Pour une éthique sociale évangélique – Recension
12 décembre 2024

Pour une éthique sociale évangélique est un livre écrit sous la direction de la Comission d’Éthique Protestante Évangélique, édité chez Excelsis, collection Terre Nouvelle, en partenariat avec A Rocha France et le SEL.

La Comission d’Éthique Protestante Évangélique (abrégée ci-après CEPE) est l’organe d’éthique de l’UEEL (Union des Églises Évangéliques Libres), de la Fédération Baptiste et l’UNEPREF. Elle est une oeuvre partenaire du CNEF.

Selon leurs propres mots, l’objectif de l’ouvrage est de donner un canevas de doctrine sociale qui soutient un réseau d’œuvres sociales déjà enracinées dans le monde évangélique.

Ce livre vient répondre à un besoin : les évangéliques ont développé une riche action sociale, mais ils n’ont pas vraiment construit de pensée sociale. La Commission d’éthique protestante évangélique (CEPE), sur la base de ses travaux antérieurs, aborde la question des enjeux éthiques et sociaux actuels de l’action chrétienne.

Ils ont donc regroupé une quinzaine d’auteurs , qui gravitent autour de la CEPE, de la Faculté Libre de Théologie Évangélique (Vaux-sur-Seine), dont :

  • Rachel Calvert, président d’A Rocha France.
  • Frédérick de Coninck, membre de la CEPE, sociologue à la retraite.
  • Robert Despré : pasteur et président de la Fédération Nationale des Assemblées de Dieu en France.
  • Luc Forestier, expert catholique en doctrine sociale de l’Église (romaine).
  • Daniel Hilliion : directeur des études du SEL.
  • Yannick Imbert : professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin.
  • Marjorie Legendre : professeur d’éthique à la FLTE, présidente de la CEPE.
  • Alain Lombet : Biologiste à l’Inserm, membre de la CEPE.
  • Luc Maroni : pasteur et entrepreneur en économie sociale et solidaire.
  • Alexandre Nussbaumer : professeur au Bienenberg (centre de formation mennonite), président de la FLTE.
  • Luc Olekhnovitch : membre de la CEPE et de la comission éthique et société de la FPF.
  • Joël Petitjean : médecin retraité, membre de la CEPE et la comission éthique et société de la FPF.
  • Eric Pires : ancien trader, pasteur et président du Psalt college.
  • Louis Schweitzer : professeru émérite d’éthique à la FLTE, ancien membre de la CEPE.
  • Charles Vanseymortier : professeur agrégé de philosophie, vice-président de la CEPE.

En résumé : le livre peut être considéré comme le traité d’éthique de la FLTE, même si l’on note l’apport de Yannick Imbert de la Faculté Jean Calvin. L’UEEL est très représentée aussi, alors que les pentecôtistes sont seulement représentés par Robert Despré, le président des ADD. Il est important donc de constater qu’il y a encore d’autres expressions évangéliques représentables.

Présentation des contributions individuelles

Introduction : principes directeurs

Le chapitre le plus soigné et le plus intéresssant du livre. Celui contient aussi le plus de contenu doctrinal. Le propos est le suivant :

Même en exil, les chrétiens sont appelés à faire le bien au sein de leur cité. Cet engagement, profondément ancré dans la double identité des croyants, se manifeste à la fois comme membres du royaume de Dieu, extérieur au monde, et citoyens impliqués dans la société terrestre.

Jésus redéfinit le concept de « prochain » en rompant avec toute logique d’exclusion. Il refuse de limiter l’amour à un cercle prédéfini et appelle chacun à devenir le prochain de toute personne dans le besoin. Ainsi, l’amour du prochain, inséparable de l’amour de Dieu, se veut concret et courageux, comme le souligne cette citation :

« Il ne s’agit pas de savoir qui est mon prochain, mais comment je peux être le prochain de celui – quel qu’il soit – qui est dans le besoin. » (p. 14)

Cependant, tous les problèmes ne se résolvent pas au niveau individuel. Certaines situations nécessitent des réponses systémiques, capables de transformer les structures de péché[un concept déjà présenté par Walter Rauschensbusch, le fondateur de l’évangile social] présentes dans nos sociétés. L’équité, en tant que commandement divin, doit s’appliquer aux institutions et à la nation dans son ensemble.

