Le protestantisme et la philosophie — Auguste Lecerf
24 octobre 2020

Ce texte a été publié par Auguste Lecerf dans le Bulletin de la Société calviniste (n° 20, juin 1932) ; il y précise sa conception des rapports entre philosophie et théologie, dans le cadre du protestantisme réformé orthodoxe qu’il défend.


Nous nous proposons d’examiner la question de la possibilité d’une philosophie du point de vue protestant et, plus spécialement du point de vue calviniste. Cette question nous a été posée par l’un des maîtres les plus éminents de la philosophie, en France. Le protestantisme a-t-il besoin d’une philosophie ? S’il en a besoin, y a-t-il droit ? Bien entendu, il a et peut et doit avoir une théologie ; aucune discussion sur ce point ; mais pourquoi une philosophie ? Et comment ?

On voit tout de suite la gravité de la question. Si le protestantisme a besoin d’une philosophie, et si le principe de sa théologie lui interdit le droit d’en avoir une, le protestantisme n’a pas le droit d’exister pour la pensée. Si la philosophie n’est, pour lui, que spéculation inutile, il n’est plus qu’une chapelle, ou un foisonnement de chapelles obscurantistes, en marge de la pensée humaine. Pour le catholicisme, la question ne se pose plus. Mme M. Davy a montré, dans son livre Les sermons universitaires parisiens de 1230 et 1232, que la question s’est posée d’une manière aiguë au XIIIe siècle, et qu’elle avait été résolue négativement par les évêques et les théologiens aux dépens de Thomas d’Aquin. Mais depuis, l’Église a donné raison à l’Ange de l’École. « La science qui, à l’aide des lumières de la raison, s’applique à résoudre les grands problèmes relatifs au monde, à l’homme et à Dieu s’appelle philosophie », dit le philosophe thomiste P. Vallet. Cette science est le fondement logique indispensable à l’édification de la théologie positive. Pour la science dite indépendante, la philosophie est une sorte de luxe de la pensée. Primum vivere, deinde philosophari1. Elle est destinée à satisfaire le besoin qui pousse certains esprits à sonder jusqu’au fond le connaissable et à faire des synthèses générales.

La question de savoir si ce fond dernier peut être atteint par la seule raison théorique, par la raison pratique ou par l’intuition, est tranchée diversement par les diverses écoles indépendantes. Pour définir l’organe de la philosophie indépendante en englobant toutes les écoles, nous substituerons donc à l’expression du philosophe catholique lumière de la raison, l’expression plus générale lumière naturelle. Comme, d’autre part, les philosophes agnostiques et positivistes relèguent Dieu et les choses en soi dans le domaine de l’Inconnaissable, nous assignerons pour objet à la philosophie indépendante le Général, l’Universel abstrait. Et pour le protestantisme, maintenant ?

On désigne sous ce terme unique deux courants de la pensée religieuse qui ont un caractère commun ; ils veulent affranchir la pensée religieuse du magistère infaillible de toute Église représentative, et c’est dans le sein de l’Église romaine, au XVIe siècle, que ce mouvement d’émancipation s’est produit. Mais ces deux courants ont chacun leur principe formel propre. Le principe formel du protestantisme indépendant, c’est l’autorité subjective de la conscience religieuse de l’individu : l’autorité de Dieu si l’on veut, mais l’autorité de Dieu s’exprimant dans et par la conscience de l’individu. Le principe formel du protestantisme orthodoxe, qu’il soit du type luthérien ou du type réformé, c’est l’autorité de l’Esprit de Dieu s’attestant et à la conscience de l’Église et à la conscience individuelle dans et par l’Écriture.

À notre sens, la question de savoir si le protestantisme indépendant ou libéral peut et doit avoir une philosophie ne se pose pas. Il n’est qu’une religion philosophique ou plutôt une philosophie religieuse née au contact de la foi des prophètes d’Israël et surtout de Jésus et des apôtres. Sa dogmatique sera la traduction intellectuelle et synthétique des émotions religieuses ou mystiques de l’âme individuelle. S’il est rationaliste, la philosophie sera, pour lui, ce qu’est la philosophie pour les catholiques scolastiques. S’il est intuitioniste, elle sera pour lui ce qu’elle était pour Kant ou pour Renouvier, et ainsi de suite. S’il veut être en se pensant lui-même, et nous ne voyons pas au nom de quel principe on lui refuserait le droit de se penser, le protestantisme indépendant ou libéral ne peut guère faire autre chose que de philosopher. Il n’entre pas dans notre sujet de faire la critique du protestantisme indépendant. Nous dirons seulement que, si nous voyons très bien qu’avec lui nous pourrions philosopher à perte de vue, il nous apparaît aussi avec évidence qu’il ne tient pas compte de faits qui s’imposent à la conscience religieuse calviniste avec la force d’une injonction divine.

