Étienne Omnès a déjà traité de la hiérarchie des doctrines, et de la question des articles de foi fondamentaux pour le salut, dans son exposition cursive de l’Institution de théologie élenctique de François Turretin (§ 1.14). Notre partenaire Romel Quintero (Irenismo reformado) partage lui aussi quelques réflexions à ce sujet.
La question des « articles fondamentaux de la foi » a toujours occupé la théologie, et la période de la scolastique protestante n’a pas fait exception ; François Turretin (1623–1687) en traite notamment dans son Institution de théologie élenctique. Son fils Jean-Alphonse Turretin (1671-1737) prit la suite, particulièrement dans la perspective de l’union du protestantisme du XVIIIe siècle1. Mais son père, celui qui nous intéresse ici, fit aussi le lien avec le thème de l’unité pour son époque, et c’est ce dont je veux dire quelques mots ici.
La première chose à dire est que, pour Turretin, déterminer les articles fondamentaux de la foi est un sujet « difficile », j’essaierai donc d’être précis. Il propose tout de même une définition générale : un article de foi fondamental est « la vérité fondamentale que tous doivent croire et qu’on appelle pour cette raison fondement de la foi2». Il trouve un appui biblique dans l’« enseignement élémentaire sur le Christ3 (τὸν τῆς ἀρχῆς τοῦ Χριστοῦ λόγον) » mentionné en Hébreux 6,1. Ainsi, « les articles de religion fondamentaux sont le Décalogue, le credo des apôtres, le Notre Père, les sacrements et le pouvoir des clés, car ils contiennent la doctrine du salut, nécessaire et fondamentale, sans lesquels nous ne pouvons recevoir le reste4».
Mais cette définition n’était pas définie par tous ; on pourrait la qualifier de définition réformée. Richard Muller apporte une définition de ces articles pour la scolastique réformée assez semblable à celle de Turretin :
Au sens large, le fundamentum fidei ou les articuli fundamentales se réfèrent aux « bases de la religion chrétienne » que l’on enseigne aux catéchumènes : le Décalogue, le credo des apôtres, le Notre Père, les sacraments et le pouvoir des clés. Ces textes et sujets contiennent toutes les doctrines nécessaires pour le salut. Cependant, au sens strict, les articles fondamentaux sont plus précisément les enseignements nécessaires pour le salut ; les croyances sous-jacentes, qui ne peuvent être ni ignorées, ni niées.
R. Muller, Post-Reformation Reformed Dogmatics, vol. 1 (Grand Rapids, 1987), p. 284.
C’est toujours Turretin qui montre qu’il y avait à son époque au moins deux compréhensions différentes de cette question au sein des confessions extérieures à la Réforme. Il identifie d’une part le socinianisme et l’arminianisme, « qui ne reconnaissent que très peu de points fondamentaux », presque tous pratiques et peu théoriques. Pour eux, « régler les différences de religion est facile », car les articles de foi « sont limités en nombre et partagés dans le fond par les deux parties ». De cette manière, ils « écartent des points fondamentaux les principales doctrines de la foi, telles que la doctrine du Saint-Esprit, la Trinité, la personne du Christ, la satisfaction, etc. » Nous pourrions appeler cette compréhension « ouverte ».
De l’autre côté, Turretin parle d’une compréhension « fermée » qu’il identifie au catholicisme romain et au luthéranisme de stricte obédience. Pour Rome, pas de surprise : « Les papistes sont suffisamment impudents pour déclarer fondamental […] tout ce qu’enseigne l’Église romaine. » Mais la mention de certains luthériens « stricts » (peut-être les gnésio-luthériens5?), qui « étendent les points fondamentaux au-delà du raisonnable, font de presque chaque erreur une hérésie et tiennent pour nécessaires certaines choses indifférentes ».
Contrairement à eux, dit Turretin, « les orthodoxes tiennent le juste milieu entre les deux ». Dit autrement, les réformés sont une via media entre les compréhensions ouverte et fermée. « Ils se fondent nécessairement sur certains points fondamentaux, sans trop les restreindre, ni les étendre à l’excès. » Ni trop ouverts, ni trop fermés.
Dans la perspective de l’unité protestante, cette perspective a ceci d’intéressant que les réformés sont en position de s’unir à d’autres chrétiens orthodoxes, mais aussi de se démarquer des hétérodoxes. Ce qui a attiré le plus mon attention est le cas du « luthéranisme strict ». Selon Turretin, les gnésio-luthériens faisaient gonfler les fondamentaux de la foi « pour rendre plus difficile l’union avec nous [les réformés] » et « pour montrer que nous différions dans ce qui était fondamental ». C’est pourquoi le mode de présence de Christ dans la Cène était quelque chose de fondamental pour les gnésio-luthériens, alors qu’il ne l’était pas pour les réformés (au moins pas dans les aspects qui les distinguaient des luthériens). Si une unité protestante était possible, elle ne l’était donc que dans la conception réformée des points fondamentaux.
Si nous voulons rechercher aujourd’hui l’unité du protestantisme, je crois qu’il faut le faire avec une compréhension des articles de foi fondamentaux similaire à celle de Turretin : ni trop ouverte, ni trop fermée. Sans compromettre les points fondamentaux de la foi, mais sans faire de tout un point fondamental. Nous devons identifier quels sont les points fondamentaux de la foi chrétienne, et construire à partir de là une unité qui ne se défasse pas sur des questions secondaires. Déterminer ce qui est fondamental et ce qui est secondaire n’est pas facile, mais des théologiens du passé comme Turretin peuvent nous servir de guides pour l’entreprendre.
Illustration : Louis Counet, Allégorie de la Concorde ou de la Science, huile sur toile, 1719 (Liège, salle du conseil communal).
- Cf. The Drive Toward Protestant Union in Early Eighteenth-Century Geneva: Jean-Alphonse Turrettini on the “Fundamental Articles” of the Faith, Cambridge University Press, 2009).[↩]
- François Turretin, Institution de théologie élenctique, 1.14.19. Toutes les citations de Turretin sont issues de ce paragraphe.[↩]
- Traduction de la Bible de Jérusalem et de la Traduction œcuménique de la Bible.[↩]
- Plus loin, il présente une liste plus précise de doctrines qui feraient partie des articles fondamentaux : « Les doctrines concernant l’inspiration des saintes Écritures […] comme règle unique et parfaite de foi ; le Christ, rédempteur, et sa satisfaction parfaite ; le péché et son salaire, la mort ; la Loi et son incapacité à nous sauver ; la justification par la foi ; la nécessité de la grâce, les bonnes œuvres, la sanctification, le culte divin, l’Église, la résurrection des morts, le Jugement dernier et la vie éternelle, et celles qui y sont liées » (1.14.24.).[↩]
- « Terme utilisé à partir du XVIIe siècle pour désigner le luthéranisme pur, en opposition à l’interprétation conciliante et modérée de la théologie de Luther effectuée par Philippe Mélanchthon et adoptée par beaucoup aux XVIe et XVIIe siècles » (New Catholic Encyclopedia).[↩]
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