Thomas d’Aquin et la beauté objective
14 janvier 2021

J’ai introduit cette étude de Thomas d’Aquin sur la beauté en faisant ressortir ses deux points de considération : la beauté comme subjective et la beauté comme objective. Le premier a fait l’objet d’un article tandis que le second et la conclusion de cette étude nous occupent aujourd’hui.

II. La beauté comme objective

Considérons l’aspect objectif de la beauté avec la deuxième définition dans laquelle Thomas justifie les attributs essentiels traditionnellement attribués aux personnes de la Trinité. Au sujet du Fils, il affirme :

La species ou beauté offre de son côté une analogie avec la propriété du Fils. Car la beauté requiert trois conditions. D’abord l’intégrité ou perfection : les choses tronquées sont laides par là même. Puis les proportions voulues ou harmonie. Enfin l’éclat : des choses qui ont de brillantes couleurs, on dit volontiers qu’elles sont belles1.

Thomas justifie l’appropriation d’Hilaire de Poitiers qui lie la « species » (ou la beauté) au Fils. Il considère par analogie le Fils comme une species ou une beauté. Ce que le Docteur Angélique veut dire lorsqu’il parle de la species se retrouve quelques questions auparavant lorsqu’il commente l’affirmation d’Hilaire selon laquelle une image « est l’espèce exacte de la chose qu’elle représente » (De Synod. PL 10, 490.) dans un article traitant de l’Image en tant que personne de Dieu :

Le mot « espèce », qui entre dans la définition de l’image chez S. Hilaire, évoque une forme dérivée d’un autre. C’est-à-dire qu’on définit l’image : l’espèce de quelqu’un, comme on dit de ce qu’une autre chose s’est assimilé : voici la « forme » de cette chose. Il suffit pour cela d’avoir une forme semblable à elle2.

Ainsi, une image représente l’espèce, l’aspect, de quelque chose, si sa forme est dérivée de la forme originale. On peut parler d’une image exacte lorsque la nouvelle forme correspond harmonieusement à l’image du modèle3.  C’est le cas du Fils, car la forme divine qu’il tient du Père n’est pas seulement semblable à celle du Père, mais c’est la divinité elle-même, partagée par les personnes de la Trinité. Cette identité n’empêche pas de parler du Fils comme d’une image puisqu’il reste une personne distincte du Père. Les deux premières conditions de la beauté (l’intégrité et la proportion) confirment cette vérité. Par ailleurs, il convient de noter que ces propos sur la species — considérée ici comme synonyme de beauté — confirment la relation qui existe entre la beauté et la forme.

L’intégrité ou la perfection, la proportion ou l’harmonie, et l’éclat sont les trois conditions de la beauté. Ces conditions esthétiques sont dispersées dans plusieurs œuvres de Thomas mais le passage que nous étudions est le seul dans lequel ces trois conditions sont réunies4. La plupart du temps, seules les notions de proportion et d’éclat sont données ensemble.  Ici, ces conditions sont liées au Fils, une association qui nous permet de les étudier.

A. Integritas

Dans la question soixante-treize de la Prima Pars, Thomas semble suggérer que l’integritas est un mode de perfectio :

Il y a deux sortes de perfections pour une chose : la perfection première, et la perfection seconde. La perfection première consiste en ce que la chose est parfaite en sa substance ; et cette perfection est la forme du tout, laquelle résulte de l’intégrité des parties. La perfection seconde est la fin. Or la fin, ou bien est l’opération même, ainsi la fin du joueur de cithare est de jouer de la cithare, ou bien elle est quelque chose où l’on parvient par son activité, comme la fin du constructeur est la maison qu’il réalise en construisant. Or la première perfection est cause de la seconde, parce que la forme est principe de l’action5.

