Une théologie politique pour les Francs – Grégoire de Tours
29 janvier 2025

Alors que nous vivons une transition civilisationnelle jamais vue depuis la chute de l’Empire Romain, il m’a paru intéressant de lire l’Histoire Écclésiastique des Francs, mentionné dans mon cours d’histoire de l’Église médiévale à la Faculté Jean Calvin. J’en avais entendu parlé jusqu’ici uniquement au travers de disputes d’historiens sur la qualité de cette œuvre, notamment autour de son récit du baptême de Clovis. Mais mon œil de théologien a été grandement attiré par l’œuvre de l’évêque, et notamment la façon dont il tisse et construit sa théologie politique. L’article de ce jour cherchera à exposer la théologie politique de Grégoire de Tours, telle qu’il l’a décrit dans son Histoire Écclésiastique des Francs.

Préliminaire : Grégoire de Tours et le VIe siècle

J’emprunte ici à l’introduction écrite par François Guizot, qui était historien protestant avant d’être le premier ministre du roi Louis-Philippe. Il décrit notamment comment les pasteurs/évêques étaient les seuls cadres ayant encore un sens du service public pendant la période «sombre» du moyen-âge :

Du cinquième au douzième siècle, le clergé presque seul a écrit l’histoire. C’est que seul qui savait écrire, a-t-on dit. Il y en a encore une autre raison, et plus puissante peut-être. L’idée même de l’histoire ne subsistait, à cette époque, que dans l’esprit des Écclésiastiques ; eux seuls s’inquiétaient du passé et de l’avenir. Pour les barbares brutaux et ignorants, pour l’ancienne population désolée et avilie, le présent était tout ; de grossiers plaisirs ou d’affreuses misères absorbaient le temps et les pensées ; comment ces hommes auraient-ils songé à recueillir les souvenirs de leurs ancêtres, à transmettre les leurs à leurs descendants ? Leur vue ne se portait point au-delà de leur existence personnelle ; ils vivaient concentrés dans la passion, l’intérêt, la souffrance ou le péril du moment. On a tort de croire que, dans les premiers temps surtout, le clergé seul sût écrire ; la civilisation romaine n’avait pas disparu tout à coup ; il restait, dans les cités, des laïques naguères riches, puissants, lettrés, d’illustres sénateurs, comme les appelle Grégoire de Tours. Mais ceux-là même tombèrent bientôt dans le plus étroit, le plus apathique égoïsme. A l’aspect de leur pays ravagé, de leurs monuments détruits, de leurs propriétés enlevées, au milieu de cette instabilité violente et de cette dévastation sauvage, tout sentiment un peu élevé, toute idée un peu étendue s’évanouit ; tout intérêt pour le passé ou l’avenir cessa : ceux qui étaient vieux et usés crurent à la fin du monde ; ceux qui étaient jeunes et actifs prirent parti, les uns dans l’Église, les autres parmi les barbares eux-mêmes. Le clergé seul, confiant en ses croyances et investi de quelque force, continua de mettre un grand prix à ses souvenirs, à ses espérances et comme seul il avait des pensées qui ne se renfermaient pas dans le présent, seul il prit plaisir à raconter à d’autres générations ce qui se passait sous ses yeux.

Grégoire de Tours, Histoire Écclésiastique des Francs, préface de François Guizot, p. 14

François Guizot décrit alors de façon saisissante la condition des évêques du VIe siècle :

