Cet article est complémentaire de notre précédent article « Et si nous vivions une nouvelle réforme ? ». Dans cet article, je proposais que notre époque n’était pas propice à l’émergence de grands théologiens, mais que notre travail correspondait à celui de la réforme carolingienne : une restauration de notre tradition.
Je n’avais pas précisé à l’époque ce que cela pouvait changer pour l’Église. Dans cet article, nous allons moins parler de ce qui concerne une association comme Par la foi, et davantage de l’Église française, et de son Église protestante évangélique en particulier. Toutes les réserves habituelles sont de mise.
Pourquoi restaurer notre tradition ? Quelle contribution imaginons-nous apporter aux protestants français ?
Avant de répondre à cette question, je dois d’abord établir ce que je considère comme la meilleure façon d’évangéliser la France ; ensuite, j’expliciterai ce que j’attends de notre œuvre.
Le mouvement de Lausanne a raison, mais pas comme il le pense
Le peuple de la mission
J’ai déjà parlé de la réforme néo-évangélique initiée par Billy Graham. Depuis les années 1970, les Églises évangéliques sont orientées vers l’évangélisation à tout crin. Ainsi que l’enseigne la théologie produite par le mouvement de Lausanne (que j’approuve globalement), la raison d’être de l’Église est la Mission, et la Mission doit être le but de toutes ses activités.
Sur le terrain, cela signifie que les évangéliques se distinguent par un activisme militant plus remarquable que les autres groupes chrétiens. Cette persévérance et ce zèle sont récompensés par le fait que c’est le seul groupe chrétien qui maintient sa population, voire qui croît en nombre. Si les fruits sont peu nombreux, on peut observer des percées locales plus spectaculaires, et on espère qu’un Réveil rendra cette démarche conversionniste encore plus efficace.
Pour gagner ces convertis, nous avons développé diverses façons d’attirer les non-croyants, notamment par une liturgie résolument contemporaine. Les adaptations permises ou non font l’objet de longs débats, mais le principe d’adapter notre identité, notre liturgie et notre organisation pour « gagner » les non-croyants à la foi est un socle commun.
Dans l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, le peuple évangélique est un peuple de convertis convertissant à leur tour, d’ex-athées venus à la lumière de l’Évangile, abandonnant les traditions de leurs pères pour entrer dans une pure relation avec Jésus-Christ. Même les enfants de croyants, confessant Jésus-Christ depuis leur plus tendre enfance, sont souvent poussés à inventer une conversion spectaculaire dans leur témoignage de baptême.
Mais cette image cache un paradoxe remarquable : l’écrasante majorité des membres de nos Églises ne sont pas des convertis, mais des enfants de chrétiens. Ils ne sont pas venus à la foi, mais ont simplement pratiqué à l’âge adulte ce qu’ils ont reçu enfants. Et même les quelques convertis que nous avons ne sont pas d’anciens athées, mais, la plupart du temps, d’autres chrétiens, et surtout d’anciens catholiques.
Les conversionnistes croissent par tradition et naissance
Nous sommes conversionnistes, mais nous n’avons pas de convertis. Nous sommes anti-tradition, mais c’est par la tradition que nous sommes entrés dans l’Église. Nous visons les non-croyants, et nous récoltons des anciens catholiques. Nous grandissons, certes, mais par accroissement naturel ou par transfert d’autres Églises.
C’est ce que nous apprennent les dernières études, dont cette enquête consacrée à la situation française, relayée par le journal La Vie. On y apprend que, dans les Églises protestantes françaises, seuls 25 % des membres sont nés hors d’une Église protestante. Et sur ces 25 % de « convertis », les trois quarts sont nés catholiques. Cela signifie que toute notre missiologie ne nous « rapporte » jusqu’ici que 6 % de vrais convertis, qui étaient au départ complètement étrangers à l’Église. On ne s’en rend pas compte, car on médiatise beaucoup ces 6 % et on se désintéresse des 75 % de protestants fils de protestants, mais c’est la réalité des Églises françaises.
Ce n’est ni un reproche ni un échec. Ce n’est pas que nous n’avons pas assez bien appliqué le mouvement de Lausanne. C’est, tout simplement, que le moyen le plus sûr et fiable pour faire croître l’Église, c’est l’accroissement naturel. Des familles chrétiennes avec beaucoup d’enfants, ce sont beaucoup de chrétiens à la génération suivante. Ainsi que le disait le synode de Sainte-Foy en 1578 : « Les enfants sont la pépinière de l’Église. »
L’autre leçon, c’est que nous ne pouvons efficacement convertir que ceux dont la culture est déjà proche de la culture évangélique. Malgré nos efforts pour « contextualiser » l’Évangile, la façon la plus efficace de transmettre l’Évangile est que notre interlocuteur partage notre culture et notre mode de pensée. Le christianisme culturel est un facilitateur de l’évangélisation. Même déformées, les idées que l’on a de Jésus préparent le terrain au vrai Jésus. Sinon, comment expliquer que les trois quarts des personnes qui rejoignent les Églises évangéliques depuis l’extérieur ont déjà une culture chrétienne ?