La première perfection concerne le tout formé à partir d’une partie. L’intégrité est liée à la disposition des parties. Cependant, Sevier précise que « lorsque la proportio a trait à un certain arrangement harmonieux des parties par rapport à l’ensemble, l’integritas semble avoir trait à la pureté des parties elles-mêmes et à l’achèvement de l’ensemble pris dans sa globalité6 ».  L’integritas désigne l’intégralité et l’absence de défaut de l’objet, elle fait référence à la perfection de l’ensemble et des parties elles-mêmes. En effet, Thomas affirme que « les choses tronquées sont laides par là même1 ».  La complétude, la présence de chaque partie est nécessaire pour qu’un objet soit intègre. Le parfait est celui « à qui rien ne fait défaut de sa perfection propre7 ».  Comme le demande Gilson, « qu’est-ce qu’être parfait, sinon être ? On dit de l’être parfait qu’il ne lui manque rien8 ».

Cette perfection de l’être est liée à la forme. En effet, la forme détermine ce qu’est une chose, car elle est son principe constitutif et déterminant de sa nature. Elle détermine intrinsèquement la manière dont la chose doit agir ou fonctionner. Ainsi, la cause formelle est étroitement liée à la cause finale, le telos. C’est pourquoi nous pouvons dire que l’être suit la forme. Être parfait, c’est être parfaitement et cela dépend de la forme de l’être.

Thomas explique pourquoi il a associé l’integritas au Fils :

Or, la première de ces conditions offre une analogie avec cette propriété du Fils de posséder en lui vraiment et parfaitement la nature du Père, en tant qu’il est Fils. S. Augustin l’insinue quand il dit : « En lui, c’est-à-dire dans le Fils, est la vie suprême et parfaite9. »

Nous voyons qu’il s’appuie sur une citation d’Augustin pour nourrir son argumentation. Il est important de connaître le contexte des paroles de l’évêque d’Hippone pour comprendre le raisonnement de Thomas. Selon Sevier,

dans le passage cité, Augustin donne plus de contenu à cette idée de « vie première et absolue » (prima et summa vita), qu’il attribue au Fils. Il précise cette affirmation en disant que, pour celui qui a cette vie première et absolue, « ce n’est pas une chose de vivre, et une autre d’être, mais la même chose d’être et de vivre », et de même, en ce qui concerne l’intellect premier et absolu (primus ac summus intellectus), « pour qui ce n’est pas une chose de vivre, une autre de comprendre, mais comprendre c’est vivre, et c’est être, et toutes choses sont une ». De ce passage, il ressort clairement ce qu’Augustin attribue au Fils, à savoir une ressemblance avec le Père en ce qui concerne sa nature essentielle. De même que dans le Père, exister c’est vivre et comprendre, de même dans le Fils6.

Cela confirme que l’integritas est bien associée à la forme, à la nature de l’être. Ici, Sevier conclut qu’il s’agit d’une référence à la simplicité absolue de Dieu. Ce qu’il est et le fait qu’il est ne peut être distingué en lui ; pas plus que son essence et ses attributs10. Il ne lui manque rien, aucune partie qui pourrait compléter son être. Il est.

Ainsi, la préservation des parties d’un tout est le principe fondateur de l’integritas. Mais ce n’est pas la seule condition de beauté qui est fondamentalement associée aux parties d’un tout. La proportio a également son mot à dire.

B. Proportio

La proportio est une notion que Thomas d’Aquin explique rapidement dans la question douze, article premier, sur la capacité d’un intellect créé à voir l’essence de Dieu :

Proportion se dit en deux sens : d’une part pour exprimer un rapport quantitatif ; ainsi le double, le triple, ou l’égal sont des espèces de proportions ; d’autre part, toute relation d’un terme à un autre est appelée proportion. En ce sens, il peut y avoir proportion de la créature à Dieu, car elle est avec lui dans la relation d’effet à cause et de puissance à acte. L’intellect créé peut ainsi être proportionné à Dieu pour le connaître11.

