mêmes prières à exaucer.
- Leur service n’a pas la même intensité : les ministres sont offerts à Dieu entièrement et professionnellement. Ils relèvent aussi d’une discipline particulière, plus sévère que celle des laïcs.
- Ils ont reçu en propre l’exercice légitime de l’autorité dans l’Église. Par leur nomination et leur ordination, ils s’inscrivent dans une lignée de ministres (« ils sont nés d’un engendrement ministérial », dit von Allmen, p. 61 ; cf. aussi la quatrième conception de l’ordination évoquée précédemment), dans laquelle nous croyons que le Seigneur œuvre spécifiquement. C’est là la différence principale.
Rappelons que lorsque Bullinger parle des ministres, il a en tête spécifiquement les pasteurs, et non les pasteurs et les anciens (et éventuellement les diacres), comme c’est souvent le cas de nos jours. En affirmant l’autorité spécifique des pasteurs dans l’Église, la question de l’autorité des anciens se pose en filigrane. Nous reviendrons sur ce point dans le prochain chapitre de la monographie de von Allmen.
La Confession helvétique postérieure évoquait déjà l’autorité des ministres au sujet des moines : ils avaient été tolérés dans l’Antiquité parce qu’obéissans en tous lieux aux pasteurs des Eglises, comme les laïcs (cf. le deuxième chapitre de cette série). Quelques signes extérieurs permettent d’ailleurs de distinguer les ministres des laïcs en les mettant dans une position d’autorité : s’ils ont renoncé aux robbes sacrées devenues caduques dans la Nouvelle Alliance, ce n’est pas pour adopter un habit civil indifférencié, mais pour prendre un « vêtement d’état », qui signale leur office, et donc les distingue du peuple.
Dans les débats contemporains sur l’opportunité du port de la robe pastorale, c’est souvent la méconnaissance de cette différence entre sacerdoce et ministère, et l’opinion (fausse) que la religion réformée a aboli toute distinction de fonction entre clergé et laïcat, qui provoque la confusion :
Car si la robe pastorale est réservée au seul pasteur, alors c’est un retour du clérical dans notre ecclésiologie. S’il faut avoir fait dix ans d’études de théologie, s’il faut connaître sur le bout des doigts l’hébreu, l’araméen, le copte et le grec pour annoncer l’Évangile le dimanche matin au culte, alors qui peut prêcher ? Personne ! Où est le sacerdoce universel ? Enseveli sous des tonnes de cléricalisme. Cette robe n’est pas un habit clérical. Bien plus que la robe doctorale, elle est le signe que celui qui parle annonce la parole vivante de Dieu. Certes, après l’avoir travaillée, mâchouillée, combattue. Mais cela, nous proclamons dans notre Église que n’importe quel prédicateur reconnu par le Conseil presbytéral et appelé à ce ministère peut le faire. Alors rien, rien n’empêche que tous les prédicateurs portent la robe pastorale. Que vienne enfin ce jour pour que moi aussi je puisse la porter !
Christophe Jacon (Église protestante unie de France), Paroles protestantes Paris, 2017 (nous soulignons).
On voit là un changement en acte : avec l’apparition de prédicateurs laïques, la robe tend à cesser d’être ce qu’elle était — un « habit clérical », sanctionnant la légitimité du ministre, qui ne se résume pas à ses études d’ailleurs — pour n’être liée qu’à une action particulière du chrétien, c’est-à-dire pour devenir… un habit liturgique ou « sacerdotal » (comme le port de la chasuble ou de la mitre est associé à tel ou tel moment de la messe, par exemple) !
Enfin, dans les temples, certaines places sont réservées aux pasteurs (stalles…), à Neuchâtel par exemple. Le chapitre 6 de l’ouvrage (et de notre série d’articles) reviendra sur ces différents privilèges pastoraux.
Il y a peu de contestation (à l’époque de la Réforme, du moins !) sur la prérogative des pasteurs quant à la prédication de la Parole et l’administration des sacrements. En revanche, l’exercice de la discipline leur est souvent reproché et contesté. Ce sont surtout les magistrats qui y font obstacle, car ils s’estiment (à raison) fondés à intervenir.
Ceux-ci se savaient en effet responsables devant Dieu du même peuple que les pasteurs puisque l’Église et le peuple coïncidaient si fréquemment ; ils s’estimaient donc responsables de l’Église aussi.
p. 61.