La tension entre les idéaux éthiques et leur mise en œuvre concrète est un défi permanent. Il est possible d’affirmer des principes clairs tout en étant pragmatique dans leur application, car la complexité du réel demande souplesse et discernement.

Quelques repères fondamentaux orientent l’action des chrétiens dans la société :

  1. Valeur absolue de la personne humaine : Chaque être humain est porteur de la dignité inhérente à son statut d’image de Dieu. Aucun projet, aussi noble soit-il, ne doit sacrifier des individus sur l’autel d’une idéologie.
  2. Réalisme et imperfection : Aucun système humain n’est parfait. Tous engendrent des effets secondaires qu’il faut gérer avec humilité.
  3. Exigence de justice : L’équité dépasse le cadre strict de la légalité pour embrasser une justice véritablement humaine.
  4. Solidarité humaine : Notre nature commune nous appelle à la solidarité, indépendamment de nos différences.
  5. Priorité aux petits et aux pauvres : Cette attention découle non de leur vertu supposée, mais de leur vulnérabilité.
  6. Recherche de la paix (shalom) : La paix biblique implique harmonie et plénitude dans les relations humaines.
  7. Pluralisme social : À l’image de la diversité institutionnelle de la Bible, une société doit respecter la pluralité de ses corps intermédiaires et institutions.
  8. Souci écologique : Le soin de la création reflète la responsabilité confiée par Dieu à l’humanité.

L’action chrétienne dans la cité ne se résume pas à une liste d’objectifs rigides. Elle invite à une vision holistique, nourrie par la grâce et ouverte à des exemples concrets. Loin d’être prescriptive, cette approche valorise l’adaptation aux circonstances.

Les rôles du chrétien et de l’Église varient selon les contextes et traditions, mais plusieurs pistes d’action se dessinent :

  1. L’Église comme institution : Elle peut exprimer une éthique fondée sur la révélation divine, y compris dans les domaines publics. Cette prise de position doit rester prudente et s’exprimer à des niveaux appropriés.
  2. Groupes de chrétiens : En tant que citoyens, les chrétiens peuvent défendre des opinions non sectaires et porter des revendications sur des sujets spécifiques.
  3. Individus chrétiens : Chaque croyant est libre de s’engager selon sa conscience et ses compétences. Cependant, les pasteurs devraient limiter leurs implications politiques directes pour éviter de brouiller leur rôle spirituel.

1. Quels modes d’action pour l’éthique sociale ? – Luc Maroni

Dans ce chapitre, Luc Maroni fait un retour d’expérience intéressant de comment il a mobilisé et appliqué sa propre doctrine sociale dans ses activités professionnelles. Cela donne un chapitre très lisible, mais qui ne fait que mentionner en passant ses sources doctrinales, sans les développer plus que nécessaire. Je retiens cependant qu’il a mis en avant :

  1. La coopérative comme moyen d’application de la doctrine sociale de l’Église, conformément aux doctrines sociales déjà présentes depuis le XIXe siècle.
  2. Le personnalisme une philosophie centrée sur la valeur inaliénable de chaque individu. Cette pensée, qui trouve ses racines dans les travaux de personnalités comme Emmanuel Mounier, rappelle que l’humain est un être de relations, indissociable de sa communauté. Dans ce cadre, l’économie et la politique ne sont pas des fins en soi, mais des moyens de servir les personnes et de construire une société plus juste et fraternelle.
  3. L’apartisanerie anabaptiste de Yoder, qui privilégie l’exemple individuel aux démarches politiques.

2. Comment dire l’éthique sociale chrétienne dans une société sécularisée ? – Louis Schweitzer

Schweitzer se concentre sur la façon d’exprimer les doctrines sociales dans la société large. La présentation des options me paraît un peu exagérée, mais il prévient lui-même qu’il polarise volontairement et que les églises se trouvent toujours entre les pôles décrits. Mais malgré cela, j’ai l’impression qu’il fait deux caricatures, une position alternative, puis sa position qui paraît artificiellement être la meilleure, et qui n’est pourtant que le bon vieux juste milieu.

Les convictions éthiques chrétiennes peuvent se manifester de diverses manières dans la sphère publique. Chacune de ces approches a ses avantages et ses limites, et il est essentiel de les comprendre pour naviguer dans les défis contemporains de l’engagement chrétien dans la société.

