Nous avons le droit d’utiliser la raison en théologie – Turretin (1.9)
3 mars 2021

Le jugement raisonnable s’applique-t-il aux sujets de foi? Ou n’y en a-t-il aucun usage?

Après avoir traité les précurseurs des rationalistes qui faisaient de la raison humaine la fondation de toute théologie, Turretin se défend à présent contre “sa droite” : ceux qui n’accordent qu’une place trop faible à la raison en théologie. Cela concerne :

  • des anabaptistes comme les disciples de Valentin Weigel (dont Wikipédia indique qu’il est un des « précurseurs de la théosophie allemande ») ;
  • des luthériens qui reprochaient aux réformés de trop rationaliser certains mystères comme celui de l’ubiquité qui permet la consubstantiation. Cette critique existe encore chez les luthériens confesssants ;
  • des papistes qui faisaient le même genre d’argument pour défendre la transsubstantiation, affirmant que ce dogme était au-delà de la raison et ne devait pas être soumis à un examen rationnel. Ils accusaient ainsi les réformés de se proclamer eux-même juges et arbitres en matière de foi.

Formulation de la question (§§ 2-6)

Turretin précise d’abord que, justement, il ne prétend pas être juge et arbitre en matière de foi. Ce rôle revient à Dieu (au sens suprême) et aux pasteurs rassemblés en concile (dans un rôle subalterne). Il parle ici du jugement privé. Il explique par ailleurs deux autres distinctions qu’il fait pour préciser de quelle genre de raison il parle :

  1. Le sujet du jugement (celui qui utilise ses capacités intellectuelles) et la règle du jugement (la fondation de son raisonnement).
  2. La vérité des propositions et la vérité de la conséquence. C’est une distinction qui remonte à Augustin où il explique que la vérité des propositions scripturaires (ce que dit la Bible) n’est pas jugé par la raison humaine, mais accepté par elle. En revanche, nous utilisons notre raison pour juger de la vérité de la conclusion tirée à partir de la Bible. La vérité des propositions n’est pas le domaine de la raison, mais la vérité de la conséquence l’est.

Ce que Turretin affirme, c’est que la raison appartient au « jugement de discrétion [discernement] sur les matières de foi » à la fois au sens subjectif (puisque c’est à la raison de savoir ce qui est vrai) et normalement. Du moins pour les conclusions.

Pour ce qui est de la vérité des propositions (qui pour certaines peuvent être des paroles de l’Écriture), la raison ne peut être utilisée que dans les limites suivantes :

  1. Que la raison ne soit pas considérée comme nécessaire, comme si la théologie ne pouvait rien faire sans la raison.
  2. Que la Parole de Dieu ait toujours la primauté sur la raison.
  3. Si la Parole de Dieu ajoute quelque chose d’inconnue à une nature connue (par exemple le récit de la création) alors nous devons interpréter la nature à partir de la Parole. Si la parole de Dieu parle de quelque chose de complètement surnaturel, alors la seule règle est la parole de Dieu et rien au-delà.

Bien sûr qu’il existe des choses au-delà de la raison, que nous ne connaissons que par révélation, et bien sûr que la raison est glissante et fragile, naturellement répugnante aux choses de Dieu. Néanmoins, Turretin maintient qu’un usage doit être fait de notre raison, ne serait-ce que pour juger le vrai ou le faux. En effet, (1) il nous reste malgré notre péché certaines notions naturelles de vraie et droite raison et quelques notions fondamentales comme le principe de non-contradiction ; (2) ces notions fondamentales ne sont pas seulement vraies pour les choses naturelles mais aussi les choses surnaturelles. La foi peut utiliser ces notions rationnelles pour se renforcer elle-même. (3) La foi et la raison ne sont pas opposées, mais subordonnées de la façon suivante : la foi présuppose la raison, la raison perfectionne la foi.

Par ailleurs, Turretin met aussi ces limites à la raison :

  1. On ne peut forger des mystères de la foi à partir de notre seule raison. Seule la parole de Dieu peut être la source de ces mystères.
  2. On doit ignorer les plaintes de la raison quand elle dit que c’est trop élevé pour elle (et donc probablement faux) : la raison est finie, la vérité de Dieu est infinie.
  3. On doit résister à la raison quand elle prend avantage des mystères de la foi pour proposer ses erreurs (la transsubstantiation, par exemple).

Argumentaire (§ 7)

L’argumentaire en lui-même est beaucoup plus court que les précautions déployées ci-dessus :

  1. 1 Corinthiens 10,15 : «Je parle comme à des hommes intelligents  ; jugez vous-mêmes de ce que je dis. » Ici Paul fait appel à la raison de ses lecteurs.
  2. Il fait appel à l’exemple du Christ, qui utilisait souvent le raisonnement pour illustrer ou expliquer un mystère de la foi.
  3. 1 Jean 4.1 : « Bien-aimés, n’ajoutez pas foi à tout esprit ; mais éprouvez les esprits, pour savoir s’ils sont de Dieu. » Jean appelle à éprouver par la raison les esprits présents.
  4. Dans une question future, on prouvera que le témoignage des sens n’est pas à rejeter. Alors à combien plus forte raison devrions-nous accepter aussi le témoignage de la raison !

Objections (§§ 8-17)

§ 9 :

Une chose incompréhensible (qui ne peut être entièrement prise) est différente d’une chose incompossible (qui ne peut même être conçue).

ITE, 1.9.9

Ainsi, le mystère de la Trinité et de la prédestination sont incompréhensibles, parce que nous n’avons qu’un début de connaissance à leur sujet. La transsubstantiation ou l’ubiquité (la fiction luthérienne d’une nature humaine de Christ présente en plusieurs endroits) sont incompossibles, parce que l’on n’arrive même pas à donner du sens même à la proposition de base.

§ 14 Objection : La raison est aveugle et corrompue par le péché : « l’homme naturel n’accepte pas les choses de l’Esprit de Dieu, car elles sont une folie pour lui, et il ne peut les connaître» (1 Corinthiens 2,14).
Réponse : elle peut être aussi saine et guérie par la grâce, et c’est ce dont parle la suite du verset cité : « L’homme spirituel, au contraire, juge de tout, et il n’est lui-même jugé par personne. » C’est ainsi que l’apôtre Paul fait appel au jugement rationnel de ses lecteurs à de nombreuses reprises (1 Corinthiens 10,15 ; 11,13 ; Hébreux 5,13-14).

§15 Objection : Saint Paul nous dit que nous devons « amener toute pensée captive à Christ » (2 Corinthiens 10,5).
Réponse: Cela ne condamne que la pensée en contradiction à la foi, pas tout jugement rationnel dans son ensemble.

§18 Objection : Vous mélangez la philosophie à la doctrine de Dieu, et la corrompez ainsi.
Réponse : Citons ici Turretin.

[La philosophie mêlée à la théologie] n’est pas utilisée comme fondation et principe de la foi (à partir duquel on prouverait les mystères) mais uniquement comme instrument de connaissance (tout comme l’œil et la lumière du soleil par lesquels nous voyons tout objet visible : il n’y a pas de confusion entre l’œil et la lumière du soleil parce qu’ils ne procèdent pas de la même manière).

ITE, 1.9.18

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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