De quel patriarcat parle-t-on?
6 juillet 2021

Ainsi que l’a dit Maxime Georgel récemment — en accord avec les autres contributeurs de ce site —, « nous pensons qu’une droite compréhension de la masculinité et de la féminité est cruciale pour avoir une juste idée de la famille, de l’Église, de la liturgie et de bien d’autres sujets en théologie. » Les raisons pour lesquelles nous assumons le terme risqué de patriarcat plutôt que celui, plus courant dans les milieux évangéliques, de complémentarisme, sont les suivantes :

  1. Le terme complémentarisme a été forgé pour esquiver l’accusation de patriarcat, mais il n’empêche aucunement cette accusation : même lorsqu’on utilise le terme, nos opposants y appliquent exactement la même charge éthique. Rachel Merrill Groothuis a même écrit un chapitre de Discovering Biblical Equality (la somme de l’égalitarisme) pour montrer que patriarcat et complémentarisme sont strictement la même chose1.
  2. Du côté complémentarien, on constate une certaine corruption du mot, où l’on voit l’idée d’origine se réduire comme peau de chagrin ; certains semblent capituler devant toutes les exigences des égalitariens, à l’exception du pastorat, qui magiquement doit être épargné. Andreas Kostenberger l’expose très bien.

Pour ces raisons, nous préférons le terme patriarcat, qui est plus juste, plus honnête mais aussi plus conforme à ce que nous défendons. Mais nous n’avons pas pris le temps de définir ou expliquer ce que nous entendons par là. Or je suis en train de lire le Cambridge History of Science, vol. 3 dont un chapitre aborde les familles de scientifiques des XVIe et XVIIe siècles, écrit par Alix Cooper, professeur d’histoire à la State University of New York. Au chapitre 9, elle explique comment la science de cette période se pratiquait en famille, comme d’ailleurs toutes les activités de cette période. Elle décrit ensuite le fonctionnement interne de ces familles de scientifiques.

Le fonctionnement d’une famille scientifique auX XVIe et XVIIe siècles

Les femmes et autres membres de famille féminins, comme les sœurs et filles, qui ont accompli des tâches cruciales dans la maisonnée scientifique du début de la modernité, ont souvent été invisibles pour les yeux des historiens modernes. Les épouses ne se sont pas nécessairement éloignées du travail de leurs époux, comme ce qui arrivera ensuite, avec la séparation idéologique des sphères privée et publique à l’époque victorienne. À la place, on attendait de chacune qu’elle servît en tant “qu’aide” de son mari ou compagne, l’aidant à accomplir ce qu’il fallait faire. Dans cette capacité, les femmes jouaient souvent un rôle actif dans les projets familiaux, généralement en suivant la division genrée du travail. Une des façons les plus courantes de le faire était de “gérer” la maisonnée. Il a été montré par exemple comment Jane Dee, épouse de l’astrologue et médium (communiquant avec les anges) John Dee (1527-1608), a travaillé pour assurer le succès professionnel de son mari tout en gérant l’accès des visiteurs et des patrons potentiels aux pièces de travail, et fait face aux assistants bizarres et imprévisibles que son mari amenait dans leur maison. Les salons et réunions sociales de l’élite des dix-septième et dix-huitième siècles étaient gérées par les femmes françaises, et sont en continuité avec cette tradition, permettant aux femmes de trouver des patronages pour la carrière de leurs maris tout en créant des espaces intellectuels dans la maison.

