Charlemagne et le concile de Francfort contre la vénération des icônes
31 juillet 2025

Nous avions relevé il y a quelques mois combien la résistance au nouveau culte des icônes avait été persévérante chez les Francs. Plus récemment, nous avions produit une lettre de l’évêque Claude de Turin, chapelain de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, contre la vénération des icônes. Dans cet article, nous complèterons le tableau en signalant que Louis le Pieux n’a fait ici que prolonger les sentiments de son noble père.

Les conciles orientaux de la crise des icônes

En effet, les Églises orientales ont durant la crise des icônes convoqué plusieurs conciles. Le concile de Hiéreia, en 754, aussi appelé concile de Constantinople V, convoqué par l’empereur Constantin V et présidé par l’évêque d’Éphèse Théodose, réunissait 338 évêque et s’est conclu dans la splendide cathédrale Sainte-Sophie par cette condamnation du culte des icônes :

Au nom de la sainte et consubstantielle Trinité, principe de toute vie, nous tous, investis de la dignité sacerdotale, partageant la même opinion, déclarons de façon unanime que toute icône, quelle qu’en soit la matière ou la couleur, créée par la main mensongère d’un peintre, doit être rejetée et considérée étrangère et abominable pour l’Église des chrétiens. Que nul n’ose s’entêter dans une voie aussi criminelle et impie. Qu’à partir de maintenant et pour l’avenir, quiconque chercherait à fabriquer une icône, à la vénérer ou à la placer dans une église ou dans une maison privée, ou bien à la conserver en la dissimulant, soit déposé s’il est évêque, prêtre ou diacre, ou soit excommunié et soumis aux lois impériales en tant qu’adversaire des préceptes de Dieu et de la doctrine des Pères de l’Église s’il est moine ou laïc.

Toutefois, quelques décennies plus tard, sous l’impératrice iconodule Irène, après que celle-ci ait envoyé les opposants aux icônes à l’autre bout de l’Empire, fut convoqué un concile à Nicée en 787 qui, quant à lui, non seulement autorisa les icônes mais déclara anathèmes ceux qui s’opposaient à la vénération de celles-ci. Il prétendait également que les icônes étaient une pratique héritée des apôtres et pratiquée de tout temps par les pères (ce que plus aucun historien sérieux ne soutient). Après Nicée II, Irène fut déposée, envoyée en exil et l’empereur Léon V condamna à nouveau le culte aux images. Diverses crises du même genre aboutirent finalement à l’imposition de la position iconodule en Orient.

La réaction occidentale

Des traductions latines de ce décret du concile de Nicée II parvinrent aux Francs de la part de Constantinople. Ceux-ci n’avaient pas été invités à ce concile et ne le considéraient donc pas comme œcuménique. Par ailleurs, ils s’opposaient également au fond de ce qui était affirmé dans ce concile, cette pratique étant une nouveauté pour eux. Ainsi, l’empereur Charlemagne convoqua à son tour un concile à Francfort, en 794 pour traiter entre autres choses de cette question. Dans le deuxième canon de ce concile, voici ce que l’on peut lire :

La question fut soulevée à propos du récent synode que les Grecs avaient tenu à Constantinople au sujet de l’adoration des images, selon laquelle seraient jugés dignes d’anathème tous ceux qui ne rendraient pas aux images des saints le culte et l’adoration qu’ils rendent à la divine Trinité. Nos très saints Pères ont rejeté avec mépris et en toutes circonstances une telle adoration et un tel culte, et les ont unanimement condamnés1.

À la lecture de ce canon, on peut être surpris de l’absence de traitement de la distinction entre vénération et adoration, que Nicée II introduit en distinguant entre proskynesis et latreia. Néanmoins, ce n’est pas par ignorance qu’elles sont absentes, mais par opposition. En effet, outre ce canon, Charlemagne fit préparer par l’évêque Théodulphe d’Orléans un livre entier de réfutation des arguments de Nicée II, publié sous le nom de l’empereur, les Libri Caroli. L’historien catholique romain Thomas Noble relève ainsi, dans une récente étude de référence sur le sujet :