Il nous présente un double aspect de la proportion. Le premier, exprime un rapport quantitatif tandis que le second, comme une « relation d’un terme à un autre », est qualitatif. Le premier est une relation mathématique entre deux entités, qui peut être mesurée et facilement étudiée. Mais le second met davantage l’accent sur une disposition, une possibilité de relation plus ontologique qu’une simple relation mathématique. Une relation qui ne veut pas être mesurée aussi facilement qu’on le voudrait. Cette ouverture est bien exprimée par les exemples que donnent Thomas : la relation entre une cause et son effet et l’actualisation d’un pouvoir. Cet aspect qualitatif de la proportio est illustré par Eco avec quelques exemples dans les œuvres de Thomas12. Il parle de l’adaptation de la matière à la forme ; de la relation entre l’essence et l’existence d’une chose ; du lien entre un pouvoir et l’acte qui le réalise ; de l’ordre rationnel et de ses lois ; de l’ordre moral et de ses lois ; de l’adéquation de la chose à la chose elle-même selon son telos. Pour résumer toutes ces conclusions, Eco définit la proportio comme étant la relation de chacune des parties entre elles et de toutes les parties avec le tout.

De plus, les termes traditionnels liés à la proportio peuvent nous aider à en saisir la signification : harmonia (qui concerne principalement l’ouïe), et symmetria (qui concerne principalement la vue)13.  Ils nous conduisent à l’ordre dans lequel la proportion se manifeste. Le chaos et la confusion sont résolus par la proportio qui dispose la partie selon un certain ordre. Cet ordre rassemble les différentes parties pour former un tout, sous une forme commune. L’unité est ainsi obtenue. C’est l’unité dans la diversité. Elle façonne ce qui lui est donné pour lui donner un ensemble cohérent. Et elle ne cherche pas à créer un ensemble monotone mais travaille avec la variété pour lui donner une fin convenable. Une partie proportionnée a une place, un rôle, elle est là où elle doit être. Associée à d’autres parties, il devient difficile de l’arracher à l’harmonie qu’elle forme avec elles sans nuire à l’ensemble.

La proportio est intuitive. Nous percevons que « la forme du tout confère aux parties l’unité et, puisque l’un et l’être sont convertibles, c’est elle qui fait de ce tout un être un, donc un être14 ».  Même s’il semble difficile de démontrer ces équivalences, Gilson nous rassure en affirmant qu’il « ne faut pas que notre impuissance à les démontrer soit pour nous une source de découragement, car elles ne sont pas démontrables10 ».  De plus, nous n’avons pas à en rougir car « ceux qui font profession de les dédaigner, n’hésitent pourtant pas à en user, sous les mêmes noms ou d’autres, chaque fois qu’après les avoir déclarées vaines, eux-mêmes acceptent d’en parler10. »

Thomas explique pourquoi il associe la proportio au Fils :

La deuxième condition répond à cette autre propriété du Fils, d’être l’image expresse du Père. Aussi voyons-nous qualifier de “beau ” tout portrait qui représente parfaitement le modèle, celui-ci fût-il laid. Augustin en touche un mot quand il note : « Lui, en qui est une si haute ressemblance et la suprême égalité… »1.

L’affirmation de la beauté d’une image malgré la laideur de son modèle peut surprendre. Cependant, cela confirme ce que nous avons vu dans ST, I, q. 1, ad. 2 sur l’espèce et la forme. Nous avions conclu qu’une image représente la species, l’aspect, de quelque chose, si sa forme est dérivée de la forme originale. Une image précise est due à la similitude harmonieuse entre la nouvelle forme et la forme originale de l’exemplaire. Examinons le contexte des paroles d’Augustin citées par Thomas pour voir si nous sommes sur la bonne voie :

En effet, si l’image reproduit parfaitement l’objet dont elle est l’image, c’est elle qui lui est coégale, et non lui à elle. Hilaire a nommé cette image beauté, à cause, je pense, de la beauté qui résulte de cette parfaite convenance, de cette première égalité, de cette première similitude, où il n’y a aucune différence, aucune inégalité, aucune dissemblance, mais où tout répond identiquement à l’être dont elle est l’image15.

