Les neurosciences ont-elles enterré l'âme humaine ?
1 février 2020

« Je souffre » serait une autre manière de dire « La terminaison nerveuse 414 du neurone 308p s’active ». Ou plutôt, c’est ce que voudraient nous faire croire certains vulgarisateurs des neurosciences, disciples modernes de Francis Bacon. Toute la théorie de l’âme humaine formulée par Aristote puis par les philosophes chrétiens comme Thomas D’Aquin devrait être balayée, elle ne reflèterait qu’une ignorance antique depuis longtemps réfutée par notre science. Le langage biblique autour de l’âme serait alors soit une preuve de plus d’une erreur dans le texte biblique, soit à ré-interpréter en considérant ces expressions sous un angle matérialiste.

Ce que la raison a déterminé, la science ne pourra le renverser puisqu’elle utilise la raison pour faire ses démonstrations. S’il y a donc des arguments rationnels puissants en faveur de l’existence de l’âme, distincte de la matière, on peut légitimement questionner ces vulgarisations du savoir scientifique. Mais je ne m’arrêterai pas ici sur les arguments philosophiques en faveur de l’existence de l’âme humaine. Je me contenterai de formuler ce que les philosophes chrétiens ont entendu par « âme humaine » et expliquer pourquoi les neurosciences n’ont pas éliminé la plausibilité de son existence, bien au contraire.

L’âme humaine, ses facultés et son émergence de la matière

Si, pour Descartes, l’âme est « le fantôme » dans « la machine » qu’est le corps, ce n’est pas ainsi que les chrétiens ont généralement compris cette dimension de l’homme. Ainsi, un chrétien pouvait très bien parler de « l’âme » d’une plante ou d’un animal. La raison en est qu’en philosophie thomiste et aristotélicienne, on définit l’âme comme « la vie du corps » et on la qualifie par des facultés. Le vocabulaire biblique ne semble pas nous livrer une anthropologie détaillée 1.

Par exemple, l’âme d’une plante a des facultés végétatives comme se reproduire et grandir. L’âme d’un animal a des facultés sensitives comme la vue ou l’odorat. L’âme humaine est, d’une manière unique, dotée de rationalité et de volonté. Cela ne signifie certainement pas que l’homme est un animal avec quelque chose en plus (ni que l’animal est une plante avec quelque chose en plus). En effet, toutes les capacités de l’homme sont marquées de son humanité. Nos capacités sensitives ou végétatives sont en étroit lien avec notre rationalité et notre volonté.

L’âme étant la vie du corps, ce qui la caractérise n’est pas sa totale immatérialité. Notons que nous ne parlons pas de l’homme comme d’une union entre un corps et une âme comme Descartes mais nous disons que l’âme est unie à la matière pour former un corps vivant. Sous le plan de la matière, l’homme est tout entier atomes et molécules et il n’est pas étonnant que, sous le microscope, l’âme n’apparaisse pas. Sous le plan métaphysique, par contre, l’homme est vivant, « animé », c’est-à-dire doté d’une âme qui est sa vie. Sans âme, le corps n’est plus un corps et il n’est certainement plus vivant. Il n’est que matière, bientôt inorganique et décomposée. C’est l’âme qui assure sa cohérence et son unité2. Certaines capacités de l’âme (végétatives et sensitives) sont portées par des organes du corps. D’autres, comme la rationalité et la volonté, transcendent la dimension matérielle de l’homme.

C’est précisément cette dernière phrase qui est contestée par certains. On voudrait nous faire croire que l’organe de la rationalité et de la volonté a enfin été trouvé : le cerveau !

Quand les neurosciences sont thomistes

Ouvrez une boite crânienne et stimulez les différentes zones du cortex. En stimulant un cortex sensoriel, vous obtiendrez des impressions sensibles chez votre sujet (sons, lumières, gouts, etc.). Stimulez le cortex sensitif, et là encore votre patient ressentira des choses. Une lésion du système nerveux périphérique (lésion nerveuse) ou central (du thalamus, en particulier) pourra même entrainer des douleurs avec des topographies précises qui ne correspondent pourtant pas à une véritable agression du corps. Inutile d’examiner la main, elle est indemne. Et pourtant le patient décrit une douleur insupportable de la main. Stimulez maintenant le cortex moteur et vous verrez le bras, la jambe ou d’autres muscles se contracter en fonction de l’endroit précis que vous stimulez.