Indépendamment du contenu des pages de la traduction [des Actes de Nicée II] que lisait Théodulphe, plusieurs passages de l’Opus montrent qu’il comprenait la distinction [entre proskynesis et latreia]. Il estimait simplement que les Byzantins ne la respectaient pas. Théodulphe constatait également que de nombreux passages bibliques cités à Nicée étaient sans rapport avec le sujet traité. Nous aborderons ses intérêts et stratégies exégétiques plus loin, mais pour l’instant, insistons sur le fait qu’il savait exactement ce qui se passait dans la citation des Écritures […]. Les Francs comprenaient la différence entre honorer une personne et honorer une image ; ils avaient des opinions bien établies sur les circonstances limitées dans lesquelles une matière pouvait être considérée comme sacrée, et ils estimaient que les Grecs avaient trop souvent dépassé les bornes. Enfin, grâce à la diplomatie relativement intense des années 750 et 760 [époque où l’iconoclasme fut imposé], et grâce aux discussions de Gentilly en 767 et de Rome en 769, les Francs comprenaient parfaitement la théologie isaurienne [de Léon III] et, outre le rejet de son iconoclasme, en embrassèrent une grande partie. En Orient comme en Occident, c’est Nicée II qui fut une « véritable révolution ». L’Opus s’opposa sans cesse à l’introduction de « nouveautés ». L’adoration des images était assurément une telle nouveauté, et Théodulphe le comprenait parfaitement. Il n’y a de problème ici que si l’on se laisse convaincre par l’argumentation de Nicée II selon laquelle l’adoration, ou la vénération, des images était une tradition ancienne et quasi universelle dans l’Église. Comme nous l’avons vu, de telles pratiques étaient en réalité assez récentes en Orient et en Occident [au VIIIe siècle] et, à l’exception peut-être de Rome, totalement inconnues en Occident. Théodulphe savait tout cela2.

Thomas Noble rassemble ensuite les conclusions des travaux de G. Thümmel, M. Auzépy et K. Mitalaité sur son sujet, et poursuit :

Auzépy conclut que « dans l’ensemble, l’auteur des Libri Carolini a parfaitement compris le sens de l’argumentation de la II Nicée, et même ses subtilités tortueuses. » Thümmel acquiesce et ajoute que le VIIIe siècle avait été une période difficile pour la vie intellectuelle en Orient, que Nicée II lui-même n’était pas un modèle de rigueur ou de profondeur intellectuelle, et que des théologiens comme Théodulphe étaient peut-être supérieurs à leurs contemporains de l’autre côté de la Méditerranée. Nous pouvons donc procéder à un résumé de l’œuvre de Théodulphe, en partant du principe qu’il savait de quoi il parlait3.

Pour vous donner de sentir la nature du propos de cet Opus, en voici un paragraphe :

Si celui qui a scandalisé l’un des plus petits est passible de la peine la plus redoutable, combien plus terrible sera le jugement contre celui qui pousse la quasi-totalité de l’Église du Christ à adorer des images, ou qui condamne par l’anathème ceux qui rejettent l’adoration des images. Il faut éviter ces deux pratiques avec la plus grande prudence, afin que, que l’on adhère à l’un ou à l’autre parti, on ne fasse pas plus que ce que l’ordre exige4.

Pour autant, le point de vue de Théodulphe et des Francs ne doit pas être perçu comme un iconoclasme à la grecque, ainsi, Thomas Noble affirme encore :

Aucun lecteur de l’Opus ne peut passer à côté de deux points fondamentaux qui reviennent constamment. Premièrement, les Byzantins ont eu tort de détruire les images et, à nouveau, d’imposer leur culte. Deuxièmement, les images ne sont autorisées qu’à des fins décoratives et commémoratives5.

Ici, il est difficile de ne pas penser à l’avis de Grégoire le Grand que nous avions rapporté il y a quelques années :

De plus, nous vous informons qu’il est venu à nos oreilles que votre Fraternité, voyant certains adorateurs d’images, a brisé et jeté ces mêmes images dans les Églises. Et nous vous louons certes pour votre zèle contre tout ce qui est fait avec les mains comme objet d’adoration, mais nous vous disons que vous n’auriez pas dû briser ces images. C’est pour cette raison que l’on utilise la représentation picturale dans les Églises, afin que ceux qui ignorent les lettres puissent au moins lire, en regardant les murs, ce qu’ils ne peuvent pas lire dans les livres. Votre Fraternité aurait donc dû à la fois préserver les images et interdire au peuple de les adorer, afin que ceux qui ignorent les lettres puissent avoir les moyens d’acquérir une connaissance de l’histoire, et que le peuple ne puisse en aucun cas pécher par l’adoration d’une représentation picturale6.

Ainsi, la première réaction occidentale au concile de Nicée II est le rejet catégorique. Cette attitude n’a pas considérablement varié durant les siècles qui ont suivi. Ainsi, l’anglican Edward Bevery Pusey relève :

Le deuxième concile de Nicée II ne fut pas d’abord universellement reconnu, même dans les Églises d’Orient et de Rome où il fut reçu. On ne parle que de six conciles généraux en Orient, près de 600 ans plus tard (1339 apr. J.-C.) ; par le pape Nicolas un siècle plus tard (859 apr. J.-C.) et par le pape Adrien (871 apr. J.-C.). Il fut rejeté par 300 évêques de Gaule, d’Aquitaine, de Germanie et d’Italie au concile de Francfort (794 apr. J.-C.) et qualifié de « pseudo-synode » par les auteurs gallicans et allemands du IXe au XIIIe siècle. Son degré de réception fut dû à son insertion dans le Liber Diurnus par Gratien, puis dans le droit canon ; mais le concile de Francfort, qui le rejeta, ne fut jamais abrogé.