Dans ce passage, Augustin commente les paroles d’Hilaire de Poitiers, montrant pourquoi le Fils est l’Image de Dieu. Les expressions synonymes qu’il emploie montrent que, pour lui, la beauté d’une image dépend de la ressemblance à son objet ou modèle. Le Fils répond à cette condition dans la mesure où il tout de lui « répond identiquement à l’être dont elle est l’image ». Il n’y a pas de différence entre l’image et son modèle, il la reproduit fidèlement. C’est pourquoi Thomas peut dire que le Fils est l’image expresse du Père16.

Voilà donc une autre condition de beauté liée à la forme de l’objet. La proportio, comme l’integritas, est également sous le contrôle de la forme. Ces deux critères sont appropriés pour les objets composés. Cependant, s’il n’y avait qu’eux, la beauté des objets simples serait orpheline. Le critère de beauté claritas est une des réponses à ce manque, qui peut révéler la beauté des objets et des expériences simples.

C. Claritas

Dans la question sur la vie contemplative, dans la Secunda Secundæ Partis de la Summa Theologiae, Thomas affirme que les vertus morales n’appartiennent pas essentiellement à la vie contemplative, mais à titre de dispositions préalables parce qu’elles « refrènent la violence des passions et apaisent les agitations qui proviennent des occupations extérieures17 ».  Dans la troisième réponse aux objections, il applique cette distinction à la beauté de la vie contemplative. Nous y apprenons que la claritas est la « lumière qui manifeste la vérité » et qu’elle est présente avec la proportio dans la vie contemplative parce qu’elle consiste en un acte de la raison ; ces critères « ont leurs racines dans la raison18 ».  D’autre part, la beauté est dans les vertus morales d’une manière participée, dans la mesure où elles « participent de l’ordre rationnel », elles permettent à « la lumière de la raison » de briller de tout son éclat10.  Elles disposent notre âme à être imprégnée par la raison et donc, à être prête pour la beauté de la vie contemplative. Par conséquent, la beauté se trouve dans la vertu et la vie contemplative par le biais de la raison qui fonde à la fois la claritas et la proportio. Gardons à l’esprit que la claritas est la « lumière qui manifeste la vérité ».

Dans son commentaire sur le traité De divinis nominibus de Pseudo-Denys l’Aréopagite, Thomas nous donne également quelques mots sur la beauté. Sevier résume sa pensée :

On appelle “belle” une personne dont la silhouette et les membres sont proportionnés et dont la peau est claire et brillante, c’est-à-dire sans défaut. Lorsqu’elle est appliquée à des choses autres que des personnes, la beauté (pulchrum) se rapporte à la splendeur (claritatem) de son propre genre (sui generis), qu’elle soit de nature spirituelle ou corporelle, en plus de sa juste proportion. Chaque chose créée est belle dans la mesure où Dieu la rend belle, en donnant à chacune une beauté appropriée aux propriétés de son genre19.

Sevier souligne que les propriétés associées au genre dépendent de la forme. Il conclut que par « splendeur de son propre genre », Thomas désigne probablement « l’intelligibilité de la forme de l’objet rendue manifeste aux autres10 ».  En effet, cela semble éclairer la précédente définition de la claritas : « la lumière qui manifeste la vérité ». Eco arrive à la même conclusion en analysant les remarques faites par Thomas sur la beauté des corps célestes, les bienheureux et le Christ transfiguré. Il affirme que la claritas est « le principe communicatif de la forme, en se réalisant comme telle dans le rapport de visualisation de l’objet20 ».

Pour Gilson, la claritas est « ce qui, en [l’objet] saisit et retient le regard”, elle est “le fondement objectif de notre perception sensible du beau21 ». Il donne les exemples suivants de l’utilisation de la claritas comme métaphore : « On parle du son éclatant de la trompette, de l’éclat de certains rouges, jaunes ou verts ; on applique même parfois le mot à cette mystérieuse palpitation de l’or pur, qui luit sourdement comme une gloire amortie et le fait désirer22. » La claritas permet la perception vive de l’objet. L’objet ne peut être que perçu, il ne peut pas échapper au sens de l’observateur. Il prend de la place, se détache des autres pour pouvoir s’imposer à l’observateur. Il attire son attention pour ensuite le capturer, l’empêcher de se détourner. Les sens sont en effet conquis par l’éclat pour lequel ils concentrent leur attention.

