Quel Henry est à l'origine de la Réforme ? – Carl R. Trueman
26 mai 2020

Cet article est une traduction de Which Henry Caused The Reformation? de Carl R. Trueman, ancien professeur de théologie historique et d’histoire de l’Église au Westminster Theological Seminary et actuellement professeur au Grove City College.


Dès l’instant où Luther a lancé un appel au débat sur la pratique des indulgences, la Réforme a été le théâtre de deux types de récits puissants et antithétiques. D’une part, les triomphalistes qui voient en Luther une personne vraiment grande et bonne, et d’autre part, les catastrophistes qui le considèrent comme l’un des grands méchants de l’histoire.

Ces traditions narratives sont très variées et chacune d’entre elles se distingue par les triomphes ou les tragédies qu’elles attribuent à Luther et dépose à sa porte. Certains des triomphalistes considèrent qu’il est engagé dans un rétablissement fidèle de l’Évangile. D’autres le voient comme une étape sur le chemin de nombreux bienfaits de la modernité, que ce soit la liberté religieuse ou la science moderne. Pas de Luther, pas de Réforme, pas de liberté occidentale.

Les catastrophistes aussi ont des récits variés. Les premières attaques se sont concentrées sur les prétendus appétits sexuels de Luther et ont considéré sa libido comme la clé de ses actions : Luther a brisé l’Église parce qu’il voulait rompre ses vœux de célibat. Le fait que la Réforme en Angleterre ait été déclenchée par les pitreries conjugales d’Henry VIII n’a fait qu’ajouter de l’eau au moulin. Récemment, le récit catastrophiste est devenu plus sophistiqué et plus formidable, considérant que Luther et les réformateurs sont à l’origine des schémas de pensée et de comportement qui ont conduit au chaos moral et politique que nous voyons à présent tout autour de nous.

Cette dernière approche a gagné en popularité au cours des dernières années, en partie grâce à l’impressionnant travail de Brad Gregory dans son livre The Unintended Reformation. Elle suscite également un attrait indéniable en ce temps où les chrétiens traditionnels constatent que le récit occidental dans son ensemble est en pleine mutation. Le christianisme sous toutes ses formes est en déclin. Même en termes généraux, il est difficile de soutenir que l’Occident auquel la Réforme a contribué à donner naissance soit le sens absolu de l’histoire, tel qu’il semblait l’être autrefois. La Chine, la Russie, l’Inde et le monde islamique offrent tous des alternatives à la modernité occidentale, et tous semblent en ce moment gagner en force alors même que les modèles offerts par l’Europe et l’Amérique du Nord s’affaiblissent.

Pourtant, les récits catastrophistes et triomphalistes, aussi sophistiqués et nuancés soient-ils, souffrent toujours d’une erreur fondamentale : ils simplifient à l’excès. Présenter Luther comme destructeur de l’autorité de l’Église, c’est passer à côté d’une vérité historique simple : à l’époque de Luther, l’autorité de l’Église était déjà dans un état d’effondrement et de confusion. Le catholicisme médiéval était un gâchis. Luther réagissait au chaos, il ne le créait pas. Pourtant, dépeindre Luther comme un restaurateur de la pureté évangélique n’est vraiment pas mieux. C’est ignorer ses liens évidents avec la théologie médiévale postérieure et le fait qu’il a déchiré le protestantisme lui-même en deux, ouvrant la voie à la fragmentation chaotique que nous connaissons aujourd’hui. Les évangéliques modernes pourraient le dépeindre comme l’un des leurs1, mais ces derniers n’auraient pas été plus acceptables pour lui que ne l’étaient les zwingliens et les anabaptistes de son époque.

Mais la théologie réformée ne fut pas la seule force de transformation du monde au XVIe siècle. De nombreux autres facteurs — des facteurs formellement indépendants de la théologie de la Réforme — ont fait de la Réforme une réalité. Ils ont également contribué à l’avènement du monde moderne (les guerres et le reste), et l’auraient fait sans la présence particulière de Luther sur la scène historique. Prenons l’alphabétisation : quand la population apprend à lire et à écrire, elle devient plus consciente politiquement. À mesure que les taux d’alphabétisation augmentent, un conflit avec les structures d’autorité établies — des structures fondées sur l’analphabétisme des masses — n’est jamais loin. Vous pouvez avoir votre papauté du XIIIe siècle, mais à la condition que moins de 5 % de la population sache lire. Cela ne me plaît pas le moins du monde. Je préfère courir le risque d’un pluralisme interprétatif omniprésent et du chaos qui l’accompagne, tout en étant capable de lire et d’écrire.

En fait, je dirais que ce n’est pas un réformateur du XVIe siècle qui est derrière l’attitude du monde moderne à l’égard de la religion. Un homme plus récent doit prendre ses responsabilités. C’est Henry Ford, et non Henry VIII, qui est le coupable. La Réforme a peut-être familiarisé le monde avec le concept de choix religieux, mais ce choix n’est devenu une réalité pour la plupart des gens qu’avec l’avènement de moyens de transport privés faciles et bon marché. C’est l’arrivée du moteur à combustion interne, puis de l’automobile produite en série, qui a vraiment tout changé. Elle a modifié notre rapport au temps, à l’espace géographique, à nos communautés et à tout ce qui s’y trouve. C’est l’automobile qui a véritablement libéré les gens des contraintes liées au fait de devoir pratiquer leur culte à une certaine distance de marche de leur domicile. La voiture a permis de choisir son Église, en créant une concurrence pour les clients sur le marché des activités dominicales. Elle a fait de nous tous, protestants et catholiques, des consuméristes congrégationalistes.

En ce 500e anniversaire, les triomphalistes protestants n’ont pas de raison de se consoler. L’Église est tellement fragmentée que seuls les congrégationalistes les plus radicaux peuvent voir cela comme une bonne chose — se faisant, en présentant le problème comme la solution de façon perverse. Mais le catastrophisme n’est pas plus acceptable. C’est une forme de nostalgie, une sorte d’esthétique préraphaélite qui voit le Moyen-Âge comme une sorte d’Éden. Si on me laissait le choix, je préférerais vivre aujourd’hui, avec des analgésiques, des antibiotiques et un accès facile à l’éducation, plutôt qu’au treizième siècle — ou même à n’importe quel siècle antérieur. Mais si nous voulons vraiment comprendre les problèmes auxquels l’Église est confrontée dans le monde d’aujourd’hui, et y répondre de manière appropriée, nous devons sortir du jeu des reproches, et ne pas voir la question en termes purement théologiques ou idéologiques. C’est l’automobile, et non Luther ou Calvin, qui a fait de l’Église rien de plus qu’un autre choix de consommateur parmi d’autres. Et c’est là que réside le problème.


  1. https://www.firstthings.com/web-exclusives/2017/10/a-luther-for-millennials[]

Hadrien Ledanseur

Enfant de Dieu, passionné par la théologie et la philosophie. S'il est enfant de Dieu, c'est exclusivement en vertu des mérites de Jésus-Christ et de la grâce de Dieu. Si Dieu le veut, il se fiancera bientôt !

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  1. Toutes choses nouvelles - Par la foi - […] avant la refonte du site, nous avons aussi publié notre 900e article. Le rythme de parution des articles reste…

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