  1. La proclamation consiste en une affirmation claire et publique des convictions chrétiennes, souvent dans des contextes de débat social ou politique. Cette approche s’illustre par exemple dans l’opposition au mariage pour tous, où l’Église ou ses représentants prennent une position forte et visible. Bien qu’elle renforce les convictions des croyants, la proclamation a un effet paradoxal : elle peut isoler l’Église en la marginalisant au sein de la société plus large. Ce mode d’expression tend à poser des frontières claires entre ceux qui adhèrent à ces convictions et ceux qui ne les partagent pas, ce qui peut engendrer une polarisation.
  2. L’attitude inverse de la proclamation est celle de la discrétion. Ici, il n’y a pas de lien explicite entre l’éthique chrétienne et les actions ou discours, même si, en réalité, ces actions sont souvent une application directe des convictions chrétiennes. L’avantage de cette discrétion est qu’elle minimise les risques de division au sein de la société. Cependant, elle présente un inconvénient majeur : elle peut conduire à une déconnexion entre la foi et le reste de la vie quotidienne, laissant ainsi les convictions chrétiennes dans une sphère privée et déconnectée des enjeux publics.
  3. Une autre forme d’expression est celle du discours destiné exclusivement aux croyants. Inspirée par des penseurs comme Stanley Hauerwas et William Willimon dans Etrangers dans la cité (1989), cette approche soutient que l’Église devrait se concentrer uniquement sur la formation de ses membres, sans chercher à influencer directement la société plus large. Cette position, qui a le mérite de maintenir une fidélité à la doctrine chrétienne sans compromis, risque toutefois de limiter l’impact de l’Église sur des questions sociales plus larges. Elle entraîne la création d’un espace fermé où la parole chrétienne ne cherche pas à dialoguer avec le monde extérieur.
  4. Le témoignage argumenté représente probablement la meilleure approche. Cette position défend explicitement une conviction biblique tout en invitant au débat et à la discussion. Elle repose sur une argumentation réfléchie et structurée, plus que sur l’autorité d’une tradition ou d’un dogme. L’idée est de défendre les convictions chrétiennes de manière rationnelle, ouverte au dialogue avec ceux qui ne partagent pas nécessairement la même foi. Cette approche permet d’engager la société dans une discussion constructive sur des enjeux éthiques tout en demeurant fidèle aux enseignements bibliques.

L’expression collective de l’Église sur des sujets éthiques et sociaux est un défi de taille, notamment en raison de la diversité des convictions au sein même du corps chrétien. La division interne de l’Église rend difficile l’adoption d’une position unifiée sur des questions sociales. De plus, les convictions chrétiennes en matière d’éthique sociale sont souvent exprimées de manière circonstancielle, en réponse à des événements particuliers, plutôt que dans un cadre systématique et cohérent. Cela les rend moins visibles et souvent perçues comme réactives plutôt que proactives. Enfin, ces expressions sont également le reflet de traditions particulières au sein du christianisme, et non d’une vision évangélique large et universelle. Schweitzer semble vouloir abandonner ces tropismes pour aller vers une doctrine sociale purement évangéliques, mais il est intéressant de voir que Russell Moore, l’éditeur de Christianity Today a l’avis inverse, en disant qu’il faut au contraire se réenraciner dans les sous-traditions évangéliques.

Cependant, des lobbies chrétiens peuvent exister et jouer un rôle dans l’espace public, en faisant valoir les convictions chrétiennes sur des sujets comme la justice sociale, la pauvreté, la famille ou la protection de la vie. Ces groupes, bien qu’ils puissent influencer certaines politiques, risquent parfois de se focaliser sur des questions spécifiques au détriment d’une approche plus globale et inclusive.

3. L’Église comme éthique sociale – Alexandre Nussbaumer

En bon anabaptiste, Nussbaumer vulgarise en dix pages le système éthique de Stanley Hauerwas. Étant donné l’importance que les anabaptistes comme John Yoder ou Stanley Hauerwas ont dans ce livre, je vais traiter en profondeur ces deux auteurs dans les prochains mois. Que le lecteur me pardonne donc pour la briéveté présente.

4. La place de l’éthique sociale dans l’Église – Daniel Hillion

Un des chapitres les plus utiles, car il décrit exactement quel place doit prendre l’éthique sociale en Église.

L’Église doit-elle réellement se préoccuper des affaires « d’en bas » ? Quelle place doit-elle occuper dans les questions sociales et terrestres ? Pour répondre à cette question, il est utile de distinguer clairement entre le terrestre et le céleste.

