Dans mes recherches en théologie politique, je suis en ce moment en train d’essayer de m’approprier plus en profondeur la théologie politique réformée, et notamment celle de Richard Hooker. Richard Hooker est un évêque de l’Église d’Angleterre (anglican) qui a remporté une victoire décisive contre les puritains à travers son livre Des lois de l’Église (The Laws of Ecclesiastical Polity). Or, plus je découvre les puritains avec lesquels Hooker interagit — cf. sa préface — et moins je reconnais les puritains tels que j’en entends parler depuis dix ans ou bien encore sur le récent article du Bon Combat : « La réforme de l’Église d’Angleterre et l’émergence des puritains ». Il m’a semblé bon dans cet article de mettre en dialogue le premier différend entre conformistes et dissidents, qui deviendra plus tard le schisme entre anglicans et puritains. Ce sera l’occasion pour le lecteur de se faire une idée des débuts de ce mouvement réformé, et le chemin parcouru entre la première génération et un John Bunyan.
Tout le contenu de cet article est une adaptation du chapitre 3 du livre de Bradford Littlejohn The peril and promise of Christian Liberty. C’est à lui seul que doit revenir le crédit, et s’il y a des erreurs, elles sont de mon fait.
Prologue : les querelles vestimentaires
Sous le règne d’Edward VI, successeur d’Henry VIII, l’enfant-roi est moins en mesure de s’opposer au zèle des réformateurs comme Cranmer et Ridley. De plus, l’afflux de théologiens réformés continentaux (Martin Bucer, Pierre Martyr Vermigli, John Knox, etc.) vient augmenter le zèle et le désir de réforme rapide et complète, et ces théologiens étrangers n’ont pas le goût pour la civilité et l’ordre anglais. À l’occasion de deux querelles sur les vêtements liturgiques (en 550 et 1565-1566) ce sont cependant les Anglais qui sont révolutionnaires et les étrangers qui appellent les Anglais à se calmer et obéir au Magistrat. À chaque fois, les magistrats gagnent cette querelle en surface, mais sans traiter la question de fond, ce qui encourage une dissidence encore plus profonde à la génération suivante.
Le premier défi « puritain » est engagé par John Hooper en 1550, un réformé zélé anglais qui préfère la pureté à la concorde. Alors qu’on lui offre l’évêché de Gloucester, il refuse de porter les vêtements épiscopaux trop « papistes » à son goût. Martin Bucer et Pierre Martyr Vermigli essaient de le convaincre que ces vêtements sont une chose indifférente (adiaphoron) et, même s’ils partagent son dédain pour les vêtements épiscopaux, Hooper ne devrait pas se cabrer ainsi pour une chose si indifférente conseillent-ils. Problème : est adiaphoron ce qui est édifiant et bon pour nos frères. Et si jamais ces vêtements n’édifiaient pas nos frères, ne devrait-on pas s’abstenir de les porter ? Et si jamais cela est vraiment indifférent, alors pourquoi contraindre de les porter par un décret du roi ?
Un débat semblable a lieu en 1548 en Allemagne dans un débat entre le Croate Matija Vlačić (Matthias Flacius Illyricus) et Phillippe Mélanchton, alors que ce dernier essaie d’accommoder l’Église luthérienne aux liturgies imposées par les princes catholiques, en disant que ces éléments papistes sont « indifférents » au culte. Vlačić attaque alors ces adaptations selon des critères assez proches de ceux de Hooper. Ce débat influence Hooper et la deuxième vague de querelle vestimentaire des années 1565, sous Élizabeth Ire.
En 1550, une grande question se pose donc : la liberté chrétienne est-elle définie par chaque croyant selon ce qu’il considère comme édifiant (et conforme à l’Écriture), sans contrainte extérieure, comme le dit Hooper ? Ou bien est-ce la liberté pour l’Église de déterminer ce qu’elle considère comme utile au corps entier, sachant qu’à l’époque elle avait surtout besoin de paix et d’unité, comme le défendait Pierre Martyr Vermigli ?
En tout cas, avec Hooper on s’éloigne de la conception henricienne de Starkey et Gardiner. La limite à la liberté n’est pas celle que place le Magistrat, mais celle que place la Parole de Dieu. Les conséquences de cette idée arriveront à maturité à la prochaine génération. Pour l’heure, Hooper cède à l’instruction du Magistrat en quelques mois, à cause de l’accession au trône de Mary « la sanglante ».
