Je remercie Sophia Institute Press d’avoir répondu favorablement à ma demande en m’envoyant gratuitement son livre pour cette recension.
Dans ce livre The Best Argument for God, Patt Flynn, un philosophe catholique thomiste amateur cherche à démontrer l’existence de Dieu. Ce qui le rend intéressant, c’est qu’il s’appuie à la fois sur la tradition classique en assumant totalement une métaphysique classique/aristotélico-thomiste (la distinction entre acte et puissance, entre essence et existence, les transcendantaux de l’être, la loi naturelle etc.) et sur les résultats féconds de la philosophie de la religion analytique (les travaux par exemple de Richard Swinburne, en particulier son théisme bayésien ou argument cumulatif théiste et d’Alvin Plantinga).
C’est donc un livre de vulgarisation assez compréhensible, à peu près au même niveau que How Reason Can Lead to God de Joshua Rasmussen. On appréciera les nombreuses ressources très variées et de qualité auxquelles l’auteur nous renvoie pour approfondir notre étude.
Résumé
Le but du livre est de faire une analyse comparative du théisme avec le naturalisme et de montrer en quoi le théisme est au moins une bien meilleure explication (si ce n’est la seule satisfaisante) que le naturalisme de tout ce qu’on observe dans notre monde.
- Le théisme affirme que Dieu existe.
- Le naturalisme affirme en gros que seules les choses naturelles existent et qu’il n’y a donc aucune chose surnaturelle, et que tout ce qui existe repose sur et provient ultimement de choses matérielles, ce qui implique qu’il n’existe pas non plus d’être parfait (comme Dieu) et que l’histoire de l’univers ou en particulier de l’humanité dans son ensemble ne suit pas un plan déjà tracé et n’a pas un sens particulier.
Le livre se découpe grosso modo en deux grandes parties, assez similaires que celles qu’on trouve dans How Reason Can Lead to God de Joshua Rasmussen.
Dans la première partie, Flynn formule un argument cosmologique qui combine à la fois la version de Leibniz (basée sur le principe de raison suffisante) et la version thomiste (qui reprend les trois ou souvent juste les deux premières voies de Thomas d’Aquin). En cela il s’apparente à ceux de Frédéric Guillaud et Matthieu Lavagna. Il démontre en gros qu’on a besoin d’un être nécessaire qui a en soi la raison de son existence pour réussir à expliquer l’existence d’êtres contingents. Il identifie ensuite cet être au Dieu monothéiste traditionnel en reprenant à la fois les arguments classiques de la scolastique qu’on retrouve entre autres dans les deux Sommes de Thomas d’Aquin. Mais également d’autres assez originaux de la philosophie analytique comme ceux de Joshua Rasmussen et de Robert Koons. Cette partie « identification » de l’Être nécessaire est assez détaillée : ce qui est agréable car cela change un peu des arguments trop expéditifs qu’on retrouve trop souvent ailleurs.
Dans la seconde grande partie, Flynn passe en revue d’autres données que les naturalistes et les théistes reconnaissent tout deux pour prouver qu’elles renforcent encore plus le théisme auquel on a abouti avec l’argument cosmologique défendu précédemment. Ces données sont le réglage fin, la moralité, la conscience et enfin, le mal et la souffrance.
Il compare tout d’abord les deux visions du monde que sont le théisme et le naturalisme. Puis il montre en quoi la première a de meilleures vertus théoriques que la seconde : pouvoir explicatif, simplicité, etc. en piochant chez divers philosophes comme Richard Swinburne. Il répond en détails notamment à l’objection courante selon laquelle le naturalisme est plus simple que le théisme car le premier affirme uniquement l’existence de choses sensibles sans avoir besoin d’une entité surnaturelle qu’est Dieu. En d’autres termes, le naturalisme est une théorie plus simple que le théisme car il pose l’existence de moins de types d’entités que ce dernier (une version du rasoir d’Occam). C’est personnellement ma partie préférée, la contribution la plus utile du livre car elle vulgarise un sujet qui est d’habitude peu vulgarisé dans ce genre de livres ou d’articles universitaires.