C’est dans les monuments du siècle, et surtout dans Grégoire de Tours lui-même, qu’il faut apprendre ce qu’était alors l’existence d’un évêque, quel éclat, quel pouvoir, mais aussi quels travaux et quels périls y étaient attachés. Tandis que la force avide et brutale errait incessamment sur le territoire, réduisant les pauvres à la servitude, les riches à la pauvreté, détruisant aujourd’hui les grandeurs qu’elle avait créées hier, livrant toutes choses aux hasards d’une lutte toujours imminente et toujours imprévue, c’était dans quelques cités fameuses, près du tombeau de leurs saints, dans le sanctuaire de leurs églises, que se réfugiaient les malheureux de toute condition, de toute origine, le Romain dépouillé de ses domaines, le Franc poursuivi par la colère d’un roi ou la vengeance d’un ennemi, des bandes de laboureurs fuyant devant des bandes de barbares, toute une population qui n’avait plus ni lois à réclamer, ni magistrats à invoquer, qui ne trouvait plus nulle part, pour son repos et sa vie, sûreté ni protection. Dans les églises seulement quelque ombre de droit subsistait encore et la force se sentait saisie de quelque respect. Les évêques n’avaient, pour défendre cet unique asile des faibles, que l’autorité de leur mission, de leur langage, de leurs censures ; il fallait qu’au nom seul de la foi, ils réprimassent des vainqueurs féroces ou rendissent quelque énergie à de misérables vaincus. Chaque jour ils éprouvaient l’insuffisance de ces moyens ; leur richesse excitait l’envie, leur résistance, le courroux ; de fréquentes attaques, de grossiers outrages venaient les menacer ou les interrompre dans les cérémonies saintes ; le sang coulait dans les églises, souvent celui de leurs prêtres, même le leur. Enfin ils exerçaient la seule magistrature morale qui demeurât debout au milieu de la société bouleversée, magistrature, à coup sûr, la plus périlleuse qui fût jamais.

Grégoire de Tours, Histoire Écclésiastique des Francs, préface de François Guizot, p. 16-17

Grégoire de Tours est évêque de Tours jusqu’en 594. Il est actif deux générations après Clovis. Issu de l’aristocratie arverne, dans une famille qui a donné beaucoup d’évêques à l’Église, il est notable pour son intégrité et sa force morale, et, bien entendu, pour ses livres qui ont survécu son époque, et sont notre principale source pour le VIe siècle.

Sur l’intention de son livre la préface raconte :

C’est un devoir de mémoire qui l’aurait poussé à écrire. La suite de cette phrase qui se situe dans le prologue, révèle pourtant un autre aspect. Grégoire livre une confession de foi détaillée, à travers laquelle perce la vocation religieuse de l’œuvre. Dès le commencement, le texte est tourné vers le christ. Les récits de miracles et les vies de Saints qui ponctuent l’écrit montrent et symbolisent la présence du Christ (Saint Martin, notamment, représente la création de l’Église voulue par le Christ). Grégoire de Tours s’inscrit de plus dans un grand mouvement hagiologique de l’époque, qui s’intègre dans le développement d’une culture populaire des miracles, des pèlerinages, des saints. Les Histoires développent donc un vaste programme où sont intimement liés les faits du siècle et l’Église chrétienne (conçue comme la communauté des saints). La partie de son œuvre plus contemporaine suit également ce programme en mêlant les actions saintes et la dynastie mérovingienne en un grand ensemble (la permixa). Ainsi, les rois sont-ils présentés selon leurs relations avec l’Église et la morale chrétienne. Dans cette vision, chaque livre corrèle le triomphe des rois ou leur chute à la qualité de leur foi. (p.7)
Ainsi, la position de Grégoire est-elle déterminée par son désir d’unifier l’Église du Christ avec l’État terrestre.

Ainsi contrairement à ce que laissent entendre les querelles d’historiens, l’intention de Grégoire de Tours est moins de valider les critères académiques d’une bonne historiographie, mais bien plutôt un traité de théologie politique. C’est cette théologie politique que nous allons exposer.

Une histoire politique qui jaillit de l’histoire sacrée

L’ouverture du livre est, comme l’a dit le préfacier, une confession de foi anti-arienne. On retrouve là un thème important du livre : le combat de la vraie religion contre le mensonge arien, porté par la plupart des rois barbares au début du livre.

D’autre part, le titre du livre parle d’une Histoire Écclésiastique, titre qui fait référence à Eusèbe de Césarée d’une part, et Sozomène, Socrate le Scolastique, et Théodoret de Cyr d’autre part. La particularité de ce genre littéraire est de mettre de côté toute histoire profane pour se concentrer sur la seule histoire de l’Église, comme si l’empire romain n’était qu’un décor pour la véritable histoire humaine, la seule qui vaut d’être racontée : l’Histoire de l’Église. Ici : l’Église des Francs.

