L’article qui suit est une synthèse sur le livre de Russell Ronald Reno III, Return of the Strong Gods: Nationalism, Populism and the Future of the West. J’ai trouvé le portrait qu’il fait de notre religion civile actuelle très pertinent et utile pour nos lecteurs.
La diversité est notre force, disent-ils, mais nous ne faisons plus rien, car les autres sont trop différents pour bâtir des projets communs. Nous devons nous ouvrir à l’autre, disent-ils, c’est pour cela que nous verrouillons tous nos portes, de peur qu’un autre vienne cambrioler notre appartement. Nous ne devons pas toucher aux extrêmes, écrivent-ils, puis ils vont prendre les drogues qui seules rendent supportable la modération complète de leurs vies.
La société ouverte, concept popularisé par Karl Popper et revisité par R.R. Reno, est un modèle social où priment la tolérance, l’universalisme et l’individualisme. Elle se construit en opposition à la tribalité, au nationalisme et aux idéaux collectifs fermés, jugés responsables des pires conflits du XXᵉ siècle. C’est parce que l’homme s’est trop attaché à ses idéaux, parce qu’il a trop aimé son pays que la dévastation de la Seconde Guerre mondiale a eu lieu. Alors on a bâti une société où tout était permis, sauf aimer trop intensément, qu’il s’agisse de nos familles, de notre pays, de notre peuple ou de notre Dieu. C’est ce que l’on appelle aussi parfois « le consensus moral d’après-guerre », soit notre religion civile actuelle. Cette religion a créé notre société post-moderne, et il est utile de l’étudier, car nous avons rarement une pleine conscience de notre société.
Je ferai d’abord un petit historique de la société ouverte, puis une exposition selon les quatre causes. Tout sera basé sur le livre de R.R Reno déjà mentionné.
Origines et développement historique
R.R. Reno passe en revue plusieurs philosophes qui ont contribué à la doctrine religieuse de notre société actuelle. Le contexte de ces philosophes est l’immédiat après-guerre, lorsque l’on se pose la question des origines de la guerre et de la manière adéquate d’éviter que le totalitarisme resurgisse.
Karl Popper
Karl Popper n’a pas fondé la société ouverte, mais il a théorisé ses fondements dans son ouvrage La Société ouverte et ses ennemis. Popper pensait que la civilisation occidentale était confrontée à un choix : vivre dans une société tribale ou « fermée », caractérisée par la soumission à l’autorité et la subordination des intérêts de l’individu à ceux de la société, ou rompre avec cette impulsion « collectiviste » et construire une « société ouverte », qui « libère les pouvoirs critiques de l’homme ».
Popper critique la société fermée à plusieurs niveaux :
- Philosophiquement : Popper voyait dans la tradition philosophique occidentale, en particulier chez Platon, une tendance au totalitarisme. Il qualifiait la métaphysique platonicienne de « philosophie oraculaire » qui prétendait donner accès à des vérités universelles. Selon lui, cette quête de vérités absolues conduit à l’intolérance et à la volonté de remodeler le monde selon des principes abstraits, ouvrant la voie à des idéologies totalitaires.
- Psychologiquement : Il pensait que les individus ont tendance à se sentir rassurés par les certitudes et les structures de la société fermée. La liberté et la responsabilité individuelle peuvent être vécues comme un « fardeau » qui pousse les individus à se réfugier dans la soumission à l’autorité.
- Politiquement : Popper critiquait les systèmes politiques qui limitent la liberté individuelle et la pensée critique. Il voyait dans le nationalisme une forme de « pensée magique » qui subordonne l’individu à la nation.
Pour Popper, la société ouverte devait être au contraire fondée sur la raison critique, le débat libre et ouvert, et l’expérimentation sociale. Il préconisait une approche scientifique de la gouvernance, basée sur l’analyse empirique et la falsification des théories. La vérité n’était jamais absolue, mais toujours provisoire et sujette à révision. L’idée était que, plutôt que de modeler notre politique selon un idéal ou une grande vision (à l’image des révolutionnaires de 1789), il fallait remplacer cela par une technique de gouvernance aveugle et scientifique, de telle sorte que les « dieux forts » ne fussent pas même invoqués.