Thomas explique pourquoi il a associé la claritas au Fils :

La troisième condition s’accorde avec la troisième propriété du Fils, Verbe parfait, « lumière et splendeur de l’intelligence », comme dit Damascène. S. Augustin y touche aussi lorsqu’il dit : « En tant que Verbe parfait et sans défaut, art en quelque sorte du Dieu tout-puissant…1 ».

Ainsi, cette association se fait parce que le Fils est le Verbe, qui est la lumière et la splendeur de l’intelligence. Ce langage exprime la notion d’intelligibilité, qui se manifeste ultimement dans le Verbe. Le Verbe communique un message. Le Fils est celui qui nous a fait voir le Père et connaître l’Esprit. Son incarnation, sa crucifixion, sa résurrection et sa glorification ne pouvaient qu’attirer l’attention des hommes. Ce qu’il a dit et fait était une présentation vivante et impressionnante de qui est Dieu. Une fois saisie, l’attention des hommes était maintenue afin que Dieu soit connu de tous. Le rayonnement du Fils ne peut être et ne sera pas ignoré.

Trois conditions sont données à la beauté. La triade integritas, proportio et claritas est présentée et brièvement justifiée par Thomas d’Aquin. Heureusement, les deux dernières sont bien connues par la tradition, les trois se trouvent ailleurs dans l’oeuvre du Docteur Angélique et, surtout, le Fils, qui est associé à la beauté, vient nous éclairer. Ces trois conditions sont profondément liées à la forme. Ce principe intrinsèque constitue et détermine la nature d’une chose. C’est par lui que la chose existe et c’est par lui qu’elle agit ou opère de manière déterminée. Par conséquent, les trois conditions de beauté données par Thomas peuvent difficilement être considérées indépendamment l’une de l’autre, étant ancrées dans un principe intrinsèque qui façonne l’être. De plus, attachées à la forme, ces conditions jouent un rôle essentiel, mettant en évidence ce qu’est le sujet. C’est dans cette relation étroite qu’il faut définir leurs particularités et leurs règles. Il ne peut y avoir de règles esthétiques précises sans tenir compte de la forme de l’objet. Des règles rigides ne permettent pas de découvrir ou de créer de la beauté si l’être n’est pas pris en compte. Elles sont vides et n’ont pas ce pouvoir perçant qui pourrait faire ressortir la beauté. L’être a quelque chose à nous dire. Et ce n’est pas pour rien qu’il est un transcendantal.

D. La beauté comme transcendental

Maritain définit simplement mais brillamment ce que sont les transcendantaux : « des objets de pensée qui dépassent toute limite de genre ou de catégorie, et qui ne se laissent enfermer dans aucune classe, parce qu’ils imbibent tout et se retrouvent partout23 ».  L’Être, l’Un, le Vrai et le Bien sont les transcendantaux traditionnels médiévaux. L’Être est considéré comme le transcendantal primaire et fondamental. En effet, il est commun à tous les êtres réels, il transcende toutes les distinctions24.  Par conséquent, les transcendantaux se réfèrent à l’être, ils sont partout où nous trouvons l’être. Une propriété transcendantale de l’être est « un attribut positif que l’on peut attribuer à tout être réel, de sorte qu’il est convertible avec l’être lui-même25 ».  Être convertible avec l’être signifie que « chaque propriété transcendantale rend explicite un aspect de l’être qui n’est pas rendu explicite par le terme “être”, et ce sans ajouter quoi que ce soit ontologiquement à l’être26 ». Un transcendantal est donc coextensif avec l’être.