Il est vrai qu’aujourd’hui, cette distinction a tendance à être floutée, notamment après des siècles de débats où la séparation entre les deux sphères a parfois été trop radicale. Toutefois, il demeure qu’il existe une différence entre le terrestre et le céleste. Certaines réalités terrestres nous sont confiées par un mandat créationnel, et il est essentiel d’y réfléchir pour en déterminer la bonne application. Toutefois, ces réalités ne doivent pas être vues comme des fins en soi, mais comme des étapes vers un but plus élevé. Dès la Création, le point ultime est le sabbat, moment de contemplation de Dieu. Les réalités sociales, bien qu’importantes, ne sont que des préliminaires. Cela ne signifie pas qu’elles doivent être ignorées, mais il est essentiel de les comprendre dans une perspective eschatologique : elles seront, en effet, transfigurées dans la vie éternelle.

Ainsi, l’enjeu est de trouver un équilibre entre deux extrêmes : d’un côté, l’indifférence aux réalités sociales, et de l’autre, un activisme politique excessif. Les chrétiens ordinaires, à travers leurs vies quotidiennes, ont un rôle essentiel à jouer dans l’identification et la mise en œuvre de l’éthique sociale. Les pasteurs, quant à eux, doivent enseigner les principes généraux de l’éthique chrétienne, plutôt que de s’attarder sur des applications spécifiques et techniques. Ils doivent se concentrer sur le « comment ? » vivre selon l’Évangile, et non seulement sur le « quoi ? » faire dans tel ou tel domaine. En d’autres termes, il est plus important de développer des vertus chrétiennes que de se focaliser uniquement sur les résultats immédiats.

Dans ce cadre, il est crucial de développer les vocations intellectuelles au sein de l’Église évangélique. Les réflexions sur les questions sociales doivent être intégrées dans un système doctrinal solide, à l’instar de ce que l’Église romaine a fait avec sa théologie sociale. Une telle approche permettrait de mieux former les croyants sur ces questions et d’intégrer de manière réfléchie et théologique l’éthique sociale dans la vie de l’Église.

Pour cela, il est essentiel d’intégrer des sujets d’éthique sociale de manière intentionnelle dans les prédications et les enseignements. Les pasteurs doivent chercher à aborder ces thèmes de façon régulière, afin de nourrir les croyants d’une compréhension chrétienne des enjeux sociaux qui les entourent. De même, les prières de l’Église doivent refléter cette préoccupation pour le monde et ses défis. À l’instar des psaumes, qui abordent des réalités sociales et politiques, l’Église doit inclure ces sujets dans ses prières, en les portant devant Dieu avec ferveur, tout en reconnaissant que, même dans les affaires terrestres, tout est sous Son regard et Sa souveraineté.

5. « Liberté, égalité, fraternité » : oui mais dans quel sens? – Marjorie Legendre

Marjorie Legendre fait un bon traitement de ce qui est commun et de ce qui diffère entre les compréhensions chrétiennes et maçonniques de la devise républicaine.

La compréhension chrétienne de la liberté s’oppose fortement au minimalisme qui caractérise souvent les conceptions modernes de cette valeur. Alors que la liberté est généralement perçue aujourd’hui comme une simple absence de contrainte ou la capacité de choisir sans restrictions, la liberté chrétienne va bien au-delà. Elle se définit comme la capacité retrouvée de faire le bien, d’agir selon la volonté divine et de vivre selon la « règle d’or », qui consiste à traiter autrui comme nous aimerions être traités. Cette liberté, rendue possible par la libération en Christ et par l’action sanctifiante du Saint-Esprit, nous libère de la domination du péché et nous permet d’agir en conformité avec les principes divins.

Quant à l’égalité, l’Évangile enseigne que tous les êtres humains sont égaux devant Dieu et, par conséquent, égaux en dignité. Cette égalité fondamentale est inaliénable et réside dans le fait que chaque être humain est créé à l’image de Dieu. Cependant, les implications pratiques de cette égalité doivent être clairement définies. Dans la société comme dans l’Église, cela inclut la reconnaissance et le respect des droits et de la dignité de chaque individu, quelles que soient ses origines, son statut social ou ses croyances.

La fraternité, enfin, est un principe central dans la pensée chrétienne. En tant que frères et sœurs en humanité, nous partageons une même origine et une même destinée. Mais au-delà de cette fraternité humaine, les croyants sont appelés à vivre une fraternité plus profonde et supérieure en Christ. Cependant, son application n’est pas toujours facile, même au sein de l’Église, où des divisions peuvent encore exister. Les chrétiens sont appelés à dépasser ces divisions et à vivre un amour fraternel authentique, qui reflète l’amour du Christ pour son Église.