L’influence de Popper sur la pensée libérale de l’après-guerre est considérable. Son concept de société ouverte a inspiré des penseurs comme Hayek, Friedman, et a influencé les politiques sociales et économiques de nombreux pays occidentaux. Ainsi, il est le père de l’argument qui dit qu’une idée absolue implique une intolérance absolue, et qu’un esprit sûr de ses convictions est nécessairement un esprit aveugle et sourd.
Friedrich Hayek
Comme Karl Popper, Friedrich Hayek, économiste autrichien ayant fui le nazisme, s’est intéressé au totalitarisme et à l’avenir de la civilisation occidentale. Hayek voyait également une tentation totalitaire persistante, notant que l’Allemagne, malgré sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, représentait un modèle que d’autres pays risquaient de suivre.
Hayek a développé sa vision de la société ouverte en réaction à l’essor du collectivisme, qu’il observait en Europe pendant la guerre. Pour lui, le collectivisme, qui subordonne l’individu aux intérêts du groupe, est l’ennemi de la liberté et le terreau du totalitarisme. Le collectivisme se manifeste aussi bien dans le fascisme que dans le communisme, deux idéologies qui, selon lui, partagent la même vision d’une société dirigée par une raison omnisciente capable de planifier et de contrôler tous les aspects de la vie.
Hayek a défendu une philosophie sociale basée sur l’individualisme, qu’il considérait comme le fondement de la civilisation occidentale depuis la Renaissance. Pour lui, la liberté individuelle est la valeur suprême, et elle implique la liberté de chaque individu de choisir ses propres fins et de poursuivre son propre bonheur. Cela signifie que la société doit être organisée de manière à minimiser la coercition et à maximiser la liberté de choix.
Hayek pensait que le marché libre était le meilleur moyen d’organiser une société libre et prospère. Le marché, selon lui, est un ordre spontané qui émerge des interactions libres entre les individus. Il est plus efficace que la planification centralisée car il permet une meilleure allocation des ressources et une plus grande innovation. L’expansion du marché, pour Hayek, était donc un impératif moral car elle permettait de limiter le pouvoir de l’État et de protéger la liberté individuelle.
Comme Popper, Hayek était méfiant envers les vérités métaphysiques fortes, qu’il considérait comme des menaces potentielles pour la liberté individuelle. Il craignait que la recherche du bien commun, si elle était imposée par l’État, ne conduisît à la suppression des libertés individuelles. Hayek prônait donc un certain minimalisme métaphysique, limitant le rôle de l’État à la protection des libertés individuelles et à la garantie du bon fonctionnement du marché.
L’influence de Hayek sur la pensée conservatrice de l’après-guerre est indéniable. Son livre La Route de la servitude est devenu un classique du libéralisme économique. Ses idées ont contribué à l’essor du néolibéralisme, qui a profondément marqué les politiques économiques et sociales des dernières décennies.
En résumé, la contribution de Hayek à la société ouverte s’articule autour de trois points principaux :
- La critique du collectivisme et la défense de l’individualisme comme fondement de la société libre. Il ne faut pas d’amour collectif qui s’impose aux individus, seulement des caprices individuels.
- La promotion du marché libre comme ordre spontané et garant de la liberté individuelle. Ce n’est pas à l’Église ou au Parti de diriger l’amour commun, mais seulement le chaos de la place du marché. Le libre-échange est d’ailleurs compris comme un mécanisme de gouvernement évitant soigneusement toute question de vision.
- Un certain minimalisme métaphysique, limitant le rôle de l’État et la portée des vérités morales imposées. Pas de vision, pas d’amour suprême autorisé.