Il semble important de noter que la première inclusion connue de la Beauté parmi les transcendantaux remonte au XIIIe siècle par Jean de la Rochelle, Considérans, et Alexandre de Hales dans la Summa Theologica27.  Ils inspireront Bonaventure et Albert le Grand qui les suivront dans cette initiative28.  Quant à Thomas d’Aquin, il a donné différentes listes de transcendantaux dans ses écrits29.  En comparant ces listes de transcendantaux, il apparaît qu’il existe une liste irréductible : l’Un, le Vrai et le Bien10.  Mais qu’en est-il de la beauté ? Dans ses listes de transcendantaux, Thomas d’Aquin ne mentionne pas explicitement le Beau.

Cependant, nous avons vu à deux reprises chez Thomas que le Beau est associé au Bien. En effet, il affirme que « le beau et le bien, considérés dans le réel, sont identiques30 ». En d’autres termes (et à un autre endroit), « le beau est identique au bien ; leur seule différence procède d’une vue de la raison31. »  La bonté « concerne l’appétit, puisque le bien est ce vers quoi tend tout ce qui est » et le beau « concerne la faculté de connaissance, puisqu’on déclare beau ce dont la vue cause du plaisir32 ».  La bonté calme les désirs et la beauté fait de même mais en étant vue ou connue ; la valeur ajoutée de la beauté est la faculté cognitive. Par conséquent, le Beau est convertible avec le Bien.

Une conclusion intéressante se profile à l’horizon. Parce que le Bien est coextensif avec l’être33, tout ce qui existe est Bon. Et, parce que le Beau est convertible avec le Bien, tout ce qui est bon est beau. Donc, tout ce qui existe est beau. Le Beau est donc coextensif avec l’être, c’est un transcendantal.

Dans De Veritate, Thomas explique qu’une chose peut s’ajouter à une autre de trois façons : de l’extérieur ; en la limitant ou en la déterminant ; ou uniquement en concept34. Ce dernier peut être fait par la négation de par une relation quelconque10. Seul le transcendantal Un est un ajout négatif à l’être parce qu’il exprime une manière négative d’exister, comme indivisible35.  Cependant, le Vrai et le Bien sont des ajouts positifs parce qu’ils ajoutent à l’Être une certaine relation de perfectionnement. Ainsi, ils sont ajoutés par une certaine relation10.  Il en va de même pour la beauté car, comme nous l’avons dit, elle ajoute à la bonté la faculté cognitive. La fameuse triade du Bien, du Vrai et du Beau apparaît alors.  La vérité est la relation de l’être à l’esprit, ou de l’être comme connaissable. La bonté est la relation entre l’être et la volonté, ou l’être comme désirable. Enfin, la beauté est la relation de l’être à l’esprit et à la volonté dans la perception de celui-ci, ou l’être comme délicieux36.

Conclusion

Deux définitions de la beauté ont mené la danse. Brèves, elles sont néanmoins l’œuvre d’un grand penseur et théologien. Sous la plume d’un autre, elles auraient peut-être pu passer inaperçues, mais il ne peut en être ainsi pour le Docteur Angélique. Ce dernier nous a livré que l’on déclare « beau ce dont la vue cause du plaisir », levant le voile sur la subjectivité de la beauté. Derrière ces quelques mots se cache une triade qui décrit l’expérience esthétique : perception, désir, plaisir. Tout commence par la perception de la beauté particulière par nos sens qui permet à notre âme d’atteindre la connaissance de la forme de la beauté. Face à ce bien intellectuel, spirituel, notre désir (ou appétit) guide notre âme pour l’atteindre. Il cherche le plaisir qu’il peut en tirer, un plaisir désintéressé. Lorsque notre âme atteint son but, elle y prend plaisir. Ce plaisir esthétique, qui est un plaisir intellectuel, élargit l’affection de l’âme. Il en résulte le plus grand plaisir.

