Quand l'Assemblée de Westminster fait de la scolastique
16 mars 2020

Voici ce qu’affirme la question 90 du Grand catéchisme de Westminster que voici :

Q. 90. Que fera-t-on aux justes au jour du jugement ?

R. Au jour du jugement, les justes, étant amenés au Christ dans les nuées, seront placés à sa droite, et là, ouvertement reconnus et acquittés,ᶠ il se joindront à Christ pour le jugement des anges et des hommes réprouvés,ᶢ et seront reçus au ciel,ʰ où ils seront entièrement et pour toujours libérés de tout péché et de toute misère ;ⁱ remplis de joies inconcevables,ᵏ rendus parfaitement saints et heureux tant dans leur corps que dans leur âme, en compagnie d’innombrables saints et de saints anges,ᶦ mais surtout ils jouiront de la vision et fruition immédiate de Dieu le Père, de notre Seigneur Jésus-Christ et du Saint-Esprit, pour toute l’éternité.ᵐ Et c’est de cette communion pleine et parfaite, dont les membres de l’Église invisible jouiront avec le Christ dans la gloire, à la résurrection et au jour du jugement.

ᵉ 1 Th 4:17. ᶠ Mt 25:33 ; Mt 10:32. ᶢ 1 Co 6:2–3. ʰ Mt 25:34,46. ⁱ Ep 5:27 ; Ap 14:13. ᵏ Ps 6:11. ᶦ He 12:22–23. ᵐ 1 Jn 3:2 ; 1 Co 13:12 ; 1 Th 4:17–18.

Cela fait plusieurs mois qu’avec les autres contributeurs du blog nous vivons et dormons dans les livres des scolastiques médiévaux et réformés. Et cela nous rend familiers avec certains concepts couramment débattus en scolastique. À la lecture de la réponse à la question 90, une distinction typiquement scolastique m’a frappé et l’occasion se présente donc pour expliquer ce que le catéchisme entend par « vision et fruition immédiate de Dieu ».

Théologie théorique ou pratique ?

Un débat courant en scolastique depuis le Moyen-Âge est le suivant : la théologie est-elle théorique (Henry de Ghent, Durandus, Joannes Rada), pratique (les scotistes), théorico-pratique en étant plus pratique que théorique (Thomas de Argentina) ou théorico-pratique en étant plus théorique que pratique (les thomistes) ? Certains diront même qu’elle est ni l’un ni l’autre (Bonaventure, Albert le Grand, Aegidius, Romanus).

En réalité, la question est la suivante : faisons-nous de la théologie pour mieux connaître Dieu ou pour mieux agir conformément à sa volonté ? Ou les deux ? Plus l’un que l’autre ?

Théologie de la vision et du pèlerin

Mais quel est le rapport avec la vie éternelle et la vision béatifique dont parle Westminster ? Eh bien, les scolastiques avaient compris une chose : la théologie que nous faisons étant sur Terre (théologie du pèlerin) doit se faire en étant orientée vers l’éternité (théologie de la vision). Autrement dit, la connaissance que nous avons de Dieu ici-bas est liée à celle que nous aurons dans l’éternité. Et cela est vrai avant tout parce qu’il s’agit du même Dieu que nous apprenons à connaître ici-bas et celui qui nous connaîtrons parfaitement dans l’éternité : la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, dit Jésus en Jean 17. Cela peut être étonnant pour un lecteur moderne parce que, malheureusement, nous concevons trop souvent la théologie comme une discipline académique qui n’est pas tellement liée à la connaissance qu’une personne a de Dieu. Et, parallèlement, nous insistons sur le fait que c’est celui qui « vit des choses » avec Dieu qui le connaît. Ce faisant, nous en arrivons à l’idée qu’il vaut mieux « mettre en pratique » qu’étudier la théologie et concevons une connaissance sanctifiante (voire salvatrice !) de Dieu qui serait indépendante de la révélation qu’il a fait de lui-même : Jésus-Christ, tel que le témoignage des apôtres nous le présente. Et cela ne revient pas à dire qu’il n’existe aucune connaissance naturelle de Dieu.

Non, celui qui connaît Dieu n’est pas celui qui prétend avoir vécu quelque chose avec lui mais celui qui le connait tel qu’il s’est révélé dans la création et avant tout en Jésus-Christ. En effet, tout ce que nous « vivons avec Dieu » nous est utile uniquement dans la mesure où cela nous pousse à nous confier toujours plus en lui, tel qu’il s’est révélé. Quand je vois Dieu être fidèle dans ma vie, je ne fais que constater à mon échelle une vérité révélée. Et je dois apprendre à me confier en cette vérité avant même d’avoir pu l’expérimenter. Par ailleurs, je dois juger toutes mes expériences à la lumière de la révélation : si j’ai l’impression que Dieu n’a pas été bon ou fidèle, je peux rejeter fermement cette pensée car je sais qu’elle est fausse, même lorsque les circonstances ou « ce que je vis » me suggèrent l’inverse.