R.R. Reno ne se contente pas de ces deux auteurs et en mentionne bien d’autres. Mais ils sont utiles dans cet article pour comprendre la généalogie philosophique de notre religion civile contemporaine.
L’émergence du postmodernisme
C’est sur ce substrat que s’est développé le postmodernisme :
- L’individualisme et l’anti-philosophie de Popper et Hayek ont engendré la déconstruction postmoderne, préoccupée de libérer l’individu des fausses idées collectives qui l’empêchent de s’épanouir.
- Le rejet de l’autorité et de la métaphysique de ces auteurs sont un éthos toujours présent aujourd’hui.
- L’hostilité envers les amours suprêmes (les « dieux forts ») engendre le « paradoxe de la tolérance » décrit par Popper (il faut censurer sans pitié les gens fermés, pour préserver l’ouverture et la tolérance) dont nous avons vu beaucoup d’applications ces dernières années.
En somme, le fruit mûr de la société ouverte, c’est le postmodernisme.
Contexte historique
Outre la philosophie, le consensus d’après guerre (postwar consensus, notre vision éthique actuelle), caractérisé par son adhésion aux principes de la société ouverte, a émergé d’un contexte historique spécifique marqué par les traumatismes et les désillusions des premières décennies du XXe siècle.
1. L’horreur de la guerre et du totalitarisme :
- La période entre 1914 et 1945 a été marquée par une violence sans précédent. La Première Guerre mondiale, avec ses millions de morts et ses destructions massives, a profondément ébranlé la foi dans le progrès et la raison. Contrairement aux promesses des Lumières, plus de raison et de science ne préviennent pas les catastrophes humaines, voire les empirent.
- La montée des régimes totalitaires (fasciste, nazi, communiste) et leurs crimes abominables (génocides, camps de concentration, goulags) ont provoqué une répulsion morale et une peur viscérale du retour de telles horreurs.
- La Shoah, en particulier, a marqué un tournant décisif dans la conscience occidentale. L’extermination systématique des Juifs d’Europe a révélé la capacité de barbarie de l’homme moderne et a nourri la conviction que les vieilles certitudes et les idéologies fortes étaient intrinsèquement dangereuses.
2. Le désir de rompre avec le passé:
- L’expérience de la guerre et du totalitarisme a nourri une profonde méfiance envers les grandes idéologies, les passions collectives et les affirmations de vérité absolue. Le nationalisme agressif, la ferveur idéologique et la soumission à l’autorité étaient perçus comme des facteurs ayant mené aux tragédies du XXe siècle.
- Face à cela, l’accent a été mis sur la nécessité de construire un nouvel ordre mondial et une nouvelle culture politique fondés sur la raison, la liberté individuelle et l’ouverture aux autres. La société ouverte, avec ses principes de débat libre, de tolérance et de respect des droits individuels, est apparue comme la meilleure garantie contre le retour du passé.
3. La promotion d’une nouvelle vision du monde :
- Le consensus d’après-guerre s’est accompagné d’une redéfinition des priorités politiques et morales. La paix, la liberté individuelle, la prospérité économique et la coopération internationale sont devenues les nouveaux objectifs à atteindre, tandis que les valeurs traditionnelles de la famille, de la religion et de la nation étaient reléguées au second plan, voire perçues comme des obstacles au progrès social.
- Le développement des sciences sociales, notamment de la psychologie et de la sociologie, a contribué à diffuser une vision du monde plus matérialiste, moins encline aux explications religieuses ou métaphysiques. La recherche du bonheur individuel, de l’épanouissement personnel et de l’adaptation à la société moderne est devenue une priorité pour de nombreux intellectuels et décideurs.
En résumé, le consensus d’après-guerre est né de la volonté de tirer les leçons des tragédies du XXe siècle et de construire un monde meilleur fondé sur les principes de la société ouverte. La peur du retour du passé, le désir de paix et de prospérité et la promotion d’une nouvelle vision du monde centrée sur l’individu ont façonné l’imaginaire collectif et politique des décennies d’après-guerre.