6.Les évangéliques français et les modes de gouvernement aujourd’hui – Luc Olekhnovitch

Le chapitre qui est le plus proche de quel parti politique représente le mieux ou non l’éthique sociale évangélique. J’ai apprécié le point qu’il fait sur le positionnement politique évangélique actuel.

Olekhnovitch dit que les Évangéliques en France n’ont pas de projet politique spécifique aujourd’hui, contrairement à d’autres contextes comme au Brésil ou aux États-Unis, où des mouvements politiques évangéliques sont plus marqués. En 2021, il n’existe pas de tendance populiste notable au sein des Évangéliques français. Le sociologue Sébastien Fath souligne cette spécificité en indiquant que l’évangélisme en France, en raison de sa situation de minorité, est moins exposé à la tentation du national-populisme qui marque les États-Unis. Selon lui, le statut minoritaire des Églises évangéliques françaises, ainsi que leur mixité sociale et ethnique, joue un rôle protecteur contre les dérives populistes qui pourraient menacer la démocratie. Bien que des tendances populistes puissent exister dans certains milieux d’Église homogènes et à culture autoritaire, elles restent marginales.

Il est également pertinent de contester l’idée selon laquelle la laïcité ou la démocratie des Lumières seraient nécessairement l’application des valeurs chrétiennes. J’apprécie la citation de fin :

Ainsi, le plus grand danger pour la démocratie n’est pas le discours de quelques extrémistes qui rêvent de reconquête nationaliste (voire chrétienne) mais le découragement que fait courir une République centralisatrice, tracassière et soupçonneuse envers les associations qui pallient pourtant, pour beaucoup son abandon du social aux seules lois du marché. La démocratie dépend finalement de toutes ces personnes de bonne volonté, dont nous les chrétiens évangéliques, qui, par leur engagement quotidien et par amour du prochain, tiennent ensemble les liens sociaux fragiles qui nous unissent. – p.105

7. Comment penser le pluralisme ? – Yannick Imbert

Dans un chapitre très clair et bien rédigé, Yannick Imbert explique la conception néo-calviniste du pluralisme sociétal (le fait que la société soit faite d’autres groupes que les chrétiens).

Les possibilités politiques actuelles offrent différentes approches de l’organisation sociale et de la place des croyances dans la société. Parmi celles-ci, on distingue plusieurs modèles :

  1. Pluralisme programmatique : Cette approche promeut la tolérance et cherche à intégrer toutes les religions dans un même projet politique, une tradition ancrée dans l’histoire de la France.
  2. Nationalisme conservateur : Il adopte une culture particulière, mais affirme l’égalité de tous devant la loi, sans privilégier une religion ou une culture.
  3. Multiculturalisme radical : Cette vision prône l’égalité absolue de toutes les opinions, mais peine souvent à s’appliquer concrètement.
  4. Néo-chrétienté : Ce modèle endosse une religion spécifique, parfois avec une égalité de tous devant la loi, mais en mettant l’accent sur une vision chrétienne de la société.
  5. Pluralisme principiel : Ce modèle garantit et favorise l’expression des différentes confessions non problématiques. Il trouve son origine dans le néo-calvinisme de Kuyper et est appliqué, par exemple, aux Pays-Bas. C’est l’approche de Yannick Imbert.

Le pluralisme principiel repose sur quelques principes fondamentaux :

  1. L’organisation de la création en sphères distinctes, où chaque domaine de la société (éducation, politique, culture, etc.) est autonome.
  2. L’exigence de l’Évangile d’être paisible envers tous, sans chercher à imposer ses convictions.
  3. L’absence de contrainte en matière de foi, chaque individu étant libre de croire ou de ne pas croire.
  4. L’autonomie de l’Église par rapport à l’État, affirmant qu’une nation n’a pas besoin d’être explicitement attachée à une Église pour être chrétienne, une compréhension purement culturelle en somme.
  5. L’idée que l’autorité de l’État est limitée par Dieu, reconnaissant ainsi une autorité supérieure à celle des gouvernements humains.