Les femmes contribuaient aux projets familiaux par d’autres moyens. Dans le contexte de l’artisanat, la femme et les filles du maître prenaient part aux tâches communes. Ici aussi la division genrée du travail apparaît. En histoire naturelle par exemple, les femmes, filles et autres membres féminins de la maison étaient souvent entraînées à peindre ou illustrer les plantes et autres spécimens de plantes, tandis que la tâche de les décrire en latin revenait aux pères et frères. À Gdańsk, sur les bords de la mer Baltique, le médecin et naturaliste du début du dix-huitième siècle Johann Philip Breyne (1680-1764), lui-même fils d’un père naturaliste, avait des filles qui illustraient les spécimens exotiques qu’il collectait. Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, Jane Colden (1724-1766) mettait à profit sa formation artistique pour produire l’un des premiers herbiers d’Amérique du Nord, avec le soutien de son père. En astronomie, les tâches étaient moins genrées à cette époque, et l’observation astronomique en elle-même était considérée comme convenable pour les femmes. Les historiens ont noté que beaucoup des observations notées dans les carnets de l’astronome anglais John Flamsteed (1646-1719) viennent de la main de sa femme Margaret ; beaucoup de cas similaires ont été trouvés. D’autre part, les épouses pouvaient contribuer par elles-mêmes, en obstétrique et dans d’autres spécialités médicales ; de telles femmes transmettaient leurs rôles de mères en filles. Si le mari mourait, laissant une femme veuve, elle continuait souvent l’affaire familiale (par exemple l’imprimerie ou la boutique d’apothicaire), parfois avec la résistance des officiers de la guilde, mais aussi avec un degré d’indépendance qu’il était impossible d’acquérir autrement pour une femme artisane de l’Europe du début de l’ère moderne.

Enfin, les fils avaient leurs propres rôles à jouer dans le fonctionnement de la maisonée d’un scientifique. Comme nous l’avons déjà mentionné, ils avaient une forte tendance à “hériter” de l’activité de leurs pères, non seulement dans les universités mais aussi dans le contexte des échoppes d’artisans et les guildes. Cela se voit dans leur éducation, formelle et informelle : les fils étaient souvent exposés à l’activité de leurs pères et dès leur plus jeune âge étaient entraînés à avoir les compétences nécessaires. Au début de l’ère moderne, par exemple, Giacoppo Berengario de Carpi (1460-1530) travaillait avec son père en tant qu’apprenti chirurgien avant de devenir un anatomiste reconnu à l’université de Bologne, et à la fin de l’ère moderne initiale, le célèbre médecin suisse Johann Jakob Scheuchzer (1672-1753) partageait de nombreux voyages d’études botaniques avec son père et son grand-père (tous deux médecins) et les accompagnait dans leurs visites quotidiennes. Bien qu’un père pût prendre un apprenti ou d’autres étudiants, dans bien des cas son fils restait son étudiant principal et on s’attendait à ce qu’il apprît à soutenir sa famille et perpétuât son nom après la mort de son père. Pour s’assurer que cela se déroulerait sans encombre, les fils étaient progressivement introduits aux différents aspects du travail de leurs pères, et dans bien des cas, finissaient par l’aider, avant ou après avoir quitté la maison pour poursuivre une éducation plus avancée ou un apprentissage ailleurs. Comme les serviteurs, les enfants (filles comprises) pouvaient travailler à telle ou telle tâche, surtout les tâches manuelles ou ingrates ; Felix et Ursula Platter préparaient et pliaient le papier dans l’imprimerie de leur père jusqu’à ce que “leurs doigts saignassent”.

Enfin, les fils pouvaient être appelés à compléter les projets laissés inachevés par la mort de leur père. En histoire naturelle par exemple, il était très commun que la publications d’herbiers locaux, ou d’autres encyclopédies fussent retardées indéfiniment par l’inclusion d’un nombre toujours grandissant d’informations, et lors de la maladie et mort du premier compilateur, son fils était un choix évident pour terminer le travail et s’assurer de la publication du projet longtemps retardé. Ainsi, dans le Königsberg du dix-septième siècle, lorsque le médecin et naturaliste Johann Loesel (1607-1655) tomba malade et fut incapable de publier son œuvre sur la flore locale, ce fut son fils (aussi appellé Johann) qui publia le livre à sa place ; un an plus tard, Loesel l’Ancien mourait. Ce genre d’organisation assurait que l’œuvre précieuse d’une vie ne fût pas perdue, mais transmise à la génération suivante.