Voici pour une introduction historique à la société ouverte. Maintenant, nous allons la définir selon ses quatre causes.
La société ouverte en ses quatre causes.
Cause formelle : qu’est ce que la société ouverte ?
La société ouverte est d’abord et surtout une négation du totalitarisme. Ainsi qu’on l’a vu, la principale question posée par les philosophes n’était pas : « comment bâtir le bonheur ? » mais « comment éviter que revienne le totalitarisme ? ».
Cette démarche d’évitement du totalitarisme est devenue un concept politique et philosophique qui met l’accent sur l’individualisme, la liberté et l’absence de structures d’autorité rigides. Les partisans d’une société ouverte soutiennent que les structures de pouvoir traditionnelles, telles que les institutions religieuses, les hiérarchies sociales et les idéologies politiques fortes, sont intrinsèquement oppressives et conduisent au totalitarisme. Ils préconisent plutôt une société caractérisée par la pensée critique, le débat ouvert et la recherche constante de nouvelles connaissances et idées. La société ouverte embrasse la pluralité, la diversité et l’ouverture aux différentes perspectives, estimant que ces valeurs sont essentielles au progrès humain et à la prévention du dogmatisme et de l’autoritarisme. Nous la critiquerons tout à l’heure.
Cause matérielle : de quoi est-elle constituée ?
Une culture particulière
- Le traumatisme des totalitarismes : Nous l’avons déjà développé, mais il n’y aurait pas matière à la société ouverte sans ce stress post-traumatique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les partisans de la société ouverte s’inquiètent autant que la Shoah soit de moins en moins crainte.
- Les technologies sociales : Pour éviter que la société ne soit gouvernée par des débats métaphysiques, Popper propose des techniques de gestion des masses, exemptes de ces considérations et d’invocations aux amours suprêmes. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui l’ingénierie sociale qui n’est pas une aberration mais un principe fondamental et essentiel de la société ouverte.
- Le catéchisme individualiste : Pour éviter qu’à nouveau les masses hurlantes ne s’unissent autour d’un projet totalitaire (ou simplement transcendant), il est vital que l’on atomise le plus possible la société, en n’encourageant et ne promouvant que des idéaux individuels. Toute ambition collective est un danger, et il faut punir les hérétiques.
- La culture de la critique et de la déconstruction : La société ouverte se caractérise par une culture de la critique et de la déconstruction des « vérités fortes » et des autorités traditionnelles. Elle se traduit par une remise en question permanente des normes et des valeurs établies, et par une volonté de déconstruire les discours dominants (c’est à dire, qui ont une « personnalité » dominante).
Cette culture n’existe pas en l’air dans le monde des idées, elle est mise en application par des citoyens qu’il nous faut décrire.
Le citoyen idéal d’une société ouverte
Le citoyen idéal d’une société ouverte, tel que décrit par R. R. Reno, est un individu qui embrasse la pensée critique, remet en question l’autorité et accorde la priorité à l’autonomie individuelle par rapport aux vérités transcendantes. Voici son portrait-robot :
- Esprit critique : Le citoyen d’une société ouverte est censé faire preuve d’esprit critique, en remettant en question les idées reçues et les structures d’autorité. Cela implique d’être sceptique face aux vérités transcendantes et aux idéologies politiques rigides. La capacité à participer à un « débat libre et ouvert » est essentielle pour un citoyen d’une société ouverte. Du moins, tant que vous ne défendez pas les « dieux forts »…
- Priorité à l’autonomie individuelle : Le citoyen d’une société ouverte valorise l’autonomie individuelle et la liberté personnelle par rapport aux exigences de la société ou de l’État. Il reconnaît la « contrainte » de vivre sans vérités transcendantes, mais choisit néanmoins d’embrasser la liberté et de donner un sens à sa propre vie. L’important, c’est que ce sens ne les conduise nulle part où d’autres pourraient les suivre.