Les applications du pluralisme principiel incluent plusieurs aspects pratiques :

  • Accueillir toute expression confessionnelle, y compris dans les partis politiques.
  • Encourager tous les mouvements à participer au débat public pour le bien commun, en respectant leurs vocabulaires propres.
  • S’appuyer sur les confessions religieuses dans des domaines comme l’éducation, la santé ou les services sociaux, reconnaissant leur rôle positif dans la société.
  • Participer aux obligations sociétales, tout en respectant la liberté d’expression des autres.
  • Exiger des chrétiens qu’ils participent aux débats sociaux, mais avec prudence dans leur témoignage chrétien, évitant l’imposition de leur foi.

Enfin, le pluralisme principiel trouve sa finalité dans l’attente du retour du Christ. Les chrétiens vivent dans un monde pluraliste en attendant la fin des temps, où toutes choses seront restaurées sous le règne du Christ. A la fin de chapitre, je suis d’accord avec le principe, mais j’étais pressé par la question : Yannick Imbert étendrait-il le pluralisme principiel à des associations satanistes, telles que celles qui existent pour défendre l’avortement aux États-Unis ? Comment fonctionne sa proposition dans ce cas ?

8. Que penser du capitalisme et des richesses en tant que chrétien – Eric Pires Antunes

Les problèmes éthiques soulevés dans la sphère financière soulève la question de savoir s’il est possible d’être riche sans tomber dans le vice. Des exemples bibliques, tels qu’Abraham et Job, montrent qu’il est possible de posséder des richesses tout en restant intègre et juste. La parabole de l’intendant malhonnête (Luc 16) illustre comment gérer des ressources injustes en les utilisant pour créer des relations authentiques et précieuses. Cela soulève la question suivante : comment convertir les richesses en œuvres bonnes, en les orientant vers des actions qui favorisent le bien-être des autres et honorent Dieu ? En neuf pages hélas, M. Eric Antunes ne va pas plus loin.

9. Le « bien commun »: condition et finalité de l’action des chrétiens dans le monde. – Luc Forestier

Ce chapitre est une vulgarisation en douze pages de toute la Doctrine Sociale de l’Église Romaine, pour comparaison. Luc Forestier a bien réussi l’exercice, même s’il n’a pas beaucoup adapté son vocabulaire, qui est encore trop empreint d’un jargon inconnu du public évangélique ordinaire. Je le recommande comme présentation vulgarisée de la Doctrine Sociale de l’Église.

Dieu, en tant que créateur, fonde la dignité de la personne humaine, ce qui implique plusieurs principes essentiels :

  1. Destination universelle des biens : Ultimement, tous les biens doivent être destinés à tous.
  2. Subsidiarité : Il convient de préserver l’intégrité des corps intermédiaires, comme la famille, les communautés et les institutions.
  3. Participation de tous : Ce principe permet une réconciliation avec la République, en favorisant l’inclusion de chacun dans les processus sociaux et politiques.
  4. Solidarité : Il s’agit d’une solidarité non seulement locale, mais avec l’humanité entière.

Ces principes amènent à participer activement au progrès humain pour tous les peuples. Dans ce développement, la séparation entre l’Évangile et l’ordre créationnel devient de plus en plus floue. L’Évangile nous rend capables de contribuer au bien commun de l’humanité, et il n’y a pas de mission spécifique à l’Église. La tâche de l’Église, c’est de contribuer au progrès humain, et non de répandre l’Évangile.

Cette recherche du bien commun culmine dans l’accueil des migrants selon des lignes sans frontières, car les frontières ne sont pas la préoccupation de l’Église romaine.

10. Oeuvrer pour l’unité et la vérité dans un monde traversé de tensions – Frédérick de Coninck

Ce chapitre est plus faible, et marqué par des prises de positions tranchées sans argumentations, par manque de volume.

Les tensions sociales actuelles révèlent des divisions marquées dans la société. L’Église peut y répondre en favorisant la cohabitation de diverses classes sociales et populations au sein de ses communautés. Il est important de continuer à argumenter de manière réfléchie et de maintenir un dialogue constructif, notamment sur des sujets comme les enjeux liés à la gestion de la pandémie de COVID-19, pas comme Didier Raoult (sic).

On retrouve l’esprit du communiqué désastreux : « Pour l’amour de Dieu et de votre prochain, faites-vous vacciner » en 2021 (et ce n’est pas étonnant : 6 auteurs/7 de cette déclaration sont contributeurs de ce livre). Nous avons traité à la même époque des problèmes éthiques causés par la vaccination ARN et nous avions dénoncé les chantages à la conscience des appels à la vaccination.