Cette intention religieuse est rendue évidente par le fait que tout le premier livre est une grande chronologie, qui compte le nombre d’années (5’546) entre la création du Monde et la mort de Saint Martin. Et la fin du livre X est aussi une chronologie qui conclut la première. Les historiens sont perplexes devant cette chronologie, et la raillent souvent. Mais c’est en théologien qu’il faut la lire.

C’est à cette histoire sacrée que se rattache tous ce que font les Francs. Grégoire étend la Bible pour y rajouter non seulement l’histoire d’Abraham et de David, mais celle de Clovis, Clotilde et Clotaire, et toute la famille mérovingienne. En faisant cela, il prépare son coup de génie personnel : la permixa.

La permixa

Grégoire détourne les codes en mélangeant ensemble histoire profane et histoire Écclésiale : les autres auteurs (Eusèbe de Césarée, Socrate le scolastique, Sozomène, Théodoret) ne mentionnaient les empereurs romains que comme points de repère, ou parce qu’ils intervenaient dans l’histoire de l’Église. Grégoire mélange clairement l’histoire profane et l’histoire sacrée. Il défend sa démarche au début du livre II.

Nous rapporterons confusément, et sans aucun ordre que celui des temps, les vertus des saints et les désastres des peuples. Je ne crois pas qu’il soit regardé comme déraisonnable d’entremêler dans le récit, non pour la facilité de l’écrivain, mais pour se conformer à la marche des événements, les félicités de la vie des bienheureux avec les calamités des misérables ; car, en y regardant attentivement, le lecteur curieux trouvera, dans les histoires des rois israélites, que le sacrilège Phinée mourut sous Samuel le Juste, et le Philistin Goliath sous David, surnommé le Bras Victorieux (la Forte main). Et dans ce temps où Élie, prophète illustre, supprimait à son gré les pluies, à son gré les faisait descendre sur les terres desséchées, et par ses paroles changeait en richesse l’indigence d’une pauvre veuve, on peut se rappeler aussi quelles désolations tombèrent sur les peuples, quelle faim, quelle soif vinrent tourmenter la terre malheureuse. Quels maux ne souffrit pas Jérusalem dans le temps d’Ézéchias, à la vie duquel Dieu voulut ajouter quinze années ? Et sous le prophète Élysée, qui rappela les morts à la vie, et fit, au milieu des peuples, beaucoup d’autres miracles, quels carnages, quelles misères affligèrent les peuples israélites ? Eusèbe, Sévère, Jérôme et Orose, ont mêlé de même dans leurs chroniques les guerres des rois et les vertus des martyrs. Nous en avons usé de même en cet écrit, afin qu’il fût plus aisé de suivre jusqu’à nos jours la série des temps et le calcul des années. Passant donc sur ce qu’ont raconté les auteurs dont on vient de parler, nous rapporterons, avec l’aide de Dieu, les choses arrivées depuis. –

Ibid, p. 48

On pourra objecter que Grégoire lui-même revendique l’exemple d’Eusèbe, Jérôme et Orose, et qu’il prend soin à ne pas revendiquer d’innovations dans son style. J’admets, mais il faut lire l’Histoire Écclésiastique des Francs pour mesurer sa différence avec une Histoire Écclésiastique antique (Eusèbe de Césarée, Sozomène, Socrate le Scolastique, Théodoret de Cyr). Dans ces livres, les évènements politiques rapportés ont toujours un rapport direct avec l’Église. Les récits d’avènement sont les plus purement séculiers, mais ils ne servent qu’à exposer ensuite un changement de dynamique de l’histoire de l’Église (par exemple, un empereur arien qui favorise les ariens). Un des empereurs les mieux décrits, Julien l’Apostat, n’intervient dans le récit qu’à cause des bâtons qu’il a mis dans les roues des chrétiens. Chez Grégoire de Tours, il n’en est pas ainsi : une bonne moitié de l’oeuvre décrit des évènements purement séculiers, qui n’ont pas toujours d’influence sur la vie de l’Église. Le meurtre des enfants de Chlodomir par leur oncle Chilpéric en fait partie. Les actions de Deuthérie, première femme de Théodobert n’ont aucun lien avec l’histoire Écclésiale (livre III).