Une Église enracinée pour le XXIe siècle
Alors, le mouvement de Lausanne a-t-il tort d’insister sur la Mission ? Surtout pas ! Comme je le disais dans le titre de cette section, le mouvement de Lausanne fait la bonne chose, mais par accident. Commençons par dire que je suis d’accord avec la théologie de Lausanne, comme en témoigne cet article. En consacrant autant d’énergie à l’évangélisation, nos Églises sont forcées de s’adapter, de se poser la question de comment accueillir et retenir leur auditoire, et de la meilleure façon de communiquer l’Évangile. Tout cela est très positif et doit être renforcé. Notre missiologie nous pousse à développer un sens communautaire, car une mission commune crée un véritable esprit de corps ecclésial. Cet esprit de corps, c’est le « sens de communauté » que les convertis du catholicisme disent manquer dans leur ancienne tradition. Ainsi, il faut continuer à mettre l’accent sur la propagation des doctrines chrétiennes, l’engagement social, le diaconat et l’hospitalité. Rien ne doit être enlevé.
Cependant, il ne faut pas le faire en imaginant que nous allons attirer des masses de convertis. Nous le faisons d’abord pour notre propre survie, car c’est le seul moyen de traverser une époque peu propice à la réception du message chrétien. Nous le faisons comme Israël a appris à ses enfants les promesses d’Abraham sous les chaînes de l’esclavage en Égypte, pour attendre un temps meilleur.
Un obstacle à notre survie, c’est notre excès d’adaptation : le fait que nous soyons trop prompts à nous adapter à la culture actuelle, et pas assez à préserver notre identité proprement chrétienne. C’est l’essentiel des critiques contre les mouvements Seeker Sensitive et l’Église émergente (cf Guinness 1993, Dining with the Devil). Sur le terrain, cela se manifeste par des liturgies frustrantes, des concerts sans contenu chrétien profond, et une longue litanie de plaintes légitimes, dont la résolution est complexe.
Sur Par la foi, nous défendons qu’une des réponses aux difficultés culturelles de l’Église évangélique française contemporaine passe par un enracinement dans sa propre tradition, celle des réformés français d’avant le XVIIIe siècle, connus sous le nom de huguenots. C’est pourquoi nous ramenons à la conscience de notre Église les généralités de la tradition protestante jusqu’ici, et nous espérons mettre davantage d’efforts sur la tradition française à l’avenir.
Nous espérons que cet enracinement apportera :
- Un remède contre notre dispersion doctrinale, qui nuit souvent à nos efforts d’œcuménisme intra-évangélique. Si des pasteurs pentecôtistes, baptistes et réformés s’entendent autour de cet héritage commun, cela génère une unité réelle qui renforce notre charité et notre collaboration. Nous l’avons personnellement vécu, même avec des charismatiques.
- Un point de repère pour mieux nous adapter à notre époque exigeante sans perdre en fidélité. En consultant l’exemple de nos pères, qui ont eu leurs propres dilemmes, nous trouvons une sagesse et une fidélité indispensables à nos dilemmes actuels.
- Une identité riche et profonde qui génère un esprit de corps, améliorant encore notre sens communautaire et la fraternité de nos Églises.
- Un encouragement pour les familles de nos Églises à transmettre la foi, car notre tradition fournit un ensemble de ressources familiales, un « kit » de catéchisme et de pratiques qui ont maintenu notre foi pendant plusieurs siècles.
Par la foi travaille à cet enracinement, et c’est ce qui a guidé la fondation de notre association cette année. Nous remercions nos fidèles lecteurs de nous accompagner.
Une Église capable de chrétienté pour le XXIIe siècle
Dans notre entreprise de redécouverte de la tradition réformée, nous avons aussi exposé et défendu l’article 39 de la Confession de La Rochelle, soit le principe de chrétienté (le magistrat est un office établi et soumis à Dieu). Je l’ai longtemps défendu comme un article de foi, un héritage qui fait partie de notre confession. Mais j’ai compris plus récemment l’harmonie et la contribution du magistrat chrétien à la mission évangélisatrice de l’Église.
Comme nous l’enseigne 1 Timothée 2.2, il nous faut prier pour que les rois nous permettent de mener une vie paisible et tranquille, en toute piété et en tout respect. Or, c’est dans un régime de culture chrétienne que notre piété et le respect pour la foi chrétienne sont maximaux. Comme l’a expliqué Stephen Wolfe, la culture chrétienne est une préparation à l’Évangile qui facilite grandement une conversion sincère vers Christ. C’est d’ailleurs ce que nous enseigne l’expérience que j’ai déjà soulignée : sur les 25 % de nos membres d’Églises qui sont entrés par conversion, les trois quarts avaient déjà une culture chrétienne par le catholicisme.