La querelle vestiarienne d’Élizabeth
Après le bref intermède de Mary Tudor, c’est sa sœur Élizabeth qui prend le trône d’Angleterre. C’est une protestante sincère, qui a le souci de ne pas exagérer les tensions avec les catholiques de l’intérieur comme de l’extérieur, et apprécie le cérémoniel. Elle se retrouve en conflit avec une fraction de l’Église d’Angleterre, menée par Lawrence Humphrey et Thomas Sapson, qui rentrent d’exil de Zurich avec des désirs de Réforme plus pure. Alors qu’Élizabeth impose de porter des vêtements liturgiques qui remontent à l’époque médiévale, comme du temps d’Henry VIII et d’Édouard VI, ces objecteurs refusent de porter ces « reliques des Amorites ». Ils se retrouvent ainsi en conflit avec les évêques élizabethains, qui tout en pliant, ne rompront pas et obtiendront l’imposition de ces vêtements.
Il faut voir que les deux camps (évêques loyaux à la reine et dissidents puristes) revendiquent la Réforme. Sollicité par Humphrey et Sapson, Heinrich Bullinger intervient de façon décisive dans ce débat en… soutenant les évêques ! Ce qui condamne la cause des dissidents. Les arguments de Bullinger sont en gros les suivants :
- Il faut distinguer la liberté intérieure de la contrainte extérieure (Théologie des deux royaumes). Le port extérieur de ces vêtements n’engage pas la conscience.
- Résister au port de ces vêtements liturgiques est une occasion de persécution inutile, et dommageable à l’Église.
- Bien qu’il préfère le minimalisme liturgique suisse, Bullinger défend que ces choses sont indifférentes.
- Il affirme le droit des magistrat autour des choses sacrées, et craint l’ecclésiocratie néo-papiste que défend Humphrey et Sapson, qui revendiquent une totale indépendance et autorité de l’Église sur elle-même.
On notera qu’il diffère un peu de la contribution de Bèze à ce débat, qui depuis Genève pense lui aussi que les vêtements sont indifférents, mais s’oppose à la contrainte légale.
Les tensions non résolues
En fin de compte, il n’y a toujours pas de consensus sur la définition des adiaphora (ce qui est libre), et la question théologique profonde n’est pas résolue.
En fait le nœud de l’ambiguité est le suivant : tous les protestants sont d’accord qu’il faut obéir au magistrat comme à Dieu. Ils sont aussi d’accord que les lois de l’Église (règles liturgiques, calendrier etc) sont des adiaphora. Mais que se passe-t-il lorsque le magistrat impose une loi civile à l’Église ? S’il faut obéir au magistrat parce qu’il obéit à la Parole de Dieu, ne faudrait-il pas mieux obéir à la Parole de Dieu directement ?
Les débuts du mouvement puritain
C’est entre 1567 et 1572 que se structure le mouvement puritain. La querelle démarre en 1572 lorsque Thomas Wilcox et John Field publient Admonition to the Parliament, un appel à purifier le Book of Common Prayer de ses élements papistes. Il provoque une réponse de John Whitgift. Au début des années 1590, il y a une vraie faction puritaine dans l’Église d’Angleterre, qui se lance dans une attaque frontale du compromis élizabethain. Ils vont plus loin que Genève en défendant le gouvernement presbytérien de l’Église en opposition au gouvernement épiscopal. Thomas Cartwright en est une figure principale. Voilà les deux protagonistes de notre dialogue.
Une remarque d’abord sur les appellations. Bien que nous utilisions beaucoup le terme « puritain » en France, il faut remarquer que c’est un sobriquet qui leur a été attribué par leurs adversaires. À l’époque de ce débat que je m’apprête à retranscrire sous forme de dialogue, il y avait le camp des « conformistes » qui deviendront plus tard « les anglicans », dont le nom vient du fait qu’ils défendaient la conformité à la politique ecclésiale de la reine Élizabeth. Et il y avait le camp des « précisianistes » (futurs « puritains »), parce qu’ils ne voulaient rien d’autres que « l’exacte et précise sévérité des Écritures ». Je garderais donc ces deux étiquettes.