Cooper Alix, Chapter 9: Homes and households in Daston Lorraine et Park Katharine, The Cambridge History of Science, Vol. 3: The Early Modern Science, Cambridge University Press, 2006, vol. 3, pp. .234-237

Commentaire

Le patriarcat que nous défendons n’est pas celui des tradwives dont la “tradition” ne remonte qu’aux années 50. Le modèle des relations genrées que nous avons en tête précède la révolution industrielle, qui a démembré les familles et les acondamnées à l’inexistence, mettant ainsi en péril les rôles masculins comme féminins. Vous noterez en particulier :

  • qu’aucun rôle n’est pris à part, mais que chacun se définit à l’intérieur d’une unité familiale. Concevoir cette forme d’organisation comme la domination de la femme par l’homme est faux, car l’homme seul n’est rien : c’est en tant qu’époux qu’il exerce sa présidence de la famille. De même la femme n’est pas prise à part, c’est en relation avec les autres membres qu’elle est définie. Ce n’est pas la même métaphysique.
  • que les rôles genrés ne sont pas si rigides, et que la femme n’est pas cantonnée à “la kouisine”. Elle a une activité professionnelle et participe à la subsistance du foyer. Dans cette organisation, une femme “au foyer” a en fait plus de responsabilité et d’activités que la plupart de nos managers.
  • que même lorsqu’elles sont dans des rôles stéréotypés, ils ont un sens et une finalité : ils ne briment pas les femmes.
  • que toute cette organisation est tendue vers la perpétuation et la préservation d’une tradition familiale. D’ailleurs, on remarque que nous ne sommes pas dans un schéma où un homme est arraché de sa famille pendant la meilleure partie de sa journée pour faire quelque chose qui ne lui sert à rien : son activité, c’est sa vie familiale, et sa vie familiale c’est son activité. Ainsi, ce que la femme investit dans sa famille est investi dans quelque chose de visible et durable. Elle ne se retrouve pas à 45 ans sans rien avoir bâti parce que soudainement les enfants n’ont plus besoin d’elle.
  • que l’éducation des enfants n’est pas seulement le rôle de la femme, et cette éducation est d’ailleurs plus gratifiante que la simple préparation des repas et autres taxis. L’homme y participe beaucoup plus, et l’éducation y est une tâche beaucoup plus noble.

Je ne vais pas m’étendre d’avantage, vous avez compris que ce que nous entendons par patriarcat est en fait un modèle d’organisation qui a été assez robuste et sain pour engendrer notre civilisation occidentale. Loin de cette institutionnalisation inhumaine de tous les pans de notre vie, même des plus intimes, le patriarcat est en fait une condition pour que la contribution de chacun — et surtout des femmes — s’insère dans une œuvre collective, ayant du sens, et personnelle. Avant d’être des stéréotypes de genre, le patriarcat est une organisation économique et sociale.

Pour quelle application ?

Certes, mais nous ne sommes plus au seizième siècle… Pourquoi est-ce que je prends ceci comme modèle ? Tout d’abord, je ne propose pas ce modèle parce qu’il est ancien, mais parce qu’il correspond mieux à notre nature humaine. Ainsi donc, je ne crois pas que soudainement les femmes se soient rendues compte qu’elles étaient oppressées et que c’était insupportable ; je pense plutôt que la Révolution industrielle a brisé le pouvoir et l’utilité des familles, castrant les hommes et mettant en danger les femmes. Les philosophes féministes elles-même reconnaissent ce lien lorsqu’elles parlent des féministes du dix-neuvième siècle :

La plus grosse partie du travail [des féministes] était de trouver pour les femmes des alternatives au mariage et à la maternité, et elles ont vite montré les liens entre les différents problèmes qu’elles cherchaient à résoudre. Les femmes avaient du mal à trouver du travail, en partie parce que peu de postes en dehors de l’enseignement étaient disponibles ; et en même temps, l’éducation des femmes les préparait mal à l’enseignement, et pas du tout à quoi que ce soit d’autre. Un développement clé fut la révélation lors du recensement de 1851 que 30 % des femmes anglaises entre vingt et quarante ans n’étaient pas mariées, et donc dans de grandes difficultés économiques. “Un seul cri monte des multitudes de femmes qui souffrent et disent: Nous voulons du travail.”

