Holger Lahayne est un théologien et missionnaire allemand, pasteur de la paroisse réformée de Vilnius (Lituanie) ; il enseigne aussi dans un institut biblique. Cet article a été publié en allemand pour son blog personnel la semaine dernière.
« Presque tous les maux et fléaux de ce monde trouvent leur origine dans la guerre », écrivait au milieu du XVIe siècle le réformateur de Zurich Heinrich Bullinger. Un de ces maux est la déshumanisation des habitants du pays ennemi. Et l’on y assiste de nouveau aujourd’hui, à l’arrière-plan de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. La Lituanie ne fait certes pas directement la guerre à son grand voisin de l’est ; et pourtant, sur la radio-télévision publique, on peut entendre que « la majorité des Russes sont des zombies »1: tous ceux qui soutiennent d’une manière ou d’une autre Poutine, ou qui ne se distancient pas de lui, ne seraient plus vraiment des hommes. « 80 % des Russes sont atteints de la maladie du poutinisme », déclarait ainsi Vytautas Landsbergis2. Leur cerveau ne fonctionnerait plus normalement. Il ne resterait que 20 % de gens normaux. « Tous les Russes ne se sont pas encore transformés en ogres et en zombies. »
Ce ne sont malheureusement pas des voix isolées. Un publiciste (et luthérien) connu, Rimvydas Valatka, écrivait en avril3 que le vrai problème n’était pas Poutine, mais le peuple russe. Au long de leur histoire, les Russes n’auraient jamais saisi la chance qui leur était donnée de devenir des êtres humains. Nous serions par conséquent en présence aujourd’hui d’un peuple de « monstres », qui aurait élu un président à son image. Évoquant les crimes de guerre russes, le président de la République Gitanas Nausėda reprenait lui aussi le mot à la mode : « Ces atrocités ne peuvent qu’être le fait de zombies, pas d’êtres humains4]. » Mentionnons enfin un influenceur disant que les Russes sont — tous ? — des agresseurs qu’il faudrait pouvoir « éliminer5 ».
Les zombies, les monstres et les ogres ne sont pas de véritables êtres humains : ce sont des morts-vivants, des chimères énormes et effrayantes. De tels sous-hommes (Untermenschen) peuvent, ou plutôt doivent être mis hors d’état de nuire. Les Allemands ne savent que trop bien qu’on en vient à de telles conclusions quand la haine de peuples entiers court sur plusieurs générations. Dans À propos de la haine populaire (Über Volkshaß, 1813), Ernst Moritz Arndt écrivait que chaque peuple devait « avoir un amour fixe et une haine fixe ». La guerre contre Napoléon exigeait d’haïr les Français, et « à jamais ». « Que cette haine brille comme la religion du peuple allemand, comme une illusion sacrée dans tous les cœurs. » En 1809, il donnait à cette haine l’objectif de détruire « l’abomination » ; les soldats des armées de Napoléon étaient de la « vermine française » qu’il fallait éliminer. À l’orée de la Première Guerre mondiale, Ernst Lissauer prit la relève et écrivit son « Chant de haine contre l’Angleterre« , que de nombreux Allemands connurent bientôt par cœur.
Au sommet de l’hôtel de ville de Vilnius flotte une immense bannière où il est écrit en anglais : « Poutine, La Haye t’attend ! » Ce qui sous-entend que le président russe devrait répondre de ses actes devant un tribunal pénal international, et être condamné à l’exemple des responsables serbes. Mais seuls des hommes peuvent comparaître, pas des zombies. Un détraqué, on l’envoie à l’asile psychiatrique, un monstre, on s’en débarrasse. Tous les hommes, en revanche, ont le droit à un procès équitable, car ils sont créés à l’image de Dieu et ont une valeur intrinsèque, inaliénable — même un criminel.
L’Écriture (Genèse 9,5-6, Exode 21,24, Deutéronome 25,1-3) indique clairement que la dignité humaine impose que les peines soient proportionnées et limitées. Ce sont des êtres humains qui « méritent » une sanction, pas des animaux ou d’autres créatures. La culpabilité (un crime ou délit spécifique), doit réellement exister et être prouvée – et c’est alors que la peine infligée doit également être exécutée. Il ne faut pas punir arbitrairement ou uniquement à titre dissuasif. Le condamné reste un « frère » ou un concitoyen qui ne doit être ni déshonoré ni publiquement humilié (Deutéronome 25,3).
En 1945, le monde découvrait progressivement tous les méfaits barbares des nazis. La nation des poètes et des penseurs avait glissé sur une pente diabolique, qui l’avait menée dans les bras d’une bande de criminels sans scrupules. Les principales figures du Troisième Reich ne devraient-elles pas être sommairement abattues, comme le suggérait Churchill ? Les Alliés ont pourtant décidé de ne pas continuer la spirale de la haine. Justice devait être rendue ; c’était un signal que les crimes peuvent aussi être sanctionnés par l’État. Au tribunal militaire international de Nuremberg en 1945-1946, vingt-et un grand pontes de la dictature siégèrent sur le banc des accusés. Après un procès qui tâcha d’être équitable, trois accusés furent acquittés, sept condamnés à des peines de prison et les autres condamnés à mort (Göring a échappé à la pendaison par suicide).