Et voilà ! diront certains, les mouvements volontaires sont controlés par le cerveau. C’est donc un organe qui contient la volonté humaine. Au revoir Saint Thomas D’Aquin !

Ceux qui parlent ainsi n’ont pas bien considéré ce qu’il se passe lorsqu’on stimule un cortex. On peut faire bouger un membre, mais on ne peut pas faire vouloir bouger un membre. Autrement dit, on peut simuler le trajet nerveux qu’emploient les mouvements volontaires, mais on ne peut pas activer la volonté elle-même. Encore une fois, on peut faire bouger le bras du patient mais on ne peut pas faire que le patient veuille bouger son bras.

Le neurologue qui a fait ces constatations, Wilder Penfield, travaillait à Montréal dans les années 1950 et opérait ses patients alors qu’ils étaient conscients. En effet, le cerveau n’étant pas innervé, aucune douleur n’est ressentie lorsqu’on l’opère. Ce neurologue a aussi remarqué que les patients étaient toujours conscients que les mouvements entrainés par ces stimulations étaient dus à une cause externe. Autrement dit, à la question « Que s’est-il passé ? », ils répondaient « Vous avez fait bouger mon bras » et non pas « J’ai bougé mon bras ».

De même, on peut faire naitre toutes sortes d’impressions sensorielles ou sensitives mais on ne peut pas faire naître un raisonnement du type « 2+6=8 » ni un syllogisme du type :

  1. Socrate est un homme,
  2. Les hommes sont mortels,
  3. Socrate est donc mortel.

Ces opérations (mouvements volontaires et raisonnements), lorsque nous les réalisons, se manifestent par l’activation de certaines zones précises du cerveau mais cela ne signifie pas que ces régions cérébrales sont celles qui réalisent ces opérations. Elles peuvent être le réceptacle physique, l’instrument, d’une opération proprement immatérielle. C’est la raison pour laquelle stimuler précisément ces zones motrices n’entrainera jamais une volonté de bouger mais toujours un mouvement.

Volonté et intellection ne peuvent être générés par une stimulation cérébrale. Or, il s’agit précisément de ce qu’avaient conclu, par des arguments rationnels, Aristote et Thomas. Le cerveau gère les fonctions végétatives et sensitives (au sens philosophique) mais ne fait que véhiculer les opérations intellectuelles et volontaires et y répondre. L’âme a une composante matérielle forte, mais elle transcende cette matière comme un iceberg émergeant de l’eau.

Ces patients qui questionnent

En tant qu’étudiant en médecine, le cerveau m’a rapidement étonné et fasciné. Mon professeur de neurologie aime dire qu’il s’agit du système le plus complexe dans cet univers. Et si l’homme était encore plus complexe que son cerveau ?

Le neurologue Michael Egnor rapporte un cas d’école : une patiente, Katie, est née avec un cerveau dont la taille équivaut au tiers de celui de sa soeur jumelle3. Il fallait annoncer la dure nouvelle aux parents : votre fille n’aura probablement pas une vie normale. Avec les années de suivi, son diagnostic s’est révélé on ne peut plus faux. En effet, son cerveau est resté « incomplet » mais elle a su marcher avant sa soeur, lire et va bientôt valider un diplôme universitaire.

Vers la même période où Penfield dont nous parlions plus haut a fait ses expériences, il était courant de traiter les épilepsies en coupant le corps calleux, dont la fonction est de lier les deux hémisphères cérébraux. Le neuro-scientifique Roger Sperry s’est penché sur ces patients dont le corps calleux avait été coupé. Son étude lui a valu un Prix Nobel. Il a constaté que les impressions sensibles (par la vue ou le toucher) qui étaient présentées à un hémisphère n’atteignaient plus l’autre. Prenons un exemple. L’hémisphère gauche gère le langage et lorsqu’un objet était montré au patient en masquant l’oeil lié à l’hémisphère gauche ou donné à la main liée à l’hémisphère droit, le patient était incapable de le nommer. Ce qui n’était pas le cas lorsque l’information sensitive ou visuelle était apportée à l’hémisphère gauche. Par contre, les patients pouvaient montrer l’objet avec leur main gauche (qui est contrôlée par l’hémisphère droit). Mais, étonnamment, la volonté du patient et son intellect, sont restés unis. Les patients après opération et séparation de leurs deux hémisphères cérébraux, n’avaient pas deux volontés ni deux intellects. Ce résultat de l’étude de Sperry est très significatif dans cette discussion : le cerveau peut être coupé en deux, la volonté et l’intellect ne le seront pas mais les impressions sensibles le seront. Depuis son Prix Nobel, ce constat a été aussi fait chez des patients nés avec leurs deux hémisphères séparés.