Le rôle du magistrat chrétien est donc d’établir, de défendre et d’encourager une culture chrétienne propre à sa nation, comme nous l’avons exposé avec Richard Hooker par ailleurs. Je ne perdrai pas de temps ici à défendre le pourquoi, le comment et le principe. Je l’ai fait dans de nombreux autres articles. Je me contenterai de dire que les prophéties bibliques annoncent la venue d’une chrétienté mondiale, et donc qu’un jour la France (ou le pays qui lui succédera) sera chrétienne. Je vous renvoie en particulier à l’étude d’Ésaïe 49 et du Psaume 2 faite par Pierre-Sovann Chauny. Si vous préférez un format plus léger, j’ai aussi abordé le thème dans l’épisode de Coram Deo n°316 avec Pascal Denault et Guillaume Hoc. Sur cette base, je pose donc comme postulat qu’une chrétienté est possible au XXIIe siècle (ou plus tard, peu importe).
Mais quelle Église sera alors capable de devenir l’Église de France (ou du pays qui lui succédera) ?
- Quelle Église aura une tradition suffisamment enracinée dans l’histoire française pour être légitime ? Seuls les réformés, descendants légitimes des huguenots, peuvent prendre le manteau des chrétiens français du passé lointain.
- Quelle Église aura les ressources doctrinales et pratiques pour encadrer une société qui l’inviterait à devenir la conscience de la nation ? Il nous faudra plusieurs siècles de sagesse pour répondre aux questions posées par une société chrétienne.
- Quelle Église aura une unité de dimension nationale, capable d’administrer des paroisses dans toutes les villes importantes ? Historiquement, c’est par des synodes que l’on a atteint un tel niveau d’homogénéité et d’ampleur. Quel que soit le mode d’organisation, maintenir une homogénéité avec plusieurs centaines de paroisses requiert un fort ancrage identitaire.
Pour avoir une Église capable de chrétienté, il nous faut d’abord une Église enracinée. Et c’est l’œuvre de notre génération.
Réponses aux objections
Objection 1 : Une vision trop passéiste ?
Pourquoi chercher à restaurer une tradition humaine, même huguenote, alors que la Bible est suffisante pour guider l’Église dans sa mission ? Les huguenots, bien qu’admirables, étaient des hommes faillibles, et leur contexte du XVIe siècle est très différent du nôtre. Une focalisation excessive sur leur héritage pourrait détourner l’Église de l’urgence de contextualiser l’Évangile pour une société postmoderne et sécularisée.
Réponse : L’objectif n’est pas de revenir au XVIIe siècle, mais de savoir sur quoi s’appuyer pour changer au XXIe siècle. Je propose de conserver un point de repère pour distinguer entre innovations légitimes et illégitimes. Je propose aussi de nous soulager de la tâche de devoir « réinventer » la roue à chaque génération, de rediscuter la Trinité ou les autres dogmes fondamentaux. En nous enracinant comme je le propose, pasteurs et croyants peuvent se concentrer sur l’adaptation et la vie chrétienne dans notre époque. Loin d’une fossilisation, c’est un mouvement de changement et d’adaptation que je propose.
Objection 2 : Une mécompréhension de la mission évangélique ?
C’est une analyse démoralisante et réductrice : il n’y a pas que la conversion des athées, il y a aussi la conversion et l’engagement personnel qui font partie de la Mission, et la vision que tu proposes diminue trop l’engagement personnel et le devoir d’évangélisation de chacun.
Réponse : Je ne veux pas abolir le conversionnisme, mais l’accomplir. Je ne propose pas de supprimer les méthodes d’évangélisation actuelles, surtout quand elles nous permettent de maintenir notre population là où le catholicisme perd 15 membres pour chaque personne qui entre. Mais, comme je l’ai expliqué dans l’article, ces techniques, héritées du XIXe siècle, ont été élaborées dans un contexte de culture chrétienne et doivent leur efficacité au fait que l’auditoire connaît déjà les doctrines évangéliques et doit simplement les mettre en application. Je propose que nous agissions aussi sur notre contexte pour que nos œuvres d’évangélisation atteignent leur plein potentiel et que nous ayons une Église pour 1 000 habitants.
Objection 3 : Trop réformé ?
L’unité évangélique ne passe pas nécessairement par un retour à la tradition réformée, qui n’est qu’une branche parmi d’autres du protestantisme. Les pentecôtistes ou les baptistes ont leurs propres richesses théologiques et pratiques, comme l’accent sur les dons spirituels ou le baptême des croyants. Proposer la tradition huguenote comme point de ralliement risque d’exclure ceux qui ne s’identifient pas à cet héritage, fragilisant ainsi l’œcuménisme évangélique.
Réponse : Notre expérience actuelle nous montre au contraire que même des charismatiques bénéficient de nos contributions sans cesser d’être charismatiques. Je n’ai pas proposé ici une Église évangélique unique, mais de chercher les conditions pour qu’émerge la future Église gallicane. La providence de Dieu choisira sa forme et son expression. Je regarde, par exemple, de près les chrétientés pentecôtistes salvadoriennes et africaines, qui offrent un modèle alternatif aux chrétientés réformées, et je note que les pentecôtistes sont bien plus proches d’établir des chrétientés que les non-charismatiques.
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