Étudier la théologie, c’est apprendre à mieux connaître Dieu, purement et simplement. En tout cas, c’est ce qu’elle devrait être.

La réponse de Thomas D’Aquin

La réponse de Thomas d’Aquin (et la plupart des réformés le rejoindront sur ce point) est que la théologie est à la fois théorique et pratique. Mais là où il se distingue en particulier est dans son insistance sur le fait qu’elle est avant tout théorique. Nous apprenons à mieux agir certes, mais dans le but de mieux connaître, dira-t-il. Par ailleurs, puisque l’intellect est la faculté la plus élevée de l’âme humaine, notre joie éternelle consiste avant tout à jouir de la vision de Dieu, à le contempler dans ce qu’il est de toute éternité (or, c’est l’intellect qui, chez l’homme, contemple les choses dans ce qu’elles sont, c’est-à-dire contemple les essences). Ainsi, puisque notre théologie est toute orientée vers l’éternité, elle est théorique avant tout. Il dira aussi que seul l’homme peut être bienheureux au sens ultime (et non les animaux) or, c’est l’intellect qui le distingue d’eux et c’est donc dans cette faculté que réside sa jouissance éternelle de Dieu.

La réponse des réformés

Le débat prit une autre ampleur à l’époque de la Réforme et en particulier dans la période qui suivit, comme le signale Turretin1. En effet, les hérétiques sociniens et remontrants (ou arminiens) insistaient sur le caractère pratique à l’exclusion du théorique dans la théologie. Leur but était de se servir de cela comme argument en faveur d’une religion universelle et naturelle. En effet, si la « bonne théologie » et donc la bonne connaissance de Dieu est avant tout pratique, alors on peut certainement avoir une bonne connaissance de Dieu, suffisante pour être sauvé, simplement en agissant bien et ce, même si l’on ignore l’Incarnation, la Trinité et les autres vérités révélés par Dieu. Ainsi, concluaient-ils, peut-on être sauvé sans l’Évangile et une religion universelle et naturelle est possible.

Turretin nous dit encore que, parmi les réformés orthodoxes, une diversité d’opinion sur cette question existe. Quasiment toutes les positions sur cette question, d’ailleurs, se retrouvent dans la tradition réformée. Néanmoins, il se permet une réponse : la théologie est théorique et pratique (en accord avec les thomistes) mais elle est avant tout pratique.

Voici ses arguments :

  1. Dieu doit être à la fois connu comme la vérité suprême (théorique) et adoré comme le plus grand bien (pratique).
  2. L’homme est rendu parfait et bienheureux non seulement par la connaissance de la vérité (théorique) mais aussi par l’amour du bien (pratique).
  3. Le principe de la connaissance de Dieu est double : externe par la Parole de Dieu qui nous révèle ce que nous devons croire dans la Loi et l’Évangile (théorique) et interne par l’Esprit qui n’est pas seulement un Esprit de vérité mais aussi de sanctification et de crainte de Dieu.
  4. La vraie connaissance de Dieu s’accompagne toujours d’une sincère adoration de Dieu.
  5. La béatitude éternelle de l’homme ne consiste pas uniquement dans la vision béatifique mais aussi dans la fruition béatifique (nous y sommes !).

La béatitude de l’homme, en effet, ne consiste pas seulement à contempler Dieu mais à l’aimer et l’adorer. Or, aimer Dieu c’est respecter ses commandements nous dit l’apôtre Jean. La vision de Dieu est aussi une fruition, c’est-à-dire une jouissance et un amour de ce qu’il est. On peut le dire autrement, si l’on veut limiter la vision à l’intellect, en disant que la béatitude consiste en la vision et la fruition de Dieu, comme le dit Westminster.

L’Écriture décrit notre béatitude en terme de vision (1 Cor 13:12, 2 Cor 5:7, 1 Jn 3:2) mais aussi en terme d’amour et de sainteté parfaite (1 Jn 4:16, 1 Cor 13:13) et en terme de joie (Mt 25:21, Ap 21:4). Turretin dira que les thomistes comme les scotistes ont tort d’attribuer respectivement la béatitude au seul intellect et à la seule volonté. En effet, selon Turretin, ils « séparent ce qui devrait être uni2 ». Turretin poursuit en affirmant que la béatitude consiste en fait en trois choses : la vision, l’amour et la joie. La vision prendra la place de la foi. L’amour parfait la place de l’amour imparfait. Et la joie, qui est la jouissance en acte, prendra la place de l’espérance, qui est la jouissance en puissance et par anticipation. Le terme fruition désigne ces deux derniers éléments.