Dans la partie consacrée au réglage fin, Flynn résume bien les différentes objections et les différentes réponses données par les meilleurs spécialistes dans l’état de l’art (Luke Barnes, Robin Collins, Michael Rota).
Dans la partie sur la morale, il s’attaque uniquement à la position évolutionniste pour laquelle la morale n’est qu’un produit de l’évolution dépourvue de réalité objective et universelle. C’est une version de ce qu’on appelle l’antiréalisme moral en philosophie analytique. Ce qui est dommage car ce faisant, il ne répond pas aux arguments donnés par des athées qui adhèrent au réalisme moral comme Erik Wielenberg ou Jeffery Jay Lowder. C’est-à-dire qu’ils admettent tout à fait qu’il existe véritablement des valeurs morales objectives universelles et utilisent un platonisme athée pour leur servir de fondement. On y trouve cependant un bon résumé accessible de la théorie de la loi naturelle qui définit le bien comme l’accomplissement des fins naturelles et le mal le fait d’y faire obstacle.
Dans la partie dédiée à la conscience, il cherche à montrer que le naturalisme manque de ressources nécessaires pour expliquer l’existence d’êtres conscients que sont les êtres humains, contrairement au théisme qui reconnaît l’existence de choses qui dépassent les choses sensibles. Il se frotte particulièrement à la vision évolutionniste telle qu’elle est vulgarisée par Michael Ruse qui explique la conscience comme un fruit de l’évolution des espèces. Flynn, à son habitude, régurgite différents arguments assez variés en faveur de l’immatérialité de l’esprit :
- L’argument contemporain basé sur les qualia
- L’argument de Richard Taylor : il y a besoin d’un esprit au sens d’entité immatérielle pour servir de fondement à la signification, au sense en anglais
- L’argument traditionnel basé sur la nature immatérielle des concepts et des universaux contre le nominalisme (tel qu’il est vulgarisé par Edward Feser)
Comme souvent, ce chapitre est le plus compliqué étant donné la complexité du sujet et plus généralement de la philosophie de l’esprit. Mais on peut saluer la bonne vulgarisation offerte par l’auteur.
Dans le chapitre qui aborde le problème du mal (l’argument qui vise à réfuter l’existence de Dieu, ou au moins certains de ses attributs comme sa bonté ou sa toute puissance à partir de l’existence du mal), Flynn combine plusieurs approches classiques :
- La défense par le libre-arbitre : Dieu permet le mal pour respecter le libre-arbitre des créatures
- La théodicée irénéenne (inspirée de l’évêque et Père de l’Eglise saint Irénée de Lyon) : la souffrance permet aux hommes de faire preuve de vertus positives : compassion, persévérance, etc. qui autrement n’existeraient pas ou en bien moindre mesure
- La théorie du mal comme privation dans les sillons de Thomas d’Aquin
- La défense chrétienne par de plus grands biens (en anglais greater goods) lancée par saint Augustin : elle utilise des éléments spécifiques à la théologie chrétienne comme l’Incarnation, la vision béatifique, la vie éternelle et la communion avec Dieu
Il répond aux diverses formulations du problème : le problème logique du mal (Il est certain que Dieu n’existe pas), le problème empirique du mal (Il est très probable que Dieu n’existe pas) et le problème métaphysique du mal. Le dernier est original car je ne l’ai trouvé nulle part ailleurs auparavant. Elle consiste à se demander comment un Dieu parfaitement bon peut créer le mal. Flynn conclut qu’au lieu d’infirmer le théisme, le mal et la souffrance s’expliquent beaucoup mieux si le théisme est vrai que si à l’inverse, c’est le naturalisme qui l’est.
Pour cela, il fait aussi appel à l’argument très récent de l’harmonie psychophysique1 qui en gros prouve l’existence de Dieu à partir de la corrélation improbable entre phénomènes physiques (par exemple le fait que je me brûle une main) et phénomènes psychiques ou mentaux (par exemple le fait que je ressente de la douleur). Ici, il s’en sert pour montrer que le théisme permet de mieux expliquer la corrélation entre événements physiques dangereux qui blessent le corps et le fait que les êtres vivants ressentent de la douleur que le naturalisme. Et donc que paradoxalement, sans même avoir à utiliser un argument moral classique pour le montrer, l’existence même du mal (ici physique ou naturel) présuppose l’existence de Dieu. A nouveau, ce chapitre permet de bien s’informer sur le sujet même s’il n’entre pas beaucoup dans les détails.