Ces faits, c’est que l’Écriture est le buisson ardent où cette conscience a rencontré Dieu, et que la soumission à l’autorité de l’Écriture, à son autorité formelle, aussi bien que matérielle, comme juge suprême et pierre de touche de toute pensée et de toute sagesse, n’est pas seulement la charte divine qui l’affranchit de toute tyrannie humaine, mais qu’elle est la digue qui s’oppose à la montée des incertitudes, des contradictions de l’anarchie intellectuelle où se débat le protestantisme indépendant. Le calvinisme ne peut être autre chose que protestantisme orthodoxe. La forme conséquente, achevée, du protestantisme orthodoxe est le calvinisme, la théologie réformée. C’est du point de vue du dogme réformé que nous allons maintenant envisager la question de la possibilité d’une philosophie, et d’une philosophie qui ne se confonde pas avec la dogmatique.

Auguste Lecerf (1872–1943)

Il est nécessaire, pour répondre à la question posée, de dire ce qu’est le calvinisme, par rapport au problème qui nous occupe ; ce qu’est, pour lui, la dogmatique ; quelle idée il peut se faire de la philosophie. Le calvinisme est d’abord une religion positive. La source et la norme de son dogme est une révélation historique et progressive, une histoire sacrée qui a ses lieux, ses dates, son document : l’Écriture ; son centre : le Christ crucifié.

Le calvinisme veut être non une Église nouvelle, mais l’Église ancienne réformée, et réformée selon le mobile de la piété qui est le Soli Deo gloria, le désir de promouvoir la gloire de Dieu, et cela en prenant pour règle de foi les écrits reconnus par toute l’Église comme parole de Dieu et qui s’attestent à la conscience chrétienne comme divine par le témoignage indirect et direct du Saint-Esprit.

Le calvinisme, étant une réforme dans l’esprit de la tradition augustinienne, est anormaliste : il croit à la chute et à la corruption totale de la nature humaine, — dans le sens extensif, bien entendu, et non dans le sens intensif ; — il vise donc à purifier l’Église de l’hérésie, sous la forme du judaïsme moraliste d’abord. Sur ce point, il se confond avec le luthéranisme orthodoxe. Il acceptera donc la justification sola fide. Mais il vise à être une réforme plus complète. Il se distingue du luthéranisme en ce qu’il porte un effort intense contre l’autre aspect que revêt l’hérésie : l’élément païen, qui tend à confondre les signes divins avec le numen lui-même, à reléguer Dieu au second plan, ou à mettre Dieu sous la dépendance de l’homme et des choses.

Enfin, le calvinisme est sur un autre plan que le rationalisme : il est suprarationaliste. Pour lui, le principe intérieur de la certitude dogmatique et la condition de l’intellection est la foi. il pourrait s’approprier la devise de saint Anselme : Fides quærens intellectum. Contrairement au catholicisme romain, il considère la foi comme un élément essentiel de la nature humaine dans son état d’intégrité avant la chute : la foi qui croit (fides qua creditur), la foi, faculté de reconnaître Dieu et les choses divines, quand la révélation se produit. c’est la foi, l’intuition, en nous, de Dieu soutenant notre subsistance et le mouvement de notre vie ; la foi, l’intuition de Dieu dans le monde, où il agit par la création continue et par la conduite qu’il lui impose ; la foi, l’intuition de Dieu dans l’Écriture, où il parle avec autorité et promet avec fidélité.

La foi, corrompue par la chute, n’est plus guère que la religiosité conservée par la grâce commune. Mais dans l’état de chute, elle se refuse quand elle devrait se donner, et se donne quand il faudrait se réserver. La nature corrompue ne voit pas toujours que la foi est tellement essentielle à l’essence de notre être qu’on ne peut faire aucune démarche dans la voie de la connaissance sans prendre son point de départ dans un acte de foi initial à quelque principe, ne serait-ce qu’en l’intuition du doute sceptique et du droit intellectuel au doute. Comme pour les autres philosophies intuitionistes, nous parlerons donc de lumières naturelles plus que de raison naturelle. La pensée naturelle est au seuil du sanctuaire quand elle comprend que la seule attitude conforme à la sagesse et à la dignité de l’Esprit est de n’accorder la foi totale qu’à l’Esprit absolu, originaire et garant de la réalité.