Par cela, Grégoire de Tours anticipe ce que l’on appellera plus tard le gallicanisme : la proposition d’une alliance entre rois et évêques si étroite que leur solidarité est plus forte que leur lien au pape de Rome.

Les évêques, nouveaux prophètes

Je dois ici m’arrêter sur les exemples bibliques choisis par Grégoire pour comparer avec les rois francs qui seront traités dans la suite des dix volumes.

  • La mort du mauvais prêtre Phinéas et l’ascension de Samuel (1 Samuel 4)
  • Mort du guerrier philistin Goliath face au roi David. (1 Samuel 17)
  • Ministère du prophète Elie, et sa capacité à déterminer les fortunes personnelles et familiales. (1 Rois 18)
  • Les malheurs arrivés sous Ezéchias (2 Rois 19).
  • Les malheurs nationaux arrivés pendant le ministère du prophète Elisée. (2 Rois 8)

Grégoire se met donc dans les traces de «l’histoire deutéronomiste», non pas en tant qu’école de critique des sources, mais pour ce qui concerne le motif général des rois d’Israël. C’est le motif explicitement tracé en 2 Rois 17 : si le roi et la nation obéissent à Dieu, ils peuvent en attendre la paix et la bénédiction ; si le roi et la nation désobéissent à Dieu, et maltraitent ses prophètes, ils doivent s’attendre à des catastrophes nationales d’intensité grandissantes.

Mieux encore, les exemples choisis correspondent avec soin aux héros mérovingiens que Grégoire veut mettre en avant.

  • Phinéas : Il désigne symboliquement les prêtres et évêques ariens qui étaient le danger principal des chrétiens à cette époque. Samuel le juste désigne donc en opposition les bons évêques nicéens, dont fait partie Grégoire de Tours. Les faux miracles de Cyrola, évêque arien puni par Dieu (livre I) sont un exemple de ce motif.
  • David : il désigne symboliquement la victoire des Francs, et de Clovis en particulier, sur les rois ariens (qui sont des Goliath philistins).
  • Elie : Grégoire met en avant le fait qu’Elie a déterminé la destinée nationale par son intercession. Notez avec quel soin Grégoire fait l’impasse sur la polémique entre Elie et Achab. C’est le fait que l’intercession des évêques amène la prospérité nationale qui est mise en avant. Ce motif sera explicite dans l’histoire d’Anian, évêque d’Orléans (livre I) : par son intercession, il fait arriver l’armée d’Aetius au bon moment pour sauver Orléans des Huns, avec des motifs narratifs très proche de 1 Rois 18.
  • Ezéchias : Son exemple sert à montrer que malgré un bon roi, des catastrophes peuvent arriver. En effet, la période mérovingienne peut au mieux être qualifiée de «mitigée» quant aux fortunes nationales. Le roi Théodebert, petit-fils de Clovis, est explicitement appelée un bon roi dans le livre III. Pourtant ses conquêtes ne durent pas, son épouse assassine sa fille, et au final son royaume va à d’autres. Grégoire montre donc que le motif «deutéronomique» tient toujours, même si la bénédiction nationale ne suit pas systématiquement un bon roi.
  • Elisée : Son exemple sert à montrer que malgré des bons prophètes, des catastrophes peuvent arriver. De même, il y a beaucoup d’exemples de bons évêques à qui il arrive des catastrophes personnelles ou collectives dans les livres de l’Histoire Ecclésiastique des Francs. Il s’agit de sauvegarder le motif deutéronomique de cette critique.

