Pour Turretin, la confusion qui peut exister dans les textes des pères autour du débat du canon vient d’une ambiguïté sur l’usage du mot canon. Voici donc ce que rapporte Turretin, au Livre I de ses Institutes of Elenctic Theology, IIème sujet, Question 1, Point IX :
VI. Le canon de la foi diffère du canon de la lecture ecclésiastique. Nous ne parlons pas ici du canon dans ce dernier sens, car il est vrai que ces livres apocryphes étaient parfois lus même publiquement dans l’église. Mais ils ont été lus “pour l’édification du peuple” seulement, et non “pour établir l’autorité des doctrines” comme le dit Jérôme, Praefatio dans Libras Salomonis (NPNF2,6:492; PL 28.1308). De même, les légendes contenant les souffrances des martyrs ont été lues publiquement dans l’église, même si elles n’étaient pas considérées comme canoniques. Mais nous parlons ici du canon de la foi.
VII. Le mot “canon” est utilisé par les pères dans deux sens: soit largement, soit strictement. Dans le premier sens, il englobe non seulement le canon de la foi, mais aussi celui de la lecture ecclésiastique. De cette façon, nous devons comprendre le Troisième Concile de Carthage, Canon 47 (Lauchert, p. 1. 173) lorsqu’il appelle ces livres canoniques (si ce canon n’a pas été effectivement inséré plus tard parce qu’il mentionne le pape Boniface qui n’était pas alors pape; d’où le fait que Surius, le moine [Concilia omnia (1567), 1:508*] attribue ce canon au Septième Concile de Carthage, et non au Troisième) non pas strictement et proprement du canon de foi, mais largement du canon de lecture. Le synode dit expressément que les souffrances des martyrs doivent aussi être lues et nous devons donc comprendre Augustin ainsi lorsqu’il les qualifie de “canoniques”. Car il établit deux ordres canoniques: le premier de ceux qui sont reçus par toutes les églises et qui n’ont jamais été remis en question; le second de ceux qui ne sont admis que par certains et qui sont généralement lus depuis la chaire. Il soutient que ces derniers ne doivent pas être évalués avec autant de justesse que les premiers et ont beaucoup moins d’autorité (Augustin, Réponse à Faustus le Manichéen 11.5*[NPNFl, 4:180]). Mais, selon sa définition, les Apocryphes sont des écrits fallacieux, faux et sans valeur – des fables imitant les Écritures {Augustin, CG 15.23[FC 14:474]). Cependant, le mot “canon” est parfois pris strictement pour ce qui a une autorité divine et infaillible pour prouver les doctrines de la foi. Jérôme prend le mot dans ce sens lorsqu’il exclut ces livres (deutérocanoniques) du canon. C’est ainsi qu’Augustin attacha une signification plus large au mot “canon” que Jérôme, qui reprend le mot “apocryphe” dans un sens plus large que celui d’Augustin, non seulement pour les livres manifestement faux et fabuleux, mais aussi pour ceux qui (bien qu’ils puissent être lus dans l’église) ne devraient pas être utilisés pour prouver les doctrines de la foi. Ainsi, les expressions apparemment contradictoires de ces pères peuvent être facilement conciliées. C’est ainsi que Cajetan les explique : “Les paroles des conciles et des enseignants étant comparées à celles de Jérôme, il apparaîtra que ces livres ne sont pas canoniques (c’est-à-dire réguliers pour établir les questions de foi), bien qu’ils puissent être appelés canoniques (“In librum Hester commentarii,” in Quot. quot in Sacra Scripturae [1639], 2:400]. Dionysius Carthusianus est d’accord avec lui (Prooemium in “Tobiam”, in Opera Omnia [1898], 5:83-84)).
VIII. Les papistes font une distinction inutile entre le canon des juifs et celui des chrétiens. Car bien que notre canon considéré généralement comme l’ensemble des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament (desquels il se compose) ne soit pas également admis par les Juifs, qui rejettent le Nouveau Testament; s’il est pris partiellement en référence à l’Ancien Testament (dans le sens où nous en parlons ici), il est vrai que notre canon ne diffère pas de celui des Juifs parce qu’ils ne reçoivent dans le canon aucun autre livre que nous.
IX. Lorsque les pères mentionnent parfois des livres deutérocanoniques, ils ne signifient pas ceux qui sont vraiment et dans le même sens canoniques quant à la foi, mais seulement ceux qui peuvent être placés dans le canon de lecture en raison de leur utilité pour la piété et l’édification.
X. (1) La citation de n’importe quel passage ne prouve pas en soi qu’un livre est canonique, car alors Aratus, Ménandre et Epimenides (cité par Paul dans Actes 17:28;1Cor. 15:33; Tit. 1:12) seraient canoniques. (2) Les mêmes passages que nos adversaires avancent comme citations de l’Apocryphe se trouvent dans les livres canoniques, et les apôtres préfèrent les citer plutôt que ceux-là.