Deuxièmement, la transposition de trois ou quatre livres de polémique théologique en un dialogue reconstruit pour un article de blog amène nécessairement à des imprécisions et des raccourcis. De plus, je n’ai bien évidemment pas repris l’ordre des arguments tels que les protagonistes historiques les ont présentés. Le lecteur intéressé par le contenu réel des arguments s’intéressera à lire directement les livres de Thomas Cartwright (en particulier ses réponses à Whitgift) et ceux de John Whitgift. Je vous encourage en tout cas à ne considérer le dialogue qui va suivre que comme une évocation du débat, et non une présentation rigoureuse de celui-ci. Il est raconté avec toute la précision voulue dans le chapitre 3 du livre de Bradford Littlejohn The peril and promise of Christian Liberty.
Dialogue reconstruit entre John Whitgift (conformiste) et Thomas Carwright (précisianiste)
Thomas Cartwright – J’affirme que ces reliques des Amorites que vous entendez nous faire porter sont détestables et ne devraient pas être exhibées dans nos Églises d’Angleterre. Vous rendez confus le message de la Réforme, en permettant que la pure doctrine reste habillée d’oripeaux papistes, encourageant toute forme de superstition et provoquant la chute du peuple.
John Whitgift – J’affirme que ces vêtements sont adiaphora, ou indifférents, car leur usage ou non-usage ne met pas en danger notre salut. Cependant, sa majesté la reine Élizabeth a jugé bon que ces vêtements soient portés dans toutes les Églises d’Angleterre, et en application de Romains 13, nous devons le faire.
Thomas Carwright – Ici se situe ma première objection : ce ne sont pas les magistrats qui ont autorité sur l’Église, mais la Parole de Dieu seule, interprétée avec le moins d’intervention humaine possible, de manière à ce que seule l’exacte et précise sévérité de l’Écriture s’applique à l’intérieur de l’Église de Dieu. Le regretté John Hooper et messieurs Humphrey et Sapson se sont en leur temps opposés à ces vêtements, mais ils ne sont pas allés assez loin : une grande partie du problème vient du mode de gouvernement de l’Église d’Angleterre, où la Couronne dirige les évêques et les évêques dirigent l’Église comme du temps honni de la tyrannie papiste ! C’est là le modèle établi par l’Écriture. Avoir adopté cette organisation païenne fait que dans l’Église cohabite des croyants et des incroyants alors que l’Église désirée par Dieu ne doit contenir que des purs, guidés par la seule autorité de la Parole de Dieu. En conséquence, il n’y a pas en réalité cet espace de liberté que revendique M. Whitgift et qui permet au magistrat de déterminer le culte.
John Whitgift – Je ne suis pas d’accord avec vous : tout d’abord les Écritures ne sont pas suffisamment précises pour affirmer que seul le gouvernement presbytérien est possible, il y a un peu de liberté à ce sujet. Et en parlant de liberté justement, je suis choqué par la vitesse à laquelle vous tuez la liberté chrétienne au profit d’une « pureté » qui n’est pas biblique ! Vous m’accusez d’être papiste à cause de mes aubes, je vous accuse d’être papiste à cause de l’empire et de la tyrannie que vous désirez avoir sur le cœur des fidèles. Et je vous accuse aussi d’être anabaptiste, à cause de cette idée détestable de l’Église comme seulement constituée de « purs ». Jean Calvin a pourtant bien dit que l’Église est une réalité mixte, composée de « bon grain » et d’« ivraie ». Votre puritanisme ne peut que mener vers la division, et d’ailleurs vos disciples sont déjà en situation de schisme ! Vos plans d’une Église parfaitement pure, composée uniquement de saints ignore donc l’Écriture et la réalité du cœur humain, et il y a de grands chances que vous imposiez une tyrannie légaliste contre laquelle nous nous sommes révoltés à travers la Réforme !
Thomas Cartwright – Ah oui ? Et qu’avez-vous fait du projet de purifier le culte et la société qui est à la base de la Réforme ? Vous parlez comme si tout était permis dans la foi chrétienne, en dehors de quelques comportements minimaux. Mais ce n’est pas vrai : nous sommes sauvés pour ensuite nous conformer à tous les commandements des Ecritures. La sainteté des chrétiens doit être visible, afin de manifester la réalité de l’Église invisible au monde. Il n’y a pas d’Église mixte, mais deux sociétés tout à fait distinctes. Pour autant, cela ne devrait pas mener à la division, car seuls les pasteurs convenablement formés à la parole de Dieu devraient exercer le discernement et la discipline nécessaires à l’Église de Christ.