- Acceptation de la diversité et de l’ouverture : Le citoyen d’une société ouverte est ouvert aux différentes perspectives, embrassant la diversité et le pluralisme. Il reconnaît la valeur de l’ouverture aux nouvelles idées et expériences et rejette les tentatives visant à imposer des normes culturelles ou des restrictions à la liberté individuelle. Sauf si elles viennent des techniciens sociaux, qui nous disent comment être un bon citoyen ouvert, et que l’on ne doit pas contredire sous peine de procès en complotisme.
- Priorité à « l’ouverture » par rapport à la « justice » : La société ouverte donne la priorité à l’ouverture par rapport à la justice. Bien que la justice raciale ait été un objectif initial, elle a été supplantée par le concept plus large de « diversité », qui englobe la race, le sexe, l’orientation sexuelle et d’autres catégories. Cette focalisation sur la diversité découle de la conviction qu’elle favorise l’ouverture d’esprit, l’innovation et la créativité, créant ainsi une société plus inclusive.
- Engagement envers une « piété négative » : Le citoyen d’une société ouverte adhère à une forme de « piété négative », accordant la priorité à la critique et à la remise en question de soi par rapport à des convictions fortes. Ce scepticisme à l’égard des affirmations de vérité absolue est considéré comme un rempart contre l’autoritarisme et le fanatisme. Ce rempart doit être tenu avec autorité et fanatisme si nécessaire.
- Focalisation sur le pragmatisme et l’empirisme : Le citoyen d’une société ouverte apprécie les approches pragmatiques et empiriques de la gouvernance et des affaires humaines. Il est plus enclin à soutenir des politiques fondées sur des données scientifiques et des analyses rationnelles plutôt que sur des idéologies ou des principes moraux. Mais si jamais l’interprétation reçue de la Seconde Guerree mondiale est remise en cause, il faudra condamner cette doctrine historique comme une faute morale.
Essentiellement, le citoyen idéal d’une société ouverte est un individu qui embrasse la pensée critique, l’autonomie individuelle et l’ouverture aux différentes perspectives. Il rejette les structures d’autorité rigides et les vérités transcendantes, s’engageant plutôt dans un processus continu de remise en question, de débat et de recherche de nouvelles connaissances. T’as compris, complotiste ?
Cause efficiente : qui la régule et comment ?
Puisque la société ouverte est la mise en place d’une culture, c’est du côté des régulateurs intellectuels et politiques qu’il faut chercher la cause efficiente.
- Si R.R. Reno insiste sur la nécessité de limiter l’intervention directe de l’État dans la vie sociale et économique, il ne prône pas pour autant un laisser-faire absolu. La régulation d’une société ouverte s’effectue de manière plus diffuse, par le biais de mécanismes de régulation douce qui façonnent les mentalités et les comportements.
- L’éducation, la culture et le débat public jouent un rôle crucial dans ce processus. C’est donc l’affaire des médias, des influenceurs et artistes et des politiques (surtout les plus médiatiques) de mettre en place, défendre et étendre cette culture ouverte.
- La promotion de la « diversité » et du « multiculturalisme » s’inscrit dans cette logique. Plus la société sera homogène autour de ces valeurs, et plus la société sera capable de se réguler elle-même sans recourir à une autorité coercitive.
Or, ce sont précisément ces causes efficaces (journalistes, artistes, politiques) qui sont la cible d’une quantité insurmontable de défiance et de mépris.
Cause finale : à quoi sert-elle ?
C’est la plus grande faiblesse de la société ouverte : sa cause finale est purement négative. Elle a pour seul but de ne pas être un totalitarisme. Et comme on le voit de nos jours, elle y déploie autant d’énergie et de passion que les régimes autoritaires en leur temps. Mais combien de temps peut-elle donc empêcher les peuples sous son contrôle de ne pas vivre, ne pas aimer, sachant que ses agents sont décridibilisés ?