On remarquera alors l’association étroite entre évêque et figure du prophète, qui est honnêtement surprenante. L’office des évêques est en continuité avec celui des prêtres dans l’Ancien Testament, et non des prophètes, ainsi que nous l’avons exposé dans « Le pasteur est un prêtre pour son assemblée ». Mais cela se comprend plus facilement quand on comprend l’alliance entre Église et État que Grégoire veut proposer. Il veut en fait recréer le tandem roi/prophète de l’Ancien Testament, à l’image de Nathan et David, Esaïe et Ezéchias, Rémi de Reims et Clovis. Dans cette alliance, le Roi s’engage à vivre en soumission à Dieu et appliquer sa loi, conformément à Deutéronome 17, et le prophète rappelle au roi la loi de Dieu, et le conseille, comme on le voit en 2 Samuel 7 voire le reprend quand il faute, comme Gad en 2 Samuel 12. Cet idéal des Rois se traduira plus tard dans le gallicanisme français.

Au début du livre III, on y voit une déclaration assez concise de ce motif deutéronomique. Il est même tellement certain de sa validité qu’il se sert de la bonne fortune des Francs (rois trinitaires) et les malheurs des burgondes (rois ariens) pour prouver la Trinité!

Je demanderai la permission de m’arrêter quelques moments à exposer, par forme de comparaison, en quelle façon les choses ont prospéré aux Chrétiens qui confessaient la bienheureuse Trinité, et tourné à là ruine des hérétiques qui l’avaient divisée. Je ne rapporterai point ici comment Abraham adore la Trinité au pied du chêne, comment Jacob la proclame dans, sa bénédiction, comment Moïse la reconnaît dans le buisson ardent, comment le peuple la suit dans la nue et la redoute sur la montagne, ni comment Aaron la porte en son rational (logium), ni comment encore David, l’annonce dans ses psaumes, lorsqu’il prie le Seigneur de le renouveler par l’esprit de rectitude, de ne pas le priver de l’esprit saint, et de l’affermir par l’esprit principal. Je reconnais en ces paroles un grand mystère ; c’est qu’une voix prophétique proclame esprit principal celui que les hérétiques tiennent pour inférieur aux autres. Mais, ainsi que je l’ai déjà dit, je laisserai ces choses de côté pour revenir à notre temps. Arius, coupable inventeur de cette coupable secte, ayant rendu ses entrailles avec ses excréments, fut envoyé aux flammes de l’enfer ; mais Hilaire, bienheureux défenseur de la Trinité indivisible, et, à cause de cela, condamné à l’exil, retrouva sa patrie dans le paradis Le roi Clovis, qui l’a confessée et qui a, par son secours, réprimé les hérétiques, étendit sa domination sur toute la Gaule ; Alaric, qui l’avait niée, fut privé de son royaume, de ses sujets, et en même temps, ce qui est bien plus encore, de la vie éternelle. Ce que les fidèles ont perdu par les embûches de leurs ennemis, Dieu le leur a rendu au centuple ; mais les hérétiques n’ont rien acquis, et ce qu’ils ont paru posséder leur a été enlevé, comme cela est prouvé par la mort de Godégisile, Gondebaud et Gondemar, qui perdirent à la fois leur pays et leur âme. Nous confessons donc un seul Dieu invisible, immense, incompréhensible, glorieux, toujours le même, éternel ; un dans sa Trinité, formée des trois personnes du père, du Fils et du Saint-Esprit ; triple dans son unité qui résulte de l’égalité de substance, de divinité, de toute-puissance et de perfection, Dieu unique, suprême et tout-puissant, qui régnera sur toute l’éternité des temps.

Cet aspect prophétique de l’évêque est renforcé par les capacités thaumaturgiques (capacité de faire des miracles) que Grégoire souligne chez tous les évêques dignes et saints, aussi souvent qu’il le peut. Et quand les miracles ne viennent pas des évêques, ils viennent des saints, et notamment du plus important d’entre eux : Saint Martin.

Saint Martin, prince des évêques français

A la première lecture, on découvrira à quel point ce livre est infesté (je parle en réformé) par les superstitions du culte des saints. Mais une lecture approfondie remarquera avec quel art Grégoire de Tours utilise les miracles et dévotions aux saints pour renforcer sa théologie politique.