La délimitation de l’autorité des uns et des autres en matière de discipline n’est pas aisée. Il en résulte une tension presque inévitable en chrétienté, soit entre l’État et l’Église (c’est surtout le cas de figure à la Réforme), soit entre le clergé et les laïcs (c’est surtout le cas aujourd’hui). Face à cela, il y a deux mauvaises solutions, deux extrêmes à éviter : le césaropapisme (le magistrat empiète sur l’autorité ecclésiastique) et le cléricalisme (le clergé empiète sur l’autorité civile). Nous y reviendrons.
Que veut dire l’entière suffisance du Christ ?
Un office sans délégation ?
Soulevons un dernier problème, qui met peut-être en lumière une crispation particulière des réformateurs sur ce sujet. Selon les réformés, prêtre, sacrificateur serait un titre que possède le Christ en propre, qui lui est désormais réservé et que nul ne saurait s’arroger dans l’Église du Nouveau Testament. Mais qu’en est-il de ses autres offices ? Christ est aussi « notre souverain prophète et docteur, qui nous a pleinement révélé le conseil secret et la volonté de Dieu touchant notre rédemption » et « notre Roi éternel qui nous gouverne par sa Parole et par son Esprit et qui nous garde et maintient dans la rédemption qu’il nous a acquise. » (Catéchisme de Heidelberg, q. 31) Devra-t-on dire alors qu’il n’y a plus dans l’Église de prophètes, de docteurs, de rois ou de bergers ?
Lorsque les catéchismes (plus que les confessions de foi, qui traitent plutôt de ses deux natures) abordent les trois offices du Christ, chacun d’eux a un caractère définitif et souverain. Christ prophète est plus grand que les patriarches et les autres prophètes, la sagesse divine réside en lui. Christ roi a une puissance de droit qui fait que toutes choses lui sont assujetties, et qui n’est jamais déléguée. Mais il y a d’autres prophètes et d’autres rois. Le Christ s’est élu des successeurs pour que la sagesse qui résidait en lui ruisselât sur nous : les apôtres, qui ont ensuite ordonné des pasteurs et docteurs. À côté de sa puissance de droit, le Christ a aussi une autre puissance, « puissance d’office, ou ministériale », plutôt service que puissance : le pouvoir des clés (des clés qui ont été confiées). La parabole du maître de maison illustre cette réalité :
Prenez garde, veillez et priez ; car vous ne savez quand ce temps viendra. Il en sera comme d’un homme qui, partant pour un voyage, laisse sa maison, remet l’autorité à ses serviteurs, indique à chacun sa tâche, et ordonne au portier de veiller. Veillez donc, car vous ne savez quand viendra le maître de la maison, ou le soir, ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou le matin ; craignez qu’il ne vous trouve endormis, à son arrivée soudaine. Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez.
Marc 13,33-37.
Il semble donc que nous soyons ici face à une contradiction :
Jésus-Christ est le docteur très parfait, le Révélateur qui résume et exprime tout ce que Dieu veut dire aux hommes. À cause de cela il y a encore des prédicateurs et des docteurs. Jésus-Christ est le Seigneur souverain, le berger authentique des hommes. À cause de cela, il y a encore des pasteurs. Jésus-Christ est le souverain sacrificateur selon l’ordre de Melchisédek. À cause de cela, il n’y a plus de sacrificateurs (si ce n’est le peuple chrétien dans son ensemble).
p. 63.
Le hic et nunc du ministère
Toute la difficulté est de passer de l’ordre du illic et tunc (« là et alors ») à celui du hic et nunc (« ici et maintenant ») : c’est la question de l’actualisation. Elle est d’ailleurs délicate pour la théologie catholique romaine également. Alors que l’Église médiévale et celle de la Contre-Réforme insistaient sur la dimension proprement sacrificielle de la messe, l’Église romaine contemporaine (d’après Vatican II) est souvent plus nuancée dans ses affirmations (un exemple ici).
Pour von Allmen, le schéma des trois offices n’est pas forcément le plus adéquat ici. Il ne vise pas à décrire le contenu du ministère, mais plutôt l’état de tous les chrétiens (et le nom même de chrétien). Pour autant, lorsque le ministère pastoral est décrit comme ministère de la Parole (office prophétique ? cf. toutefois nos réserves ci-dessus), des sacrements (office sacerdotal ?) et de la discipline (office royal), il semble bien se superposer à celui du Christ lui-même dans ses trois offices. La contradiction demeure.