Un autre exemple du duel « Science vs. Foi » ?

On pourrait croire qu’historiquement ce débat s’est formulé en terme de science contre dogme. Ce n’est pas le cas. Ce débat est avant tout d’origine philosophique. C’est la raison pour laquelle les noms qui reviennent sont ceux de Descartes, Aristote ou Thomas D’Aquin.

Descartes a décrit l’homme comme étant composé de deux substances totalement différentes, l’une matérielle et l’autre immatérielle (sans expliquer comment deux choses de natures si opposées pouvaient entrer de manière significative en relation). Rappelons que la philosophie chrétienne thomiste ne conçoit pas l’homme comme un dualisme corps-âme absolu mais comme une âme, unie à la matière, formant un corps vivant. Elle précise que l’âme ne « s’épuise » pas dans la matière mais la dépasse et la transcende. Elle a des facultés matérielles, portées par le cerveau, mais elle a des facultés qui ne sont pas par nature matérielles. Le corps, pour être vivant, doit toujours être « animé », c’est-à-dire habité d’une âme. On dit en philosophie que l’âme est la forme de la matière qui compose le corps.

Francis Bacon, quant à lui, reprit Descartes en orientant nos études vers le versant uniquement matériel de l’homme. Ainsi, l’un avait coupé l’homme en deux (alors qu’il est un) et l’autre nous avait indiqué qu’il ne fallait étudier que l’une des moitiés. Peu à peu, on commença même à nier la deuxième moitié et à prétendre expliquer tout l’homme par référence à des phénomènes matériels et à eux seuls.

C’est donc un débat de philosophes qui a lieu ici. Et les scientifiques qui se sont permis d’affirmer l’inexistence de l’âme l’ont fait non pas parce que leurs découvertes scientifiques démontraient cela mais parce que leurs allégeances philosophiques, conscientes ou non, allaient dans cette direction. Une lecture plus précautionneuse des données scientifiques nous montre au contraire que la bonne vieille philosophie thomiste ne doit pas être écartée d’un revers de la main. Elle offre un cadre métaphysique fructueux pour comprendre les découvertes récentes des neurosciences, sans tomber dans un travers dualiste ou matérialiste ni résumer l’homme à une interaction moléculaire à grande échelle.

La médecine : soigner la matière ?

Ce dont j’ai parlé dans cet article n’a pas uniquement pour but de répondre à ceux qui voudraient ridiculiser le Christianisme pour sa foi en un côté immatériel de l’homme. La philosophie de l’âme qui y est exposée a bien des implications, dont une que je mentionnerai ici.

Les cours qui sont donnés actuellement dans les facultés de médecine insistent à juste titre sur le fait que l’on doit prendre en compte la globalité du patient lorsqu’on le soigne. Il me semble que considérer le patient comme un simple phénomène matériel ne permet pas de prendre en compte sa globalité. Soigner un corps, c’est soigner un corps vivant, animé, doté d’une âme. Si nous ne soignions que de la matière, alors nous soignerions des cadavres mais suturer un mort n’a jamais permis à celui-ci de cicatriser. Dit plus exactement, lorsque je m’occupe d’un patient, non seulement je ne dois pas m’occuper de sa dimension matérielle uniquement mais je ne le peux même pas : tout ce que je fais à son corps, je le fais aussi à son âme car elle est la vie (ou la forme philosophique) de son corps. Penser la médecine en termes matérialistes, c’est la penser avec un biais majeur.

Et puis, cela me donne une bonne excuse pour lire Aristote et Thomas D’Aquin au lieu d’aller réviser mes cours : c’est pour être un bon médecin que je fais cela !