Tout d’abord, qui est Martin de Tours, et pourquoi est-il important ?

Martin de Tours est le troisième évêque de Tours. Voici ce qu’en résume Grégoire dans sa liste d’évêque de Tours en conclusion du livre X :

3° Le troisième, saint Martin, fut sacré évêque la huitième année de Valens et de Valentinien (l’an 371) ; il était natif de Pannonie, dans la cité de Sabarie. Il construisit, pour l’amour de Dieu, le premier monastère de la ville de Milan, en Italie. Mais, comme il prêchait courageusement la sainte Trinité, il fut battu de verges par les hérétiques, et expulsé d’Italie. Il vint dans les Gaules. Il y convertit beaucoup de païens, renversa leurs temples et leurs idoles, fit beaucoup de miracles parmi le peuple, tellement qu’avant d’être évêque, il ressuscita deux morts. Il n’en ressuscita qu’un seul depuis qu’il fut en possession de l’épiscopat. Il transporta le corps du bienheureux Galien, l’ensevelit près du tombeau de saint Litoire, dans la basilique construite sous son nom, comme je l’ai dit. Il empêcha Maxime d’envoyer en Espagne faire périr les hérétiques par le glaive établissant qu’il suffisait de les séparer de la communion des églises catholiques. Après avoir consommé le cours de sa vie mortelle, il mourut à Candes bourg de sa ville, dans la quatre-vingt-unième année de son âge. Transporté à Tours par eau, il y fût enseveli dans le lieu où l’on adore maintenant son tombeau. Sulpice Sévère a écrit trois livres de sa vie. Il se manifeste de notre temps par beaucoup de miracles. Il éleva dans le monastère appelé maintenant le Grand Monastère, une basilique en honneur des saints apôtres Pierre et Paul, et dans les bourgs de Langey, de Sonnay, d’Amboise, de Chamisay, de Tournon et de Candes ; il détruisit les temples païens, baptisa les Gentils et éleva des églises. Il siégea vingt-six ans quatre mois et vingt-neuf jours.

Résumons les éléments que Grégoire retient dans cette notice, et le lien qu’il fait avec les évêques de sa lignée. Pour rappel, Grégoire de Tours est le 19e évêque de Tours.

  • Il fut un chrétien engagé et pionnier en construisant le premier monastère de Milan. De même le clergé gallo-romain est forcé par son époque d’être engagé et pionnier dans l’évangélisation et la défense de la religion chrétienne, ou des exemples de constructions de monastères et d’églises qui caractérisent les bons évêques.
  • Il a courageusement défendu la Trinité. De même, le clergé gallo romain doit faire de même, et c’est ainsi qu’il faut comprendre la confession de foi trinitaire du début du livre I, ou la polémique entre Grégoire de Tours et l’ambassadeur wisigoth Agilan (arien) du livre V.
  • La persécution de Martin correspond à de nombreux exemples de bons évêques battus et exilés qui parcourent le livre, à l’image de l’évêque Léonce (livre IV) dont le seul crime fut d’avoir voulu appliquer les lois canoniques plutôt que le caprice du roi Clotaire.
  • Pouvoir thaumaturgiques : il y en aura beaucoup dans le livre, et uniquement de la part d’évêques et de moines. Les religieuses obtiendront des miracles aussi, à l’image de la reine Clothilde dans son veuvage (livre III), mais souvent par l’intervention d’un autre saint.
  • Entretien du culte des saints : Grégoire de Tours y contribue par ses hagiographies et son entretien aux bâtiments abritant leurs reliques (fin du livre X)
  • Conseil au gouvernement : Grégoire s’adresse directement aux rois Francs de son époque au début du livre V, pour leur demander de renoncer à toute guerre civile comme celles qui ont dévasté le territoire à plusieurs reprises.
  • Enfin, une activité d’implantation d’églises très forte.

