Malebranche contre les stoïciens
7 novembre 2023

Voici un extrait de l’œuvre principale de Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, où il s’attaque aux stoïciens qui affirment notamment qu’on peut acquérir le bonheur en évitant complètement les émotions. Il s’en prend particulièrement à Sénèque (un philosophe romain stoïcien). C’est intéressant comme le stoïcisme redevient à la mode avec des gens connus comme Jordan Peterson. Malebranche est un prêtre catholique et un philosophe du courant rationaliste qui a beaucoup suivi Descartes, il est très connu pour son occasionnalisme. L’occasionnalisme affirme qu’il n’y a que Dieu qui a un pouvoir de causer des effets, les créatures n’en n’ont pas, c’est donc Dieu qui fait constamment tout en elles.


Épicure avait raison de dire que « les offenses étaient supportables à un homme sage. » Mais Sénèque à tort de dire que « les sages ne peuvent pas même être offensés. » La vertu des stoïques ne pouvait pas les rendre invulnérables, puisque la véritable vertu n’empêche pas qu’on ne soit misérable et digne de compassion dans le temps qu’on souffre quelque mal. Saint Paul et les premiers chrétiens avaient plus de vertu que Caton et les stoïciens. Ils avouaient néanmoins qu’ils étaient misérables par les peines qu’ils enduraient, quoiqu’ils fussent heureux dans l’espérance d’une récompense éternelle. Si tantum in hac vita sperantes sumus, miserabiliores sumus omnibus hominibus [Si c’est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes.] (1 Corinthiens 15,19), dit saint Paul.

Lorsqu’on frappa Caton au visage, il ne se fâcha point, il ne se vengea point, il ne pardonna point aussi ; mais il nia fièrement qu’on lui eût fait quelque injure. Il voulait qu’on le crût infiniment au-dessus de ceux qui l’avaient frappé. Sa patience n’était qu’orgueil et que fierté. Elle était choquante et injurieuse pour ceux qui l’avaient maltraité ; et Caton marquait, par cette patience de stoïque, qu’il regardait ses ennemis comme des bêtes contre lesquelles il est honteux de se mettre en colère. C’est ce mépris de ses ennemis et cette grande estime de soi-même que Séneque appelle grandeur de courage. Majore animo, dit-il parlant de l’injure qu’on fit à Caton, non agnovit quam ignovisset [Le désaveu était plus grand que le pardon.]. Quel excès de confondre la grandeur de courage avec l’orgueil, et de séparer la patience d’avec l’humilité pour la joindre avec une fierté insupportable ! Mais que ces excès flattent agréablement la vanité de l’homme qui ne veut jamais s’abaisser ; et qu’il est dangereux principalement à des chrétiens de s’instruire de la morale dans un auteur aussi peu judicieux que Sénèque, mais dont l’imagination est si forte, si vive et si impérieuse qu’elle éblouit, qu’elle étourdit et qu’elle entraîne tous ceux qui ont peu de fermeté d’esprit et beaucoup de sensibilité pour tout ce qui flatte la concupiscence de l’orgueil !

Que les chrétiens apprennent plutôt de leur maître que des impies sont capables de les blesser, et que les gens de bien sont quelquefois assujettis à ces impies par l’ordre de la Providence. Lorsqu’un des officiers du grand-prêtre donna un soufflet à Jésus-Christ, ce sage des chrétiens, infiniment sage, et même aussi puissant qu’il est sage, confesse que ce valet a été capable de le blesser. Il ne se fâche pas, il ne se venge pas comme Caton ; mais il pardonne comme ayant été véritablement offensé. Il pouvait se venger et perdre ses ennemis ; mais il souffre avec une patience humble et modeste qui n’est injurieuse à personne ni même à ce valet qui l’avait offensé. Caton au contraire ne pouvant ou n’osant tirer de vengeance réelle de l’offense qu’il avait reçue, tâche d’en tirer une imaginaire et qui flatte sa vanité et son orgueil. Il s’élève en esprit jusque dans les nues ; il voit de là les hommes d’ici-bas petits comme des mouches, et il les méprise comme des insectes incapables de l’avoir offensé et indignes de sa colère. Cette vision est une pensée digne du sage Caton. C’est elle qui lui donne cette grandeur d’âme et cette fermeté de courage qui le rend semblable aux dieux. C’est elle qui le rend invulnérable, puisque c’est elle qui le met au-dessus de toute la force et de toute la malignité des autres hommes. Pauvre Caton ! tu t’imagines que ta vertu t’élève au-dessus de toutes choses ; ta sagesse n’est que folie et ta grandeur qu’abomination devant Dieu, quoi qu’en pensent les sages du monde. […]