Critique de R.R. Reno
Si Reno reconnaît les mérites initiaux de ce projet — notamment la volonté de contrer les dangers du totalitarisme — il met en garde contre les dérives d’une adhésion dogmatique et aveugle aux principes d’ouverture et de « désillusion ».
1. Un rejet excessif des « dieux forts » :
Reno critique le rejet systématique des « dieux forts » opéré par le consensus d’après-guerre. En cherchant à éradiquer toute forme d’autorité et de loyauté forte, la société ouverte a affaibli les fondements mêmes de la solidarité et du lien social. L’homme, selon Reno, est un « animal social », naturellement porté à se rassembler autour d’objets d’amour communs. Privé de ces repères et de ces aspirations collectives, il risque de sombrer dans l’isolement, l’anomie et le désenchantement. Dieu nous a créés en vue d’un amour suprême, nous ne pouvons pas nous en passer.
2. L’individu déraciné et la perte du sens de l’appartenance :
La primauté accordée à l’individu et à son autonomie, si elle a permis de libérer l’homme des carcans de la tradition et de l’autorité, a conduit à un affaiblissement du sentiment d’appartenance et à une forme de « dénationalisation ». La société ouverte, en promouvant la mobilité, la fluidité et la déconstruction des identités collectives, a produit un individu déraciné, privé de l’ancrage vital que procure l’enracinement dans une culture, une histoire et une communauté.
3. La tyrannie de la « pensée critique » et la culture du soupçon :
Reno s’en prend également à la « pensée critique », érigée en dogme par la société ouverte. En encourageant systématiquement le doute, la déconstruction et la remise en question de toute forme d’autorité, la société ouverte a instauré une culture du soupçon qui mine la confiance, le respect et la capacité à s’engager durablement dans des projets collectifs. Même, ironiquement, le projet de société ouverte.
4. L’économie « sans abri » et la montée des inégalités :
Reno critique l’adhésion aveugle au libre marché et à la mondialisation, qui ont contribué à la destruction des structures traditionnelles de solidarité et à la montée des inégalités. L’économie « sans abri » promue par les chantres de la société ouverte a fragilisé les classes moyennes, exacerbé la compétition et créé un monde où seuls les plus mobiles et les plus adaptables parviennent à prospérer.
5. La « diversité » comme dogme et l’aveuglement face aux dangers du multiculturalisme :
Reno s’attaque au dogme de la « diversité », instrumentalisé, selon lui, pour masquer les échecs de la société ouverte. La célébration abstraite de la différence a servi de paravent aux inégalités croissantes, à l’immigration de masse incontrôlée et à la décomposition du tissu social.
6. L’affaiblissement de la culture occidentale :
Reno critique la tendance de la société ouverte à dénigrer et à déconstruire la culture occidentale, la présentant comme intrinsèquement oppressive et source de tous les maux. Cette attitude, motivée par une culpabilité mal placée et une peur irrationnelle du passé, conduit à une forme de suicide culturel et prive les sociétés occidentales des ressources morales et spirituelles dont elles ont besoin pour affronter les défis du XXIe siècle.
En définitive, Reno plaide pour un retour aux « dieux forts » — non pas dans le sens d’un retour aux régimes autoritaires et aux idéologies totalitaires, mais dans le sens d’une réhabilitation des valeurs, des aspirations et des engagements collectifs qui donnent sens à la vie humaine et cimentent les sociétés. Face à la fragmentation et à l’anomie engendrées par la société ouverte, Reno appelle à un sursaut et à une réaffirmation des liens indéfectibles qui unissent les hommes autour d’une histoire, d’une culture et d’un destin communs.
Illustration de couverture : Thomas Cole, Expulsion – Lune et lueur de feu, huile sur toile, 1828 (Madrid, musée Thyssen-Bornemisza).
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