Valerie Sanders, Chapter 2 First Wave Feminism, in Gamble Sarah, The Routledge Companion to Feminism and Postfeminism, Routledge, 2004, p.20

Ce nouveau monde économique est arrivé bien plus vite que le temps qu’il faut pour adapter nos usages sociaux. La souffrance et la frustration ressentie vient du fait que nous avons tâché de prolonger des usages culturels adaptés à un ancien monde économique, dans un nouveau monde économique. Or ce monde économique avait les différences suivantes avec l’ancien:

  • Il était individualiste, les familles n’existaient pas à ses yeux.
  • Il était orienté vers le profit, et n’accordait de valeur qu’à ce qui générait du profit. L’éducation des enfants, la gestion du foyer étaient donc dégradées et dégrandantes.
  • Les longues journées de travail ont déséquilibré la répartition des tâches, qui reposaient désormais intégralement sur les épaules de la femme.
  • Le nouveau monde fonctionnait de façon institutionnelle, plutôt que par réseau familial comme avant. Cela signifie que l’apport social spécifique des femmes était devenu nul et inutile, du jour au lendemain. Alors que des femmes des dix-septième et dix-huitième siècles tenaient des salons et géraient la politique familiale par la rencontre de patrons et clients potentiels, en très peu de temps, tout fonctionnait selon des hiérarchies codifiées auxquelles même les hommes pauvres n’avaient pas accès. Les leviers étaient retirés des familles et placés entre les mains de quelques oligarques. Les femmes étaient rayées de la société.
  • Là où les femmes produisaient et contribuaient à des belles œuvres, les lieux de production ont cessé d’être dans la famille et ont été transférés dans l’atelier. Il est normal qu’elles aient mal vécu cette démotion massive.

Nous ne sommes donc pas “opposés aux femmes”. Nous avons une vision bien plus large et plus grande, où certes nous considérons comme désirable une organisation hiérarchique où les épouses seraient soumises à leurs maris… pour collaborer ensemble à des œuvres belles, signifiantes, et surtout qui soient leurs œuvres communes. Nous refusons de considérer les femmes prises à part, ou les hommes pris à part. Nous refusons de considérer le couple seul, comme s’il n’était pas destiné à être une famille. Nous sommes critiques avant tout de la philosophie inhumaine de la modernité qui nous a menés là. Nous rejetons la vision du monde qui a aboli les familles et donc l’espace où le patriarcat était bon et naturel.

Nous reconnaissons que la domination irrationnelle de l’homme sur la femme est mauvaise. Mais cette irrationalité-là n’est pas dans le patriarcat : elle est dans notre environnement actuel, où des individus sans liens entre eux ne sont que engendrés par leurs parents. L’éducation appartient aux techniciens. L’apprentissage d’un métier est délégué à des techniciens. L’insertion dans une activité professionnelle requiert des institutions dirigées par des techniciens. Ce que vous faites de vos mains va pour un autre. Vous rentrez le soir chez vous, sans rien avoir contribué à votre famille : comment ne pourrait-elle pas être une charge un “poids en plus”? Les enfants sont nourris pendant vingt ans puis s’en vont, sans rien avoir appris de nous, sans rien garder de nous, sans rien continuer de nous: comment pourrait-on s’étonner que les mères aient l’impression d’avoir sacrifié les meilleurs années de leur vie pour rien?

Contre cela, nous défendons bien plus que des stéréotypes: nous défendons un ordre complet, économique et politique aussi, qui est aligné avec la volonté de Dieu. A titre personnel, je défends que nous devrions tendre vers une économie où les familles sont des unités économiques. La famille doit être protégée par la loi et le mariage considéré comme un lien essentiel de notre société, parce qu’il l’est, tout simplement. Et ce mariage, nous le concevons en termes patriarcaux, adapté à un certain environnement économique où les femmes pourraient utiliser tous leurs talents sans compromis avec leur nature. Bref, nous voulons l’ordre culturel et économique inverse de ce que l’on nous a appris à aimer et désirer.

Nous ne recréerons pas la famille du seizième siècle. Mais ce n’est pas notre objectif : nous ne voulons rien d’autre que le meilleur pour l’être humain, qui est la soumission à la volonté de Dieu.


Illustration : Férat & Moller, Intérieur d’un tisseur en soie, gravure colorisée, 1877 (Lyon, musées Gadagne).

  1. Groothuis Rachel, « Equal in being, inequal in role: Exploring the logic of woman’s subordination », in Discovering Biblical Equality, IVP Academic, 2012, pp. 301‑333.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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