En tant qu’êtres humains, les dignitaires nazis reçurent un procès en bonne et due forme, avec des condamnations pénales en conséquence. En tant qu’êtres humains, ils se sont également vu attribuer deux aumôniers militaires : le prêtre catholique Sixtus O’Connor et le révérend Henry Gerecke de l’Église luthérienne du synode du Missouri. Les deux Américains étaient au courant des atrocités nazies (O’Connor fut parmi les premiers à entrer dans le camp de concentration de Mauthausen près de Linz). Étant chrétiens, ils ne se faisaient aucune illusion sur la profondeur du mal dans lequel peut sombre toute âme humaine. Tous deux ont travaillé dur pour s’occuper de leurs brebis perdues.
« Ce sont les Alliés, vainqueurs, qui ont jugé les crimes des dirigeants nazis à Nuremberg. Mais il y avait parmi eux un pasteur de l’Église luthérienne américaine (synode de Missouri) qui tenta de montrer à ces hommes que ce qu’ils devaient craindre vraiment, c’était le jugement de Dieu », écrit Tim Townsend dans son livre sur la mission de Gerecke à Nuremberg (Mission at Nuremberg: An American Army Chaplain and the Trial of the Nazis, 2014).
Pour Gerecke, dit Townsend, « son devoir en tant que pasteur et aumônier était d’amener ces âmes, et autant de dignitaires nationaux-socialistes que possibles, à la foi et au salut avant leur exécution ». Certains des accusés tels Rosenberg, Kaltenbrunner ou Streicher n’ont pas accueilli les efforts des aumôniers. Ce dernier s’exclamait encore Heil Hitler ! au moment de son exécution.
Le pasteur luthérien n’était pas venu leur proposer quelque grâce à bon marché. Il n’admettait pas à la communion ceux qui ne comprenaient pas le sens de ce sacrement, ni non plus ceux qui ne s’y étaient pas préparés intérieurement dans la foi et la repentance. Gerecke refusa le pain et le vin à Hermann Göring, car s’il disait croire en Dieu, il ne confessait pas Jésus-Christ comme son sauveur. Wilhelm Keitel, chef du commandement suprême de la Wehrmacht, est lui revenu à la foi et a exprimé sa reconnaissance à Gerecke : « Vous m’avez aidé plus que vous ne pouvez vous l’imaginer. Puisse Christ mon Sauveur m’aider et être à mes côtés jusqu’à la fin. Je vais avoir tant besoin de lui. »
Sur le chemin qui le menait à la potence, Keitel fredonnait le cantique Harre, meine Seele de Johann Friedrichräder. Avant l’exécution, il a répété en prière les paroles du comte von Zinzendorf avec Gerecke : « Le sang et la justice du Christ, c’est ma parure et ma robe d’honneur, avec laquelle je veux me tenir devant Dieu quand je vais au ciel. » Keitel et d’autres avaient soutenu Hitler jusqu’à sa triste fin. Les dirigeants nationaux-socialistes pouvaient avoir des millions de vies sur la conscience. Mais dans son rapport, Gerecke écrit qu’il croit sincèrement que Frick, Sauckel, Ribbentrop et Keitel « sont morts pécheurs pénitents, confiants dans la grâce de Dieu et demandant pardon. Ils ont cru en Jésus, qui a versé son sang pour leurs péchés. »
La majorité des habitants de Russie, comme de l’Allemagne ou de la Lituanie, sont certes passés par les eaux du baptême (comme tous ceux qui siégeaient sur le banc des accusés à Nuremberg), mais ils ne montrent ni repentance ni foi personnelle. Les ogres et les zombies n’ont en effet pas besoin de l’Évangile. Mais les hommes, eux — aussi bas qu’ils puissent être tombés — ont besoin de recevoir la bonne nouvelle du sang et de la justice du Christ.
Illustration de couverture : Ilia Répine, Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie, huile sur toile, 1880-1891 (Musée russe, Saint-Pétersbourg).
- DELFI, 10 mars 2022.[↩]
- Lietuvos nacionalinis radijas ir televizija, 4 juin 2022.[↩]
- DELFI, 20 mars 2022.[↩]
- DELFI, 14 avril 2022[↩]
- Oleg Chouraïev, Lietuvos nacionalinis radijas ir televizija, 3 juillet 2022. Le verbe lituanien utilisé (utilizuoti) s’emploie notamment au sujet de détritus.[↩]
Incontestablement, le révérend Gerecke a mené le bon combat (Luc 15.7).
Je trouve que les criminels nazis ont eu de la chance d’avoir été vaincus par des nations chrétiennes (au sens large du terme). La chance, donc, d’avoir eu affaire à une justice la plus équitable et digne possible. La chance aussi, pour les protestants d’entre eux, d’avoir pu bénéficier pour leur accompagnement spirituel de la qualité du ministère d’un aumônier attaché à la Parole de Dieu en la personne du révérend Henry Gerecke. Et la chance encore que ce serviteur de Dieu ait été pasteur d’une Eglise protestante non libérale (en l’occurrence l’Eglise Luthérienne du Synode du Missouri).
Mais cela se passait en 1945-46…