Thomas nous a aussi donné, explicitement cette fois, une autre triade. Ce sont les trois conditions de la beauté : integritas, proportio et claritas. Ces trois notions sont ancrées dans la forme de l’objet et doivent être considérées à travers elle. Elles soulignent différents aspects de la forme et se complètent pour pouvoir percevoir ou créer de la beauté. C’est ce que fait Thomas fait avec le Fils, la personne de la Trinité traditionnellement associée à la beauté. Le Docteur Angélique nous conduit encore plus haut lorsqu’il nous montre, implicitement, que la beauté est un transcendantal, par coextensitivité avec l’Être, le premier transcendantal. Appartenant à l’ordre transcendantal, elle ne peut qu’attirer notre âme au-delà de ce monde. Mais comme le dit Lewis, pour l’instant, « nous n’avons été que de simples spectateurs37 ».


Illustration : John Martin, Les plaines du Paradis, huile sur toile, vers 1853.

  1. ST I, q. 39, a. 8, co.[][][][]
  2. ST I, q. 35, a. 1, ad. 2.[]
  3. Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, 140-141.[]
  4. Ivanov Andrey, “Thomas Aquinas in Reference to Beauty. The Two Definitions”, Quaestio, vol. 15 (2015): 589.[]
  5. ST I, q. 73, a.1, co.[]
  6. Sevier, Aquinas on Beauty, 117.[][]
  7. ST I, q. 4, a. 1, co.[]
  8. Étienne Gilson, Introduction aux arts du beau, Paris : J. Vrin, 1998, 37.[]
  9. ST, I, q. 39, a. 8, co.[]
  10. Ibid.[][][][][][][][]
  11. ST, I, q. 12, a. 1, ad. 4.[]
  12. Umberto Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, trans. Javion Maurice, Paris : Presses Universitaires de France, 1993, 99-106.[]
  13. Sevier, Aquinas on Beauty, 106.[]
  14. Gilson, Introduction aux arts du beau, 38.[]
  15. De Trinitate , vi, 10.[]
  16. Dans ST I, q. 35, a. 2, ad. 3, Thomas décrit deux types d’image différents : l’image qui a la même nature de son modèle et l’image qui ressemble à son modèle mais qui n’a pas la même nature. Cela explique la différence entre le Fils comme image du Père et l’homme comme image de Dieu.[]
  17. ST II-II, q. 180, a. 2, co.[]
  18. ST II-II, q. 180, a. 2, ad. 3.[]
  19. Sevier, Aquinas on Beauty à propos de In librum beati Dionysii de divinis nominibus expositio IV, lec. 5.[]
  20. Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, 134.[]
  21. Gilson, Introduction aux arts du beau, 39.[]
  22. Ibid.[]
  23. Maritain, Art et Scolastique, 48.[]
  24. Voir ST, I, q. 65, a. 3, co et De Veritate, q. 21, a. 2, ad 5.[]
  25. W. Norris Clarke, The one and the many: a contemporary Thomistic metaphysics (Notre Dame, Ind: University of Notre Dame Press, 2001), 290-291; cité dans Jonathan King, The Beauty of the Lord: Theology As Aesthetics (Ashland: Lexham Press, 2018), 18.[]
  26. Jonathan King, The Beauty of the Lord: Theology As Aesthetics, 19.[]
  27. Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, 56. L’ouvrage a été écrit par trois auteurs franciscains réunis sous le seul nom du dernier : Jean de La Rochelle, Considérans, Alexandre de Hales.[]
  28. Ibid., 58-60.[]
  29. Mark D. Jordan, “The Evidence of the Transcendentals and the Place of Beauty in Thomas Aquinas,” International Philosophical Quarterly 29, no. 4 (1989): 393.[]
  30. ST I, q. 5, a. 4, ad. 1;[]
  31. ST I-II, q. 27, a. 1, ad. 3.[]
  32. ST I, q. 5, a. 4, ad. 1.[]
  33. De Veritate, q. 1, a. 1, s.c. 2, 5 par exemple.[]
  34. De Veritate q. 21, a. 1, co.[]
  35. Sevier, Aquinas on Beauty, 125.[]
  36. Jonathan King, The Beauty of the Lord: Theology As Aesthetics, 20-21.[]
  37. C. S. Lewis, “The Weight of Glory,” Theology, Vol. 43, no. 257: 271.[]

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