Enfin, on trouve en annexe une liste de réponses succinctes à des objections qui portent principalement sur son argument cosmologique. Par exemple, “Qui a causé Dieu ?”, “Si Dieu est acte pur, comment peut-il créer sans lui-même passer de la puissance à l’acte ?”, etc.
Points faibles
Premièrement, l’auteur cite peu de philosophes naturalistes mots pour mots alors qu’il cite par contre beaucoup plus de philosophes théistes : ce qui est dommage quand on écrit un livre entier pour réfuter le naturalisme. Cela aurait pu donner plus de sérieux à son livre. Par conséquent ces omissions risquent de donner l’impression qu’il s’attaque à des hommes de paille.
Deuxièmement, on peut aussi regretter le fait que l’auteur ne pose pas ni n’analyse explicitement les prémisses des différents arguments qu’il évalue ou présente. Cela aurait pourtant été bien pratique.
Troisièmement, dans la liste des données étudiées par l’auteur, on aurait pu en rajouter beaucoup d’autres pour avoir une enquête encore plus complète. Par exemple la souffrance animale, le mal téléologique, l’apparente absence de Dieu dans notre monde (le problème du “Dieu caché”), les prières non exaucées, le pluralisme religieux (l’existence d’un très grand nombre de religions contradictoires), etc. qu’on retrouve par exemple dans Is God the Best Explanation of Things?: A Dialogue coécrit par Joshua Rasmussen (théiste) et Felipe Leon (naturaliste).
Quatrièmement, même si Flynn répond aux arguments des naturalistes classiques, il n’interagit pas avec les naturalistes « modérés » et « libéraux » comme David Chalmers, Bertrand Russell et Spinoza selon les interprétations selon la terminologie de Felipe Leon (aussi étrange qu’elle puisse paraître). Pour les naturalistes classiques2, les choses naturelles incluent uniquement les choses spatio-temporelles qu’étudient les sciences physico-mathématiques. Pour les naturalistes modérés et libéraux, les choses naturelles peuvent aussi inclure des choses immatérielles du moment qu’elles ne sont pas « parfaites », « anormales », infondées, superstitieuses ou intelligentes et douées de volonté (surnaturelles) comme des objets abstraits (propositions, mondes possibles), des propriétés immatérielles, etc3. Bien sûr le critère qui détermine quelles choses immatérielles sont naturelles peuvent varier selon les auteurs naturalistes libéraux et modérés.
Illustration : Frederic Church, Le Météore de 1860, huile sur toile, 1860.
- Ma traduction personnelle et approximative de psychophysical harmony dont je n’ai trouvé jusqu’à présent aucune traduction, ce qui trahit la faiblesse et le grand retard de nos débats chez les francophones.[↩]
- Il y a un point sur lequel il faut faire attention : le naturalisme est un athéisme (puisque que si seules les choses naturelles existent, alors forcément Dieu en tant qu’être surnaturel n’existe pas) mais tout athéisme n’est pas un naturalisme classique. En effet, on peut être athée, croire que Dieu n’existe pas, et pourtant penser que des esprits finis et limités existent, par exemple des fantômes.[↩]
- Le lecteur se rendra peut-être compte du problème de ces définitions des mots naturel et surnaturel, et donc aussi du naturalisme lui-même : elles semblent arbitraires. En effet, au fur et à mesure que la science progresse, beaucoup de choses qui semblaient auparavant naturelles ne le sont plus aujourd’hui (les dieux païens mésopotamiens ou gréco-romains des polythéismes de l’Antiquité), et à l’inverse, beaucoup de choses auparavant surnaturelles ne le sont plus aujourd’hui (le surgissement d’un éclair ou d’une tempête, le Big Bang, des phénomènes liés à la physique quantique).[↩]
0 commentaires