Il ne s’agit pas ici du résumé tendancieux d’un auteur anglican. Le cardinal Bellarmin, fervent apologète de la cause romaine, déclare lui aussi que ce concile fut longtemps ignoré en Occident et affirme même que sa première édition occidentale eut lieu à son époque !

Il est très vraisemblable que saint Thomas, Alexandre de Hales et d’autres docteurs scolastiques n’aient jamais vu le deuxième synode de Nicée, ni le huitième synode général […]. Ces conciles sont restés longtemps dans l’obscurité, et furent publiés pour la première fois à notre époque, comme on peut le savoir du fait qu’ils n’existent pas dans les volumes plus anciens des conciles ; par ailleurs, saint Thomas et les autres anciens scolastiques ne font jamais aucune mention de ce synode de Nicée7.

Conclusion

Les discours populaires présentent parfois la crise iconoclaste comme quelques fanatiques s’opposant à une tradition antique, rapidement condamnés par un concile qui a clos les débats. La réalité est toute autre. Le monde académique conclut aujourd’hui très majoritairement que le culte des icône était une nouveauté (le débat consiste plutôt à déterminer s’il s’agit d’une nouveauté du VIe comme le veut la position académique traditionnelle ou d’une nouveauté du VIIe siècle, comme le veut une tendance croissante). Ainsi, des auteurs catholiques romains comme Thomas Noble que nous avons cité ou encore le père Richard Price, qui n’est nul autre que l’éditeur des canons du concile de Nicée II en anglais, concluent pareillement que le culte des icônes était absent des premiers siècles du Christianisme. Pour autant le concile de Nicée II déclare anathèmes ceux qui s’opposent à un tel culte et prétend que cette pratique remonte aux apôtres. Cette prétention invraisemblable a été rejetée d’emblée par les Francs, sous la direction du grand Charles, leur empereur.

Il serait plus exact de dire que le Christianisme fut dans ses premiers siècles aniconique, tolérant parfois un usage didactique des images, que les Églises grecques ont déviées sur ce point en introduisant des notions novatrices et en en faisant un critère d’orthodoxie sous peine du feu de la géhenne. Les évêques de Gaule, de Germanie et d’Italie ont résisté à ces innovations et le concile de Nicée II est resté largement inconnu en Occident jusqu’à l’époque de la Réforme. Le culte des icônes a été promu par la papauté dans le monde latin et y a donc finalement prospéré même sous des formes non admises en Orient (comme les statues et les images du Père). La Réforme protestante a perpétué la pratique antique et réitéré les arguments des conciles de Hiéreia et Francfort, selon les auteurs. Ainsi, le réformé Polanus, à la suite des auteurs médiévaux gallicans, déclare-t-il :

Le deuxième concile de Nicée n’a pas d’autorité, parce qu’il est à la fois un pseudo-concile et qu’il est erroné8.

La tradition protestante est aujourd’hui la seule tradition qui maintiennent à la fois les dogmes des conciles véritablement œcuméniques (Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine ainsi que les compléments des conciles de Constantinople II et III) tout en rejetant l’innovation iconodule, dont les prétentions historiques sont absurdes à laquelle résistèrent les Francs.


  1. En latin : Allata est in medium quaestio de nova Grecorum Synodo, quam de adorandis imaginibus Constantinopoli fecerunt, in qua scriptsum habebatur ut qui imaginibus sanctorum, ita ut deificae Trinitati, servitium aut adorationem non impenderent, anathema judicarentur. Qui supra sanctissimi patres nostri omnimodis adorationem et servitutem renuentes contempserunt atque consentientes condemnavermunt.[]
  2. Noble Thomas F. X., Images, Iconoclasm, and the Carolingians, 2006, pages 182-183.[]
  3. Noble Thomas F. X., Images, Iconoclasm, and the Carolingians, page 183.[]
  4. Théodulphe d’Orléans, Libri Caroli, traduit de l’anglais.[]
  5. Noble Thomas F. X., Images, Iconoclasm, and the Carolingians, page 207.[]
  6. Grégoire le Grand, Lettre à Serenus de Marseille.[]
  7. Bellarmin, De Imag. Sanct. Livre II, 22.[]
  8. Amandus Polanus, Syntagma, traduction par mon ami Charles Johnson, page 4006 de l’édition latine qu’il utilise.[]

Maxime Georgel

Maxime est médecin à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs quatre enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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