Après avoir introduit cette série par Thomas d’Aquin dans un premier article, nous avons examiné la pensée de Niels Hemmingsen sur le bien commun. L’anglican Richard Hooker nous accompagne à la fin de notre parcours et nous amène à conclure sur celui-ci. Le cœur de la pensée d’Hooker sur le bien commun dans son ouvrage The Laws of Ecclesiastical Polity se trouve au début du dixième chapitre du premier livre, « Pourquoi nous avons besoin de lois humaines et de sociétés politiques ». Il est cependant nécessaire de l’enrichir avec ses autres propos sur le sujet, disséminés dans le reste du livre.
Extension de la loi naturelle
Dans son chapitre sur la loi naturelle, Hooker s’intéresse avant tout à son implication pour les agents naturels, considérés individuellement. Il conclut toutefois ce chapitre par une considération plus large de la loi naturelle :
Cependant, nous devons également nous rappeler que, tout comme chacun a une loi qui le dirige au mieux vers sa propre perfection et son propre achèvement, il existe une autre loi concernant la manière dont ils doivent se comporter en tant que parties d’un corps. Cette loi les oblige à servir le bien de l’autre et à préférer le bien de l’ensemble à leurs propres intérêts particuliers, comme nous le voyons souvent lorsque les agents naturels oublient leur mouvement habituel – des choses lourdes qui montent parfois d’elles-mêmes et quittent la terre, qui est leur lieu de repos naturel, tout comme s’il leur avait été commandé d’abandonner chacun son propre désir privé de tomber, pour le plus grand bien du reste de la nature.
Richard Hooker, The Laws of Ecclesiastical Polity: In Modern English, éd. Bradford Littlejohn, Bradley Belschner, Brian Marr, Lincoln, Nebraska : The Davenant Press, 2019, I, 3.5, p. 58.
Ainsi, Hooker veut montrer que la loi naturelle ne se limite pas à l’individu, elle tend à s’étendre. Il existe une sorte de loi particulière qui « ordonne [à chacun] de rechercher au mieux sa propre perfection et son propre achèvement », ce qui conduit chacun à vouloir ses « intérêts particuliers1». Cette loi est naturellement suivie par chacun, lorsqu’il suit ce qu’elle est et donc ce à quoi elle sert. Lorsque chacun suit son mouvement habituel, des ornières sont comme mises sur lui pour ne considérer que sa propre fin. Mais il existe une autre loi, « concernant la manière dont ils doivent se comporter en tant que parties d’un corps1». L’ensemble formé par les parties est désormais considéré comme un nouvel agent, comme un corps. C’est une nouvelle entité qui a son propre bien, le bien du tout.
Toutefois, Hooker précise que « cette loi les oblige à se servir les uns les autres pour le bien de l’autre », précisant que l’interaction entre chaque partie contribue au bien de l’ensemble1. L’agent doit donc considérer à la fois l’autre et le tout. Cet altruisme peut conduire l’agent à abandonner pour un temps son mouvement habituel, son « propre désir privé », pour un plus grand bien. Mais il ne faut pas comprendre que le bien de la partie et le bien de l’ensemble s’opposent :
Car nous voyons que le monde est tellement imbriqué que lorsque chaque partie ne remplit que sa fonction naturelle, elle se préserve elle-même et tout ce qui l’entoure. Si le soleil, la lune ou l’un des corps célestes devaient cesser ou échouer ou dévier de leur cours naturel, le résultat immédiat ne serait-il pas leur ruine et celle de tout ce qui en dépend ?
Hooker, LEP I, 9.1, p. 80.]
Deux piliers pour la société publique
Cependant, avant que l’homme ne voie la nécessité de travailler pour le bien d’un tout qu’il allait former, il devait former un tout. Ce tout s’est formé parce que « en tant qu’individus solitaires, nous ne pouvons pas nous procurer toutes les choses dont nous avons besoin pour mener une vie conforme à la dignité de l’homme2». L’homme ne peut pas subvenir entièrement à sa propre perfection et à son propre achèvement, il a besoin de quelqu’un d’autre. Nous avons tendance à devenir ce que la nature nous fait être, mais nous sommes individuellement confrontés à un manque qui nous pousse à « rechercher naturellement la communion et la fraternité avec les autres3». Cette recherche est devenue une réalité depuis que « les hommes se sont regroupés pour la première fois et ont formé des sociétés politiques3». Un rassemblement d’hommes s’est ainsi formé, à l’origine de la société politique. Cela n’a été possible que parce que l’homme est un animal social. En effet, en parlant de la Loi des Nations, Hooker affirme la réflexion suivante :
Les hommes et les bêtes ne peuvent pas être en communion les uns avec les autres, car pour les hommes, cette communion passe nécessairement par le partage des fruits de nos plus hautes facultés humaines, et la première façon dont les hommes sont en communion avec les autres est par la parole, puisque c’est ainsi que nous utilisons notre raison commune pour échanger des pensées. Comme les bêtes ne peuvent pas le faire et que nous ne pouvons donc pas vraiment parler avec elles, elles ne peuvent pas devenir des associés de l’homme, même si elles sont supérieures aux êtres qui n’ont pas de perception sensorielle. C’est pourquoi il est dit que « pour l’homme, il ne trouva point d’aide semblable à lui » (Genèse 2:20). La société civile est donc plus adaptée à la nature de l’homme qu’à la vie d’ermite, tant ce bien de la participation mutuelle est grand.