Comme de coutume, c’est à la fin du chapitre que von Allmen se permet d’adopter une perspective plus personnelle et plus ouvertement critique (et souvent dans un esprit œcuménique) à l’égard de sa tradition. C’est la polémique omniprésente contre la messe qui aurait entraîné les réformés dans une posture plus radicale sur la dimension sacerdotale du ministère que sur les autres. Les réformés ont voulu valoriser l’illic et tunc christologique (ce que la théologie néo-orthodoxe appellera des siècles plus tard « l’événement de Jésus-Christ ») et remettre le hic et nunc ecclésial à sa juste place.
Cette minimisation de l’unicité et de la suffisance de l’illic et tunc de la vie et de la mort de Jésus, et par conséquent cette majoration de la portée du hic et nunc ecclésial, on les décèle d’ailleurs à propos des trois offices messianiques. C’est pourquoi les réformés protestent contre Rome. À propos de l’office prophétique, on proteste contre la canonisation de la Tradition qui devient compromettante pour la canonicité de l’Écriture […]. À propos de l’office royal, on proteste contre la prétention du pape à être « pasteur universel de l’Eglise Catholique militante en terre, souverain chef d’icelle, et vray vicaire ou lieutenant du Christ, et qu’il a en l’Eglise plenitude de puissance » […]. À propos de l’office sacerdotal enfin, on proteste contre la doctrine de la messe selon laquelle les ministres offrent « journellement en hostie et sacrifice, pour les vivans et pour les morts, la mesme chair et le mesme sang du Seigneur […] ». Or si le sacrifice que les ministres offrent au Seigneur c’est le sacrifice que Jésus-Christ ne pouvait offrir que lui-même, ils quittent leur fonction ministériale, ils cherchent à disposer du Christ, ils ne se suffisent pas d’être des ὑπηρέται.
p. 64.
Le dégoût de la messe romaine aurait donc empêché les réformés d’inscrire le ministère dans une perspective véritablement sacerdotale, alors que de telles précautions n’étaient pas nécessaires (et n’ont pas été prises) pour le considérer comme un ministère prophétique et pastoral (royal). De même, le XVIe siècle protestant se comprend lui-même volontiers comme la répétition de l’histoire d’Israël, avec ses rois et ses prophètes (David, Josias, Achab, Élie, etc.), qu’on érige en modèles ou en contre-modèles, mais les analogies sacerdotales semblent manquer à l’appel. Y a-t-il là un impensé, un trou dans la tradition ? Une des dernières notes de von Allmen sonne comme un possible avertissement :
On peut se demander si les dangers qui menacent depuis toujours l’Église réformée — un biblicisme craintif, l’étiolement de la vie sacramentelle et liturgique, l’anarchie et le manque de discipline — ne proviennent pas du fait qu’à force de protéger l’unicité et la canonicité de l’illic et tunc, nous négligeons la réalité et les exigences du hic et nunc (qui prend d’ailleurs des revanches d’autant pires qu’on n’arrive guère à les contrôler), d’où la nécessité pour nous d’élaborer enfin une théologie de la tradition.
pp. 143-144.
On retrouve là le reproche, somme toute classique, d’un manque d’incarnation ; conséquence peut-être inévitable du choix de la Réforme de fonder le ministère dans la christologie plutôt que dans l’ecclésiologie. Nous confions au lecteur le soin d’y réfléchir, et aux Églises celui d’y remédier.
Autant que on suyvra Jesus, autant sera on bon pasteur, autant que on tirera loing de luy, tant plus sera on prochain de Lantechrist.
Guillaume Farel, Sommaire et briefve declaration, XXXIV.
Illustration de couverture : Sir David Wilkie, La prédication de John Knox devant les lords de la congrégation, 10 juin 1559, huile sur toile, 1832 (Galerie nationale d’Écosse, Édimbourg).