Un dialogue entre Thomas et Turretin

Toutefois, Turretin n’est pas si éloigné de Thomas qu’il n’y paraît. Il y a fort à parier qu’il interagissait avec des thomistes qui avaient exagéré certains traits de la théologie de Thomas lui-même. En effet, Thomas dira que la béatitude ne consiste pas exclusivement en la vision mais principalement en elle. Turretin dira, dans le même sens, qu’il y a un ordre particulier entre la vision, l’amour et la joie. La vision engendre l’amour car Dieu ne peut être vu sans être adoré et aimé. L’amour attire la joie à sa suite, car elle en remplit le coeur3. On le comprend, ces trois choses sont distinctes sans être séparées. Ainsi, l’intellect (par la vision), la volonté (par l’amour) et la conscience (par la joie) seront unis à Dieu. Mais c’est de la vision que l’intellect a de Dieu que procèdent les autres perfections. De même, selon Thomas, les facultés sensibles de l’homme seront transformées par retentissement glorieux, pour ainsi dire, de cette vision.

Ainsi, Thomas et Turretin diront que c’est avant tout l’intellect qui jouit de Dieu mais Turretin dira que c’est l’intellect pratique principalement tandis que Thomas dira l’inverse. La connaissance de Dieu est pratique non pas parce que Dieu, l’objet de la connaissance, serait à « mettre en pratique » mais parce que la connaissance que nous avons de lui est dirigée vers un certain but pratique : l’adoration de Dieu qui consiste à l’aimer et trouver notre joie en lui, éternellement. Elle est pratique parce que connaître Dieu pousse à agir droitement. Cela ne revient pas à dire que l’intellect humain ne serait pas satisfait en Dieu et qu’il aurait besoin de connaître autre chose pour être parfait. Mais cela signifie que la béatitude de l’homme ne s’épuise pas dans la contemplation de l’essence divine par l’intellect comme fin en soi. Elle se répand dans la jouissance de cette même essence par nos autres facultés comme seul bien, objet de toute notre affection et source de toute notre joie. Et c’est dans cette harmonie entre nos facultés et cette participation de chacune à l’essence divine que consiste le bonheur éternel de l’homme. Bien qu’un théologien4 puisse mal agir, cela ne réfute pas ce que dit Turretin car un mauvais usage d’une chose n’en abolit pas son droit usage. La vraie foi que nous avons aujourd’hui, qui est une connaissance de Dieu, s’accompagne toujours d’œuvres bonnes. Autrement, elle n’est qu’une foi morte.

Conclusion

Le but de cet article est double. J’ai saisi l’occasion que fournissait cette question pour expliquer une distinction et un débat historique. Mais aussi et surtout, j’ai cherché à souligner la façon dont la doctrine de l’assemblée de Westminster se construit en continuité avec les débats de la période scolastique réformée et, en conséquence, de la scolastique médiévale.

En effet, la relation entre la théologie réformée et la période scolastique ne consiste pas nécessairement à apporter les mêmes réponses (on constate que Thomas et Turretin sont en désaccord dans les nuances de ce débat). Mais la continuité est perceptible en ce qu’ils posent les mêmes questions, dans les mêmes termes et, parfois (voire souvent !), en ce qu’ils apportent la même réponse ou des réponses complémentaires. On ne peut pas comprendre les nuances derrière les formulations de Westminster sans se référer à la longue tradition théologique dans laquelle elles s’inscrivent. Cela est vrai lorsque les Standards abordent la Trinité qu’il faut comprendre en lien avec les débats nicéens et post-nicéens mais aussi dans des détails plus fins comme ces deux termes que nous venons d’explorer.

Par ailleurs, les vérités rappelées dans cet article doivent nous pousser à faire reposer notre foi, notre amour aussi imparfait qu’il soit et notre espérance en Dieu, en attendant le jour où nous le verrons, l’aimerons parfaitement et trouverons toute notre joie en lui.

>> Cet article peut vous intéresser : La Loi naturelle selon les Standards de Westminster


  1. TURRETIN, François, Instituts, I, i, Q7, II.[]
  2. TURRETIN François, Instituts, III, xx, Q8, V.[]
  3. Op. cit., III, xx, Q8, VI.[]
  4. Non pas uniquement au sens académique, mais au sens de « celui qui connaît les vérités sur Dieu ».[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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  1. Le Contra Mendacium de saint Augustin – Par la foi - […] inverse de celui de la Rédemption dans laquelle Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu par la vision…

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