Hooker, LEP I, 10.12, p. 89.
Par conséquent, Hooker considère cette « inclinaison naturelle vers la vie sociable et la communauté » comme le premier des « deux piliers qui soutiennent les sociétés publiques2». L’ensemble étant maintenant formé, un deuxième pilier s’élève : « un arrangement, implicite ou explicite, régissant l’ordre de leur vie commune ensemble3». Ce pilier s’appuie sur le principe déjà vu, la nécessité d’une bonne articulation entre les parties, et entre les parties et l’ensemble. Son rôle est de soutenir le bien commun, et donc de soutenir l’ensemble de la société politique : « Cet accord est ce que nous appelons la loi du bien commun et il est l’âme de tout corps politique, animé par des lois qui le mettent au service du bien commun3».
Cela ne peut se faire que grâce à l’amour que l’homme a pour lui-même et qui s’étend au-delà, vers l’autre, par le principe d’équité, lui-même établi selon la nature des êtres. En effet, Hooker affirme que
les hommes ont naturellement eu tendance à voir qu’il est de leur devoir d’aimer les autres autant qu’eux-mêmes. Car, puisque les choses qui sont égales doivent être traitées de la même façon, comment puis-je attendre du bien d’un autre si je ne suis pas prêt à lui offrir la même satisfaction de ses désirs, puisque nous partageons tous la même nature ?
Hooker, LEP I, 8.7, p. 75.
La fin de la société
Cela permet à la société de tendre vers sa fin, c’est-à-dire « la paix, la tranquillité et le bonheur des autres4». Ce repos est avant tout la satisfaction du « besoin de notre strict nécessaire », c’est-à-dire de « la nourriture et des vêtements5». La primauté de ces besoins n’est pas définie en fonction de leur valeur mais en fonction de la nécessité de leur présence pour aller vers d’autres besoins supérieurs.
En effet, la deuxième perfection de l’homme est « une satisfaction intellectuelle, la poursuite de choses que la créature inférieure à lui ne peut aucunement comprendre ou expérimenter », la poursuite de « la sorte de connaissance et de vertu qui fait honneur à l’homme6». La troisième perfection de l’homme est « une satisfaction spirituelle et divine, consistant dans les choses que nous recherchons par grâce surnaturelle, mais que nous ne pouvons pas atteindre pleinement dans cette vie3». C’est pourquoi « les choses les plus dignes sont les plus appréciées par ceux qui jugent bien5». Être sage, vertueux et pieux est à préférer aux désirs terrestres de base et constitue la bonne fin de notre société. La société répond au désir de l’homme de vivre une vie heureuse dans ce monde, et la « vie la plus heureuse est celle où nous exerçons notre vertu sans entrave3».
Ainsi, selon Hooker, la loi naturelle ne se limite pas à l’individu mais s’adresse aux autres. Un plus grand bien apparaît donc et doit être recherché dans la société. Cette société repose sur deux piliers : la sociabilité de l’homme et l’ordre politique mis en place. Ils permettent à la société d’atteindre son but –la paix, la tranquillité et le bonheur des autres – en considérant l’ordre entre la satisfaction physique, la satisfaction intellectuelle et la satisfaction spirituelle.
Conclusion
Nous avions raison : les trois Pères choisis avaient quelque chose à nous dire sur le bien commun. Pour Thomas d’Aquin, il fallait rechercher certains éléments diffusés dans son œuvre considérable pour faire ressortir sa pensée sur le sujet. Ce n’est pas un problème car la systématisation de Thomas a peu de rivales, puisqu’il s’efforce de construire un ensemble cohérent. Le résultat est organique et nous permet de regarder une réflexion particulière et de la relier à d’autres pour comprendre sa pensée plus large sur un sujet particulier. Le docteur angélique définit explicitement l’homme comme un animal politique et social, clarifiant et approfondissant ainsi la pensée du Philosophe. Il nous donne des informations précieuses sur l’interaction entre un individu et l’ensemble. De plus, il nous livre une hiérarchie des biens, essentielle dans la recherche du bien commun, avec son ordre de la charité. La pensée d’Hemmingsen sur le sujet n’est pas aussi explicite que celle de Thomas d’Aquin, mais une réflexion progressive et continue lui est consacrée dans son De lege naturae. Cette réflexion fonctionne avec deux triades, la triple fin de chaque chose et les trois états de vie. La première nous permet d’analyser les fins auxquelles doit répondre notre recherche du bien commun. La seconde nous montre où et comment le bien commun doit être recherché. Enfin, le cœur de la réflexion de Hooker sur le bien commun est concentré dans quelques paragraphes de son The Laws of Ecclesiastical Polity qui sont enrichis par d’autres propos disséminés dans le reste du livre. Avec lui, nous avons d’abord vu que la loi naturelle ne se limitait pas à l’individu, mais tendait à s’étendre à la communauté. Cela se manifeste dans la société qui s’appuie sur deux piliers et qui a pour finalité la paix, la tranquillité et le bonheur des autres. Les réflexions de ces trois Pères sur le bien commun, bien qu’abordées différemment, se complètent. Elles sont à lire et à méditer pour nous aider dans cette recherche éternelle, celle du bien pour la communauté et pour chacun.
Illustration : Pierre Antoine Demachy, Vue du château Saint-Ange, huile sur toile, 1750 – 1800.
0 commentaires