- Version en français modernisé :
Les apôtres désignent comme sacrificateurs tous ceux qui croient en Christ ; non en référence au ministère mais parce que, par le Christ, tous les croyants ont été faits rois et sacrificateurs, et peuvent offrir à Dieu des sacrifices spirituels. Le sacerdoce et le ministère sont donc des choses fort différentes. En effet le premier, comme nous venons de le dire, est commun à tous les chrétiens ; mais il n’en est pas de même du second. Nous n’avons donc pas ôté le ministère de l’Église en rejetant de l’Église du Christ la prêtrise telle qu’elle se pratique dans la papauté. Assurément, dans la nouvelle alliance du Christ, il n’est plus de sacrificature comme celle que l’on trouvait au sein de l’ancien peuple, avec une onction extérieure, des habits sacrés et des cérémonies nombreuses. Celles-ci ont été des préfigurations du Christ qui, une fois venu, les a abolies. Le Christ lui-même demeure donc seul Sacrificateur pour l’éternité. Or, afin de ne rien lui dérober, nous ne donnons ce titre de sacrificateur à aucun ministre. Car notre Seigneur n’a pas consacré dans l’Église du Nouveau Testament de sacrificateurs qui, ayant reçu l’autorité d’un évêque, offrent quotidiennement une victime, à savoir la chair et le sang mêmes du Seigneur pour les vivants et les morts. Mais il a établi des pasteurs pour qu’ils enseignent et administrent les sacrements. En effet, en exposant simplement et sommairement ce que nous devons penser de la nouvelle alliance ainsi que des ministres de l’Église chrétienne, et ce que nous devons leur attribuer, Paul dit: Ainsi, qu’on nous regarde comme des serviteurs de Christ et des administrateurs des mystères de Dieu (1 Co 4,1). L’apôtre veut donc que nous considérions les ministres comme des serviteurs. Or il les appelle uperetas, rameurs subordonnés, qui ont les yeux fixés uniquement sur le pilote : des hommes qui ne vivent pas selon leurs désirs mais selon la volonté de leurs patrons, dont ils dépendent entièrement. Il est donc exigé du ministre de l’Église qu’il s’adonne totalement et dans toutes ses fonctions, non à ses propres désirs mais à l’exécution de ce qu’il a reçu comme commandement de son maître. De plus est souligné qui est ce maître, à savoir le Christ, auquel les ministres sont soumis dans toutes les fonctions de leur ministère. L’apôtre, afin d’expliquer plus clairement ce qu’est le ministère, ajoute que les ministres de l’Église sont intendants ou administrateurs des mystères de Dieu. Or Paul, en parlant en plusieurs endroits des mystères de Dieu (Cf. surtout Ép 3,3.), désigne l’Évangile du Christ. Et les Pères ont appelé du nom de mystères les sacrements du Christ. Voici donc à quoi sont appelés les ministres de l’Église: à la proclamation de l’Évangile du Christ aux fidèles, et à l’administration des sacrements. En effet, l’Évangile met devant nous l’exemple de l’intendant fidèle et prudent que le maître établira sur ses gens de service pour leur donner leur ration de blé au moment convenable (Lc 12,42). Et nous voyons ailleurs dans l’Évangile l’homme qui, partant en voyage, laisse sa maison et donne à ses serviteurs l’autorité sur elle ainsi que sur ses possessions, et assigne à chacun son travail.[↩]
- Il est vrai qu’aucun de ces termes n’a de connotation proprement « sacerdotale » ou sacrificielle : Pfarrer est au départ un terme hiérarchique, désignant le responsable d’une paroisse, et ksiądz / kunigas est un emprunt germanique désignant un roi ou un seigneur (cp. allemand König « roi », letton kungs « seigneur, monsieur »).[↩]
- Hé 7,26 ; 9,12, 25-28 ; 10,10 12-14 ; Jn 19,30 ; Mt 26,28 ; Lc 22,19 sq.[↩]
- 1 Co 6,17 ; 10,16.[↩]
- Hé 1,3 ; 8,1 sq.[↩]
- Jn 4,21-24 ; 20,17 ; Lc 24,52 ; Ac 7,55-56 ; Col 3,1 ; Ph 3,20 sq. ; 1 Th 1,10.[↩]
- […] Hé 9,6-10 ; 10,19-31.[↩]
- Hé 5,5.[↩]
- Mt 26,26.[↩]
- Parmi les vêtements sacerdotaux, la chasuble et l’étole, en particulier, symbolisent le pouvoir de la prêtrise et ont fait l’objet de diverses superstitions dans la piété populaire (voir cet article).[↩]
- Aucunement n’a pas de sens négatif ici et signifie « d’une certaine manière, de quelque façon« .[↩]
- Ac 11,26.[↩]
- 1 Jn 2,27 ; Ac 2,17 ; Jl 3,1.[↩]
- Mc 8,38.[↩]
- Rm 12,1 ; Ap 1,6 ; 5,8-10 ; 1 P 2,9.[↩]
- 1 Tm 1,18 sq.[↩]
- 2 Tm 1,12.[↩]
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