  1. L’Ancien Testament n’attribue le nephesh qu’aux hommes et aux animaux et non pas aux plantes. Le mot pour âme peut aussi se traduire par « vie ». En d’autres termes, la Bible n’est ni aristotélicienne ni opposée à Aristote sur le sujet. Elle n’est tout simplement pas un traité métaphysique sur l’âme et utilise un vocabulaire plus ou moins souple, aux limites et frontières différentes que le langage philosophique. Ce n’est pas un souci, un sujet aussi complexe que l’âme peut bien mériter différentes façon d’être abordé ! Il semble toutefois évident qu’elle reconnait l’existence d’une partie de l’homme qui survit au corps mais qui est faite pour vivre « incarnée », ce que la résurrection de la chair manifeste.[]
  2. Il y a des arguments rationnels en faveur de chacune de ces affirmations que je saute volontairement en raison de mon objectif, mais que je pourrai énoncer dans d’autres articles Dieu voulant ![]
  3. Son article, More Than Material Minds, peut être lu dans la version anglaise du magazine Christianisme Aujourd’hui.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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4 Commentaires

  1. Barbey

    Bonjour, je précise qu’il faut faire attention à ne pas confondre ce que dit la philo thomiste-aristotélicienne… avec ce qu’écrit la bible…
    Vous écrivez « Ainsi, un chrétien pouvait très bien parler de « l’âme » d’une plante » certes l’âme végétative semble exister : mais la bible n(attribue jamais d’ême à une plante, mais seulement aux animaux comme aux hommes. De plus il est intéressant de noter dans la vulgate (bible utilisée depuis le 5 ème siecles chez les chrétien) que l’âme a deux nom dont l’un féminin « anima », l’autre masculin ‘animus’. A y chercher de plus près un homme, saint Paul, semble avoir deux âmes ? car la bible par le de son âme en employant le nom féminin et le nom féminin ! Même chose pour l’héroïne Esther qui a une âme au masculin en (Esther 5, 2d « et gratis ac nitentibus oculis tristem celabat animum ») et une au féminin en (Esther 7, 3 « o rex, et si tibi placet, dona mihi animam meam »)….
    Bien à vous,
    Arnaud

    Réponse
    • Maxime N. Georgel

      Bonjour,

      Ce n’est pas en se basant sur la traduction qu’est la Vulgate qu’on peut se faire une idée exacte de l’enseignement biblique.

      Pour ce qui est du langage biblique, qui n’a pas pour but de nous livrer une anthropologie détaillée, en effet le mot âme est réservé aux animaux et aux hommes, à l’exclusion des plantes (bien qu’un passage en Job puisse être interprété comme attribuant l’âme aux plantes). Mais ça ne pose pas de soucis à ma thèse : que l’usage des mots diffère n’implique pas une contradiction de doctrine.

      Par ailleurs, j’avais déjà précisé tout cela dans la première note de bas de page qui dit :

      « L’Ancien Testament n’attribue le nephesh qu’aux hommes et aux animaux et non pas aux plantes. Le mot pour âme peut aussi se traduire par « vie ». En d’autres termes, la Bible n’est ni aristotélicienne ni opposée à Aristote sur le sujet. Elle n’est tout simplement pas un traité métaphysique sur l’âme et utilise un vocabulaire plus ou moins souple, aux limites et frontières différentes que le langage philosophique. Ce n’est pas un souci, un sujet aussi complexe que l’âme peut bien mériter différentes façon d’être abordé ! Il semble toutefois évident qu’elle reconnait l’existence d’une partie de l’homme qui survit au corps mais qui est faite pour vivre « incarnée », ce que la résurrection de la chair manifeste. »

      Réponse
      • Steven

        C’est le cœur qui est le siège de l’âme, c’est peut-être de là qu’émane la volonté et donc c’est normal que ça ne vienne pas du cerveau non ?

        Réponse
        • Maxime Georgel

          Le cœur au sens émotionnel oui, mais pas au sens physique de muscle cardiaque.

          Réponse

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  1. La science du croyant - Pierre Duhem – Par la foi - […] ne pas être “arnaqués”. C’est dans cet esprit que Maxime a écrit son article les neurosciences ont-elles enterré l’âme…

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