John Whitgift – Ah ah ! Seul le clergé a le droit d’interpréter et définir les commandements qui s’appliquent aux chrétiens sous peine d’excommunication… Et vous dites que vous n’êtes pas papistes ? Ben voyons… Rappelons-nous que c’est à la liberté que nous avons été appelés, et que pour déterminer les limites de cette liberté afin que nous fassions tout parfaitement dans l’amour du prochain, il revient au magistrat d’établir des règles pour vivre au mieux et préserver cette liberté spirituelle. C’est à lui de définir ce qui est indifférent, et ce qui lie légalement.
Thomas Cartwright – Je pense qu’il vaut mieux regarder du côté des Écritures pour regarder ce qui est indifférent et donc libre : je propose les quatre critères de Paul :
- Tout d’abord cet acte ne doit offenser personne. (1 Corinthiens 10,32).
- Il doit être selon l’ordre et la convenance (1 Corinthiens 14,40).
- Il doit être fait en vue d’édifier (1 Corinthiens 14,24).
- Il doit être fait pour la gloire de Dieu (Romains 14,6-7).
Cela est plus sûr que les caprices des magistrats de la Reine.
John Whitgift – Justement ! La façon la plus sûre de remplir ces critères n’est pas de laisser les individus interpréter selon leur fantaisie si ces critères s’appliquent ou non. Pour eux il suffit de se soumettre au magistrat qui interprète pour eux. En plus la soumission au magistrat remplit les quatre conditions citées par vous, M. Cartwright.
Thomas Carwright – Ah oui ? Et en quoi porter des tutus blancs rigolos est-il édifiant ?
John Whitgift – Ça l’est par accident, parce que l’on se soumet au magistrat établi par Dieu. Romains 13.
Thomas Cartwright – Ah oui ? Et le fait que cette liturgie ait l’air, l’aspect et l’odeur du papisme ?
John Whitgift – Romains 13.
Thomas Cartwright – Qu’elle encourage la superstition ?
John Whitgift – Romains 13.
Thomas Cartwright – Que faire de la corruption de la hiérarchie épiscopale, où nous trouvons parfois des loups en habits d’évêque, nommés par le magistrat ?
John Whitgift – Romains 13.
Thomas Cartwright – Alors c’est tout ? Romains 13 épicétou ? Ah ah ah ! Mon pauvre ami, je peux comprendre que l’on se réfère à des autorités humaines sur des sujets de science ordinaire, et encore, mais dans les affaires divines la parole humaine est sans valeur.
John Whitgift – Je ne conteste pas qu’aucune parole des Écritures ne soutienne l’usage de vêtements liturgiques, mais pourquoi devrions-nous régler toute notre liturgie par l’Écriture ?
Thomas Cartwright – Parce que toutes nos actions doivent être régimentées par la Parole de Dieu ! À moins que nous n’ayons la Parole de Dieu qui nous précède dans tous nos actes, nous ne pouvons être sûrs qu’ils plaisent à Dieu. En effet, nul homme ne peut glorifier Dieu sinon par l’obéissance, mais il n’y a d’obéissance que dans le commandement et le respect de la Parole de Dieu. Ainsi donc la parole de Dieu doit guider l’homme dans toutes ses actions.
John Whitgift – Euh… même le choix des chaussettes ?
Thomas Cartwright – Surtout le choix des chaussettes !
John Whitgift – Vous êtes sérieux ? Il n’y a même pas le mot « chaussette » dans la Bible !
Thomas Cartwright – Et pourtant la Bible doit contenir toutes choses nécessaires pour notre salut, de façon implicite ou explicite. Si les chaussettes n’y sont pas, c’est qu’elle les permet tacitement, dans la mesure où je mets mes chaussettes à la gloire de Dieu.
John Whitgift – Finalement je n’étais pas si stupide avec mon « Romains 13 » !
Thomas Cartwright – Justement ! Les magistrats ne devraient pas s’éloigner de la loi de Moïse ! Tout au plus peuvent-ils l’adapter à l’Angleterre, mais s’en éloigner non, et avoir autorité sur l’Église, jamais !
John Whitgift – Je rappelle alors la position de nos pères réformateurs : la loi de Moïse n’est qu’un exemple de la loi naturelle et universelle de Dieu, tandis que vous la considérez comme étant directement cette loi éternelle. Ainsi donc, selon vous le magistrat ne devrait pas utiliser sa prudence personnelle, mais uniquement adapter la loi biblique ?
Thomas Cartwright – Tout à fait, je dirais même que les magistrats doivent lécher la poussière des pieds de l’Église.
John Whitgift – Et vous pensez vraiment pouvoir tout régler dans l’Église par l’Écriture ?