XI. S’ils sont liés aux livres canoniques, il ne s’ensuit pas qu’ils sont d’égale autorité, mais seulement qu’ils sont utiles à la formation des moeurs et à la connaissance de l’histoire, et non pour établir la foi.
XII. Bien que certains des livres apocryphes soient meilleurs et plus corrects que les autres et contiennent diverses orientations morales utiles (comme le livre de la Sagesse et le Fils de Sirach), mais comme ils contiennent beaucoup d’autres choses fausses et absurdes, ils sont à juste titre exclus du canon de la foi.
XIII. (1) Bien que certains se soient interrogés sur l’authenticité de quelques livres du Nouveau Testament (c’est-à-dire l’épître de Jacques, 2 Pierre, 2 et 3 Jean et de l’Apocalypse, qui ont ensuite été reçus par l’Église comme canoniques), il ne s’ensuit pas que la même chose peut être faite avec les livres apocryphes parce que la relation des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament à ce sujet n’est pas la même. Car les livres de l’Ancien Testament ont été donnés à l’Église chrétienne, non pas à intervalles de temps et par morceaux, mais elle a reçu en même temps des Juifs tous les livres qui lui appartenaient écrits dans un même corpus après qu’ils eurent été estampillés d’une autorité indubitable, confirmée par le Christ et ses apôtres. Mais les livres du Nouveau Testament ont été publiés séparément, à des époques et en des lieux différents et progressivement rassemblés en un seul corpus. Il s’est donc avéré que certains des livres ultérieurs (qui sont parvenus plus lentement à certaines églises, surtout dans les endroits reculés) ont été remis en question par certains jusqu’à ce que leur authenticité leur soit progressivement révélée. (2) Bien que dans certaines églises certaines des épîtres et l’Apocalypse aient été rejetées, ceux qui les ont reçues étaient toujours beaucoup plus nombreux que ceux qui les ont rejetées. Pourtant, il n’y avait pas de contestation au sujet des livres apocryphes parce qu’ils étaient toujours rejetés par l’Église juive.
Ces affirmations sont largement démenties par une analyse des textes patristiques sur le canon :
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Par ailleurs, contrairement à ce qu’il dit, tous les “livres apocryphes” n’ont pas été toujours rejetés par l’Eglise juive. Cf par exemple le Siracide qui est clairement cité comme un livre biblique dans le Talmud :
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Je connais déjà ces articles et je lis aussi les pères. Je pense que l’analyse de Turretin est juste et je ne vois pas en quoi les lettres Festales ou quoi que ce soit d’autre viennent démentir cela. Ni le fait que le Talmud cite le Siracide comme Écriture.
Turretin dit que les pères utilisent un vocabulaire ambigu au sujet du canon et tu donnes des exemples de pères qui mettent les apocryphes dans le canon. Où est le soucis ? Il s’agit du canon au sens large.
Pour le Talmud, il s’agit d’un cas exceptionnel qui témoigne de la même diversité que l’on retrouve chez les chrétiens.
Bien sûr, mais tous tes lecteurs n’ont pas forcément aux Pères. C’est pour cela que je propose ces textes. Ensuite chacun en tire les conclusions qu’il veut. Idem pour la citation talmudique.
Turretin a raison pour certains Pères, mais il a tort de généraliser. La distinction qu’il propose se trouve chez Eusèbe ou Rufin, que je vais prochainement éditer, mais elle n’est clairement pas valable pour Augustin ou d’autres Pères africains par exemple.
Oui, j’avais déjà vu cette distinction chez Eusèbe, par contre je pense qu’elle se trouve aussi chez Augustin quand il dit que certains canoniques ne peuvent pas être utilisé pour régler les conflits doctrinaux.
J’ai pu retrouver la citation d’Augustin. Comme le dit Calvin (Institution, III, IV, 8), considérons avec quelle certitude Augustin reçoit ces livres. En effet, celui-ci dit : « Les Juifs ne considèrent pas l’histoire des Maccabées comme la Loi, les Prophètes et les Psaumes, auxquels le Seigneur rend témoignage comme à ses témoins, disant qu’il fallait que tout ce qui y a été écrit de lui s’accomplisse (Luc 24:44). Toutefois, l’Église l’a reçu, non sans utilité, à condition qu’on le lise avec prudence. » (Augustin, Contre Gaudentius, évêque des donatistes, I, XXXVIII). Si Maccabées est « reçu, non sans utilité », ce n’est pas sans condition. On voit donc que même chez ceux qui, comme Augustin, considèrent ces livres comme canoniques, ceux-ci jouissent d’un statut moins élevé que la Torah, les Prophètes et les Psaumes.