Le calvinisme étant ainsi caractérisé, il est aisé de déterminer ce que sera pour lui la dogmatique. Ce sera une synthèse des mystères de la révélation religieuse, opérée par la raison, qui elle-même a reconnu que la foi est la condition de l’intelligence. C’est la science de la foi, par la foi, science qui a pour objet le contenu de la religion positive. Or, la religion a pour fin principale de nous faire connaître la manière de servir et de glorifier Dieu par la foi et les œuvres, et pour fin subordonnée de nous enseigner la voie du salut. La dogmatique a pour objets Dieu, l’homme et le monde en tant que dépendant religieusement de lui pour être conduits à leurs destinées suprêmes, en tant que perdus ou que sauvés. Puisque la foi chrétienne réformée s’est érigée en science dogmatique avec sa théologie propre, son anthropologie et sa cosmologie, la question se pose de savoir s’il y a place, à côté de cette dogmatique pour une philosophie chrétienne ayant les mêmes objets : Dieu, l’homme, la nature, et, dans le cas affirmatif, comment elle se distinguera de la dogmatique.

Immédiatement apparaît une différence fondamentale quant à la finalité : la science dogmatique se propose de connaître ce que Dieu a révélé pour que nous le servions et que nous trouvions la voie du salut. Les sciences concrètes et la philosophie, science des premiers principes universels des sciences, se proposent de connaître la nature, pour l’asservir. Dieu, la souveraineté de Dieu ne sont considérés que dans la mesure où ils peuvent nous faire comprendre l’ordre de la nature qui en relève ; ainsi Dieu, comme cause première, comme ciment logique de la réalité, comme dynamisme ultime de la totalité du réel. La théologie positive de par son essence a pour texte la révélation de Dieu dans la subsistance, dans les relations et le changement de la totalité du réel de la nature. Par sa doctrine de la préordination éternelle et immuable de toutes choses, de la création et de la conservation du monde et de la vocation royale de l’homme sur le monde, le calvinisme, affirmant un univers et un déterminisme de l’ordre de l’univers, donne à la philosophie un domaine bien à elle et distinct de celui de la dogmatique : le domaine de la nature ou ordre imposé par Dieu au créé.

Comment le calviniste fera-t-il de la philosophie ? Puisqu’il est rétabli virtuellement dans son état de rénovation ou de régénération et qu’il a retrouvé la faculté normale de l’homme, la foi, il partira des mêmes principes normatifs que la dogmatique : la foi, condition de l’intellection ; la révélation chrétienne dans l’Écriture, norme suprême. Comme pour la dogmatique, il appliquera sa raison croyante à l’étude de son texte : la nature et les généralisations dernières qu’il s’agit d’en tirer ; comme le théologien applique sa raison régénérée ou illuminée à l’interprétation scientifique de son texte qui est la révélation positive.

Le calvinisme, affirmant un univers et un déterminisme de l’ordre de l’univers, donne à la philosophie un domaine bien à elle et distinct de celui de la dogmatique : le domaine de la nature ou ordre imposé par Dieu au créé.

Pourquoi fera-t-il de la philosophie ? Parce qu’il a des aspirations humaines et des aspirations spécifiquement religieuses propres à sa foi réformée. Des aspirations humaines. Comme les autres hommes, il a besoin de comprendre ce qu’il connaît et de comprendre l’acte même de connaître. Il cultivera les sciences particulières parce qu’il faut savoir pour pouvoir, et il cultivera la science des sciences parce qu’on ne sait vraiment que ce qu’on comprend. Il s’agit là seulement d’une nécessité psychologique. Mais le calvinisme a des aspirations religieuses qui font de la philosophie une nécessité vitale. Il s’agit non plus pour lui, comme pour le catholicisme, de donner à sa foi une base rationnelle. Nous l’avons vu, le calvinisme est suprarationaliste. La foi religieuse n’est pas pour lui une opinion : elle est le type le plus élevé et le plus raisonnable de la certitude. Aussi ceux des calvinistes qui, contrairement à Calvin, croient que l’existence de Dieu peut être l’objet de démonstrations rationnelles ne se servent-ils de ces preuves que pour critiquer l’athéisme et déclarent-ils que ni le fidèle ni l’Église n’en ont besoin. Il s’agit pour lui de tout autre chose. Il s’agit : 1° de répondre à l’appel de l’instinct de la foi qui veut comprendre pour admirer, aimer, glorifier Dieu sans son œuvre ; 2° de promouvoir la foi en la souveraineté de Dieu dans tous les domaines de la pensée ; de renverser, selon l’idéal apostolique, toute forteresse qui se dresse contre Dieu ; d’amener toute pensée à se ranger, comme captive, derrière le char triomphal du Christ, et, pour cela, d’expurger la science des sciences de tout élément païen (déisme, panthéisme), comme Calvin en a expurgé la partie de l’Église qui s’est rangée derrière le principe qu’il a proclamé. La culture du domaine philosophique est donc non seulement un droit, c’est un devoir religieux.