11. Le travail aujourd’hui : quelle réalité ? Quels enjeux éthiques ? – F. de Coninck et M. Legendre

Sans conteste le chapitre le plus faible de tout le livre : ce n’est qu’une liste de banalités et de questions sans réponses ni méthodes. En dehors de la vertu des contributeurs, l’on n’y apprend rien.

12. Prendre soin de la création par amour – Rachel Calvert

La présidente d’A Rocha France explique en quoi l’écologie est à la fois une cause sociale et une cause chrétienne. Elle y répond très bien considérant le peu de volume dont elle dispose (10 pages). C’est d’ailleurs en continuité avec nos propres propositions doctrinales sur l’écologie.

13. Secourir les plus faibles – Robert Despré

L’exhortation finale à l’action, tissée de références bibliques. Je trouve extrêmement dommage que M. Despré n’ait pas présenté les principes de doctrines sociale de l’Église pentecôtiste. Il a l’air très compétent sur le sujet, et c’était après tout le sujet revendiqué de ce livre. Malheureusement, il fait seulement une exhortation pastorale alors que dans le champ pentecôtiste s’affirme la Nouvelle Réforme Apostolique. La NAR est-elle donc la seule à avoir une doctrine sociale pentecôtiste? Quel dommage.

Commentaire global

Voici pour les contributions individuelles. Passons maintenant à la qualité collective. Un ouvrage collectif avec des auteurs aussi différents et hétérogènes (des pasteurs, des professeurs d’éthique, des entrepreneurs, de traditions différentes…) prend de grands risques quant à la cohérence. Pourtant, c’est une réussite de ce point de vue : il n’y a ni redondances, ni contradictions, mais des contributions harmonieusement arrangées avec un plan bien articulé et respecté.

Il y a bien une vision d’ensemble du sujet, correctement explicitée par le chapitre d’introduction (qui est à lui seul trois fois plus gros que tout le reste du livre). D’ailleurs, il est la principale contribution du livre, y compris en qualité.

Les dix pages de chaque contribution sont globalement suffisantes. Ce qui manque, c’est que certaines contributions ne contribuent pas à l’objectif du livre comme elles auraient pu le faire. Pour rappel : ce livre veut donner des principes doctrinaux à une action sociale déjà existante. Or, c’est une occasion râtée pour la contribution de Luc Maroni, qui fait de son expérience le coeur et de sa doctrine sociale la périphérie alors que le livre veut faire l’inverse. Je pense aussi à Robert Despré, le seul pentecôtiste contributeur (rappelons pourtant que les pentecôtistes font la moitié du monde évangélique francophone) et ne parle pourtant pas du tout de la doctrine sociale pentecôtiste. Mais ce sont là des cas particuliers, la majorité des chapitres individuels sont bien des contributions doctrinales parfaitement intégrées à l’objectif collectif.

J’ai particulièrement apprécié la vulgarisation de Luc Forestier sur la doctrine sociale de l’Église Romaine, qui condense en 2000 mots des milliers de pages de textes normatifs et de commentaire. Même si je n’ai rien appris personnellement (grâce aux cours de la Faculté Jean Cavlin et mes lectures personnelles), je salue le chapitre sur l’écologie de Mme Calvert, car il est une vulgarisation de l’écologie chrétienne particulièrement efficace et bien communiquée. Les contributions des auteurs anabaptistes ont piqué mon intérêt aussi et m’ont convaincu d’accorder plus d’attention à Stanley Hauerwas et John Yoder. Je les avais déjà lu, mais pas avec l’attention qu’ils semblent mériter.

Comme je l’ai déjà dans mon article « Comment résoudre les divisions politiques de nos Églises évangéliques ? » l’éthique sociale évangélique a deux pôles opposés : le pôle anabaptiste qui insiste sur la divergence entre l’Église et l’État, et le pôle réformé qui souligne les continuités et convergences entre ces deux institutions. Le livre édité par le CEPE ne met en avant que le premier pôle (dans sa diversité) et ne représente donc que l’éthique sociale d’une moitié seulement du monde évangélique. Le lecteur devra en tenir compte au cours de sa lecture. Pour ce qui me concerne, j’ai apprécié cette lecture, et je retiens qu’il serait bon de proposer des contributions de notre côté. C’est exactement ce que notre site fait depuis longtemps.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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