Le statut de Saint Martin, au-delà de son lien personnel avec Grégoire, tient aussi au fait qu’il est présenté par Grégoire comme l’Apôtre de la Gaule au début du livre I :

A cette époque notre lumière commença à paraître, et la Gaule à être éclairée des rayons d’un nouvel astre ; c’est-à-dire que dans ce temps saint Martin commença à prêcher dans les Gaules, faisant connaître aux peuples, par un grand nombre de miracles, le Christ vrai fils de Dieu, et dissipant l’incrédulité des Gentils. Il détruisit leurs temples, accabla l’hérésie, bâtit des églises, et, brillant par un grand nombre d’autres miracles, pour mettre le comble à sa gloire, il rendit trois morts à la vie.

Ce n’est pas que Saint Martin ait été le premier évêque : Potin et Irénée le précèdent largement. Mais Saint Martin semble avoir fait une percée particulière dans l’évangélisation d’une part, et surtout ses miracles ont servi à cristalliser la foi de l’Église gallo-romaine, pour mieux devenir l’église gallo-franque, c’est à dire : l’Église Française. C’est pour cette raison identitaire qu’il est qualifié « d’astre » et autre termes bombastiques.

Je vais parler en protestant : pourquoi Grégoire de Tours a-t-il autant aidé et renforcé le culte des saints ? On ne peut pas facilement dire que Grégoire ignore la Bible. Au contraire, il en démontre une grande connaissance dans la chronologie du livre I, l’introduction du livre III et la polémique anti-arienne du livre V. Des versets bibliques lui viennent facilement, même de parties obscures de la Bible au moment de commenter les évènements historiques (par exemple: citation d’Habacuc au livre II et X). Avant de l’accuser d’une crasse superstition, j’aimerais mettre en avant plusieurs éléments qui expliquent pourquoi il fut aussi naturel à Grégoire de favoriser le culte de Saint Martin de Tours.

  1. Les miracles étaient la forme d’argumentation la plus efficace face à des gaulois effrayés et des germains brutaux. L’argumentation et le débat étaient impossibles à l’époque des mérovingiens, tandis qu’un châtiment divin faisait immédiatement stopper même le plus enragé des leudes. Il y en de nombreux exemples dans l’Histoire des Francs.
  2. Dans une époque de fureur et de bruit, les interventions des saints étaient l’espoir le plus concret de secours d’en haut. Dès la fin de l’époque romaine, le peuple gaulois avait déjà acquis l’habitude d’attribuer à l’intercession des saints des éléments non bibliques, tel que faire changer Dieu d’avis. Le système de patronage propre aux systèmes gallo-romains et francs leur faisait préférer solliciter un saint local, plutôt que le Créateur. De manière générale, on ne voit pas de doctrine robuste de la Providence chez Grégoire et encore moins chez ses contemporains. La meilleure consolation que connaissent les chrétiens de cette époque, c’est de savoir que Saint Martin peut venir poutrer la figure de Childebert s’il le veut.
  3. La hiérarchie des saints et le contrôle du territoire par des basiliques et oratoires attribués aux saints permet de pouvoir contester le contrôle de la terre et du peuple au roi, au moins intellectuellement. Aux leudes du roi franc, les évêques peuvent invoquer la multitude de témoins, dans une démarche très politique.

Il faudrait vérifier la théologie de Grégoire de Tours dans son commentaire des Psaumes, et sa vision du culte des saints dans les hagiographies du reste de son œuvre. Mais ces éléments permettent de comprendre, à défaut d’excuser.

Récapitulation

En somme, Grégoire de Tours propose une alliance entre l’Église et les rois Francs à l’image de la collaboration entre prophètes et rois de l’Ancien Testament. Ils ne demandent pas tant la participation au gouvernement, que la préservation d’un minimum de paix et un maximum de liberté pour le culte chrétien. Ils attendent du roi franc qu’il suive le modèle de royauté deutéronomique, tout en étant hautement frustrés par les germanismes du modèle de royauté mérovingienne (concubinage, guerre permanente, querelles familiales). Ils attendent du roi franc qu’ils purgent aussi la Gaule de la menace arienne, mais principalement pour sauver l’Église nicéenne.