Thomas Cartwright – Mais oui ! Par exemple, j’ai cette objection à la liturgie de l’Église d’Angleterre : le prêtre, tout absorbé par la lecture de son livre de prière commun est inaudible depuis le fond de la salle. Or il est écrit : « Pierre se tint au milieu du conseil des disciples » en Actes 1,15. Ainsi, il est ordonné par la Bible que le pasteur ne se tienne pas derrière un chancel ou une chaire, mais qu’il soit au milieu de l’assemblée pour être audible de tous !
John Whitgift – Vous étiez obligés de déformer la Bible pour prouver quelque chose où le simple bon sens suffirait ? Et depuis quand un exemple devient-il une loi en plus ! Il est évident qu’on ne peut pas tirer de la Bible tant de détails sans déformer gravement notre interprétation du texte !
Thomas Cartwright – Pourtant, si Dieu a donné d’infinis détails sur la robe des prêtres dans l’Ancienne Alliance, à combien plus forte raison devrions-nous en trouver autant pour la Nouvelle Alliance, si ce n’est plus !
John Whitgift – Mais quel genre de monstre êtes-vous ?
Thomas Carwright – Et toi donc, vipère païenne et idolâtre !
En guise de bilan
On l’a vu, les deux partis ont des défauts graves dans leur argumentation, et sont loin d’avoir réussi à expliquer pourquoi leurs critères pour définir ce qui est libre ou pas sont pertinents. En l’absence d’arguments convaincants, le débat s’enlise et pourrit, et il reviendra à Richard Hooker, une génération plus tard, de fournir au camp conformiste des arguments décisifs permettant le passage à l’anglicanisme.
Vingt ans près cette querelle, Richard Bancroft synthétisera les défauts de la théologie politique puritaine en deux mots : sécularisme dans l’État et cléricalisme dans l’Église. À force de vouloir supprimer avec soin toute ingérence de l’État dans l’Église, l’État n’a plus du tout à s’occuper des affaires de l’Église, et peut dès cet instant aussi bien être chrétien que musulman que cela ne changerait pas grand-chose. Certes, Cartwright était scandalisé de cette idée : mais bien entendu que le Magistrat devait appliquer des lois chrétiennes voyons ! Et pourtant…
Du côté du cléricalisme dans l’Église, il faut revenir sur la théologie des deux royaumes classiques: en fait il s’agit de deux gouvernements l’un intérieur et spirituel, accessible uniquement à Dieu et l’autre extérieur et formel, celui des hommes. Ainsi, tout ce que fait le pasteur quand il enseigne, qu’il discipline, qu’il écoute et conseille est totalement extérieur, et Christ n’a pas d’intermédiaire pour l’œuvre intérieure. Le pasteur parle extérieurement, mais c’est le Seigneur qui transforme intérieurement. En fin de compte la hiérarchie cléricale n’a qu’une valeur relative, et tous les croyants sont égaux devant Dieu, le laïc comme le pasteur. C’est pour cela qu’il est possible d’envisager qu’une partie du gouvernement de l’Église soit entre les mains du magistrat.
Dans la théologie puritaine des deux royaumes, la distinction est entre Église (spirituelle) et État (extérieur). Le pasteur est un vicaire du Christ et un intermédiaire qui distribue les bienfaits spirituels. Pour Cartwright, ce sont deux sociétés différentes, qui ont une hiérarchie un but et une mission différente. Christ dirige les deux royaumes, mais ce n’est guère qu’une union personnelle, rien de plus. En conséquence, tout avis du magistrat sur la marche des conseils présbytéraux est par définition une invasion. Il en résulte un pouvoir absolu du clergé sur les laïcs qui mérite d’être traité de « néo-papisme ». Bradford Littlejohn écrit :
En effet leurs attaques contre la lecture publique de la Parole de Dieu à la place de la prédication suggérait que la Parole directe était de peu d’importance pour le croyant. À la place, [les puritains] mettaient un accent immense sur l’important d’un clergé savant et prêchant seul capable d’interpréter droitement l’Écriture pour le peuple. « Dans la pratique, observe Lake, cela rendait le laïc moyen complètement dépendant du pasteur ». À cet égard, bien qu’il soit certainement digne d’honneur, le prince n’était pas plus élevé que le laïc moyen, et devait en fin de compte soumettre ses décisions politique au jugement des ministres de l’Église. Cartwright, montrant encore moins de subtilité dans le choix de ses références bibliques que d’habitude, déclara :
« Les magistrats doivent gouverner l’Église selon les lois de Dieu prescrites dans sa Parole ; ils doivent la nourrir comme des serviteurs et la diriger en se souvenant qu’ils doivent eux-même se soumettre à l’Église, soumettant leurs sceptres, jetant à terre leurs couronnes devant l’Église, et même comme le dit le prophète : être prêts à lécher la poussière des pieds de l’Église ».