Il reste à examiner brièvement quelques objections :

a) En éliminant l’élément païen, c’est la nature qui s’en va et avec elle la philosophie.
Réponse : l’élément païen n’est pas l’élément naturel, par opposition à l’élément chrétien, qui serait le surnaturel. Le paganisme et le christianisme sont, l’un et l’autre, le naturel et le surnaturel. Le paganisme, c’est la nature déchue ; le christianisme, c’est la nature rénovée. D’autre part, il y a du surnaturel dans le paganisme, non seulement le surnaturel satanique, mais le surnaturel de la grâce commune. La science et la philosophie cultivées par les païens sont les résultats magnifiques de l’action de la grâce commune ; l’élément païen qu’on y trouve ne doit pas être confondu avec elles. Il peut et doit en être séparé. Tout ce qu’ont dit et ce que disent les païens, les juifs, les hérétiques n’est pas forcément païen, juif ou hérétique. Même dans les questions religieuses, ils ont des lueurs divines parfois : fulgurantes, sinon durables, et cela en vertu de la grâce commune. Il est donc faux de dire qu’en éliminant ce qui est spécifiquement païen, nous éliminons la nature.

b) En assignant à la philosophie un objet religieux : Dieu, qu’elle atteint par la religiosité, par l’intuition de la foi, nous substituerions la religion à la philosophie.
Réponse : cela pourrait se soutenir si la philosophie n’avait d’autre procédé pour atteindre le vrai, d’autre lumière naturelle que la démonstration rationnelle. Ce n’est pas le cas. L’intuition sensible est aussi une lumière de la nature, un moyen de connaître, quelquefois le seul possible. Toute science est bien obligée de partir d’indémontrables. La foi n’est pas un procédé exclusivement religieux. Même quand elle prend Dieu pour objet, si elle considère Dieu non comme révélateur, législateur souverain et Sauveur, mais sous l’aspect de l’explication suprême du réel, l’intuition de Dieu, la foi qui l’affirme, tout en étant un acte religieux, est une attitude philosophique. La philosophie de la religion elle-même, quand elle considère les idées abstraites de la révélation positive, de religion positive, est encore de la philosophie et non de la religion. Une philosophie de la religion n’a aucun moyen de déterminer quelle forme concrète le culte de Dieu exige, ni s’il fera ou non de pécheurs des fils adoptifs de sa grâce salvatrice. Elle n’est donc pas une religion.

Pourquoi le calviniste ne pourrait-il, lui aussi bien qu’un autre, faire de la religion l’objet de son étude ? Quoi ? l’agnostique et le douteur pourraient le faire en partant de leur principe qui est le doute universel, et le calviniste n’aurait pas le droit de le faire en partant du sien ? Mais le doute universel n’est pas le seul point de départ convenable de la philosophie. On peut même affirmer que celui qui part de là y restera toujours empêtré et qu’il ne pourra jamais constituer une véritable philosophie qu’à condition de se donner un autre point de départ. Nous croyons, au contraire, que la philosophie est la science des sciences, et qu’elle ne peut être cela qu’à condition de s’appuyer sur des certitudes fondamentales et premières, que l’intuition de la foi lui fournit. Par la foi nous savons, dit Calvin après l’épître apostolique ; et par là, le calvinisme rejoint la grande tradition anselmienne pour qui la foi était la condition de l’intellection, et l’intellection le résultat d’un effort de la foi, fides quærens intellectum.

La philosophie est la science des sciences, et elle ne peut être cela qu’à condition de s’appuyer sur des certitudes fondamentales et premières, que l’intuition de la foi lui fournit.

Ainsi, le type de philosophie que le calvinisme ne peut ni ne veut cultiver, c’est celui qui, érigeant le doute en principe, prétend créer, par ses seules forces, la vérité, faisant de l’homme la mesure de toutes choses. Entre lui et cette philosophie-là, il y a une opposition principielle irréductible. Toute philosophie calvinienne sera nécessairement une philosophie de croyants, même quand elle sera une philosophie de la croyance. Le calvinisme n’a affranchi la pensée protestante que pour l’assujettir à l’autorité de Dieu, et il croit que c’est dans cette soumission à Dieu qu’est la véritable garantie de la dignité de l’esprit humain.

Illustration, Giorgio da Castelfranco, dit Giorgione, Les trois philosophes, huile sur toile, 1504 (Vienne, Kunsthistorisches Museum).

  1. Vivre d’abord, philosopher ensuite.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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