Sans que l’idée de nation, ni même de « France » n’existe encore, il envisage une solidarité étroite entre roi et évêques, au point où l’on peut admettre que les rois président les investitures, pour peu que l’Église ait son mot à dire à travers des colloques et des conciles, et que la décision du roi suive les lois canoniques.

L’Église est la mère des croyants, cherchant à les nourrir, les préserver des excès de violence, les encourager et civiliser le plus possible les excès des barbares (par exemple, en appliquant à la rigueur le droit d’asile). Le roi est le père des Francs et des Gaulois, cherchant à les protéger, défendre son honneur et l’intégrité de son territoire, et montrant un exemple moral. Ce n’est rien de moins qu’un mariage que Grégoire propose, dans l’intérêt des « enfants » chrétiens ordinaires. Un mariage que les mérovingiens ignoreront, mais que les carolingiens accompliront.

Application protestante

On retrouve chez Grégoire de Tours la racine de beaucoup de réflexes Écclésiaux propre aux français, y compris les français protestants :

  • Un respect suprême du roi. Dans la Discipline des Églises réformées de France, le lèse-majesté était le seul crime qui justifiait que l’on rompe le secret de la confession. Cela explique aussi une tendance naturelle de l’Église française, protestante comprise, à une certaine complaisance avec le pouvoir. La tradition française collabore avec les rois, elle ne les renverse point.
  • L’attente d’un sauveur et tête unique de la nation : Clovis a rempli ce rôle pour l’église gallo-romaine, et a sauvé notre Église d’une destruction certaine entre les mains ariennes. Si nous n’avions pas eu ce « nouveau Constantin » (livre II), il est probable que les musulmans nous auraient envahi aussi facilement que l’Espagne.
  • Une conception nationale de l’Église, qui résiste aux unions transnationales : outre le gallicanisme romain, il est remarquable de voir que l’Église réformée de France fut elle aussi assez unique dans son gouvernement. Par exemple, la confession de foi de la Rochelle n’est appliquée qu’en France, alors que d’autres églises nationales telles que les Pays-Bas ou la Suisse ont exporté leurs confessions de foi en Europe de l’Est par exemple.
  • Un motif deutéronomique qui continue, même sous la République, d’attendre de son chef d’État un comportement moral exemplaire, et qu’il incarne spécialement les idéaux du régime en place. Certes, c’est la religion républicaine que le président de la République doit assumer maintenant. Mais le principe d’une onction spéciale a survécu à la Révolution.

Que garderons nous des propositions de Grégoire de Tours, pour notre théologie politique protestante ?

  • Dans une époque de fureur et de bruit, il nous faut plus de confiance en nous-même, et non plus d’adaptation. Clotilde n’a pas douté, lorsqu’elle évangélisait son païen de mari, alors même qu’elle venait de perdre son premier enfant. Grégoire ne s’est pas excusé lorsqu’il a humilié publiquement l’ambassadeur des Wisigoths. Si nous ne sommes pas convaincus que la discipline de Jésus Christ est bonne pour notre nation, qui le sera ?
  • Les évêques ont été la matrice de la France parce qu’ils étaient les seuls à garder encore un esprit de service public. Nous devons aussi, à l’échelle de toute notre communauté, acquérir cet esprit de service public résolument chrétien.
  • L’alliance entre Église et État que nous envisageons ne nécessite pas de participation au gouvernement à proprement parler. C’est le magistère moral et culturel qui nous intéresse.
  • Le maillage territorial que Grégoire visait par le culte aux saints est une clé importante. Aussi longtemps qu’il y aura des « trous » dans le territoire de l’Église, elle ne pourra pas efficacement discipliner cette nation. Il en va de même pour la véritable unité.
  • Les miracles sont un argument puissant selon le profil, et cela explique aussi le succès des pentecôtistes.
  • Le motif deutéronomique n’est pas trop simpliste pour être utilisé. Nous devons au contraire nous appuyer dessus sans hésitation, sachant qu’il y a aussi des exceptions.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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