Pour ruiner toute la sagesse des stoïques, il ne faut savoir qu’une seule chose qui est assez prouvée par l’expérience et par ce que l’on a déjà dit : c’est que nous tenons à notre corps, à nos parents, à nos amis, à notre prince, à notre patrie, par des liens que nous ne pouvons rompre, et que même nous aurions honte de tâcher de rompre. Notre âme est unie à notre corps, et par notre corps à toutes les choses visibles par une main si puissante qu’il est impossible par nous-mêmes de nous en détacher. Il est impossible qu’on pique notre corps sans que l’on nous pique et que l’on nous blesse nous-mêmes, parce que dans l’état où nous sommes cette correspondance de nous avec le corps qui est à nous est absolument nécessaire. De même, il est impossible qu’on nous dise des injures et qu’on nous méprise sans que nous en sentions du chagrin ; parce que Dieu nous ayant faits pour être en société avec les autres hommes, il nous a donné une inclination pour tout ce qui est capable de nous lier avec eux, laquelle nous ne pouvons vaincre par nous-mêmes. Il est chimérique de dire que la douleur ne nous blesse pas, et que les paroles de mépris ne sont pas capables de nous offenser, parce qu’on est au-dessus de tout cela. On n’est jamais au-dessus de la nature, si ce n’est par la grâce : et jamais stoïque ne méprisa la gloire et l’estime des hommes par les seules forces de son esprit.

Les hommes peuvent bien vaincre leurs passions par des passions contraires, ils peuvent vaincre la peur ou la douleur par vanité ; je veux dire seulement qu’ils peuvent ne pas fuir ou ne pas se plaindre lorsque se sentant en vue à bien du monde, le désir de la gloire les soutient et arrête dans leur corps les mouvements qui les portent à la fuite. Ils peuvent vaincre de cette sorte ; mais ce n’est pas là vaincre, ce n’est pas là se délivrer de la servitude ; c’est peut-être changer de maître pour quelque temps, ou plutôt c’est étendre son esclavage ; c’est devenir sage, heureux et libre seulement en apparence, et souffrir en effet une dure et cruelle servitude. On peut résister à l’union naturelle que l’on a avec son corps par l’union que l’on a avec les hommes, parce qu’on peut résister à la nature par les forces de la nature ; on peut résister à Dieu par les forces que Dieu nous donne. Mais on ne peut résister par les forces de son esprit ; on ne peut entièrement vaincre la nature que par la grâce, parce qu’on ne peut, s’il est permis de parler ainsi, vaincre Dieu que par un secours particulier de Dieu.

Ainsi cette division magnifique de toutes les choses qui ne dépendent point de nous, et desquelles nous ne devons point dépendre, est une division qui semble conforme à la raison, mais qui n’est point conforme à l’état déréglé auquel le péché nous a réduits. Nous sommes unis à toutes les créatures par l’ordre de Dieu, et nous en dépendons absolument par le désordre du péché. De sorte que ne pouvant être heureux lorsque nous sommes dans la douleur et dans l’inquiétude, nous ne devons point espérer d’être heureux en cette vie, en nous imaginant que nous ne dépendons point de toutes les choses desquelles nous sommes naturellement esclaves. Nous ne pouvons être heureux que par une foi vive et par une forte espérance qui nous fasse jouir par avance des biens futurs ; et nous ne pouvons vivre selon les règles de la vertu, et vaincre la nature si nous ne sommes soutenus par la grâce que Jésus-Christ nous a méritée.

(Nicolas de Malebranche, De la recherche de la vérité, livre II, troisième partie, ch. III ; texte établi par Jules Simon, Charpentier, 1842 (Œuvres de Malebranche, pp. 94-215.)


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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