Certes, les presbytériens prétendaient conserver leur autorité uniquement dans la sphère ecclésiale. Mais quand la limite même entre sphère publique et sphère ecclésiale est contestée, n’est ce pas là la recette pour une ecclésiocratie médiévale ?
En fin de compte, la solution puritaine est une catastrophe à ce stade.
Plutôt que de chercher les principes de conduite de l’Église, ils recherchaient une constitution politique, érigeant une tour plutôt qu’un vaisseau de salut. Tout autant que leurs ennemis papistes, ils décrivaient la cité de Dieu comme une cité terrestre, ignorant l’opposition eschatologique entre les deux cités. Leur concept sans nuance de l’Église en tant que corps politique légalement constitué rendait inévitable une rivalité et l’alignement avec la politique séculière.
J. O’Donovan, Theology of Law and Authority in the English Reformation, p. 127.
Et en plus ils n’ont pas mieux résolu que les conformistes le problème de l’intérprétation. Là où Whitgift invoquait en permanence la sainte autorité du magistrat, Cartwright n’a rien trouvé de mieux qu’invoquer en permanence la sainte autorité des Pasteurs. L’aspect arbitraire demeure, et les questions autour du degré de liberté, de qui est le bon intérprète des limites est toujours d’actualité. C’est dans cet état que se trouve le débat lorsque Hooker s’en empare.
Les lecteurs intéressés par cet article et comprenant l’anglais pourront être intéressés par cette conférence prochaine de Littlejohn sur Hooker.
Illustration de couverture : George Henry Boughton, Pilgrims Going to Church, huile sur toile, 1867 (New York, New-York Historical Society).
Merci pour cet article. Intéressant le lien entre sécularisation de l’État et puritanisme. C’est une question qui mérite d’être creusée.
Généralement dans les milieux évangéliques réformés on a une admiration sans faille des puritains, c’est bien d’avoir un autre point de vue.
Article intéressant, merci.
Cela m’a donné envie de replonger un peu dans ce pan de l’histoire.
Je ne partage pas la description faite des arguments de Cartwright (mais tu as annoncé en introduction que cela serait un peu caricatural, alors c’est compréhensible).
Je commence à lire TRES LENTEMENT (ahah) l’ouvrage de Benjamin Brook sur Cartwright ainsi que d’autres écrits connexes. Il me semble que le contexte pris en compte, on aura une toute autre appréciation de la dite querelle.
Il semble même que Théodore de Bèze (successeur de Calvin) et Rudolph Gwalter (successeur de Bullinger) aient été dans le sens de Cartwright plutôt que de Whitgift.
C’est une époque où les abus d’une partie du clergé (grande partie?) et les lacunes en ecclésiologie sont quasi identiques à ceux du temps où la papauté avait la primeur en Grande-Bretagne.
Pour s’en faire une idée, l’Admonition est à lire absolument (https://quod.lib.umich.edu/e/eebo/A00718.0001.001/1:3?rgn=div1;view=toc je donne ce lien car celui auquel l’article renvoi est inactif).
Aussi, B. Brook recense quelques réactions du clergé à ce “pamphlet”… c’est un témoignage édifiant du refus affiché d’envisager une réforme… de la “réforme”.
La querelle vestimentaire, sortie de son contexte, semble ridicule, c’est vrai. Mais, lorsque l’on se souvient du sang des martyrs protestants, et en particulier des Tyndale et autres britaniques refusant la compromission avec les idées papistes, lorsque l’on se rappelle des protestants chassés par les disciples d’Henri (je veux dire ici les partisans de ce protestantisme hybride à mi chemin entre Rome et Genève); on peut comprendre l’enjeu que représente le fait de rejeter “toute apparence de mal” (1 Thess 5.22 et Jude 23 dans une application secondaire mais très suggestive).
On peut du coup se demander si l’appréciation (ou plutôt la dépréciation) de Mme O’Donovan (cf. dernière citation de l’article) n’est pas liée avec son adhésion à l’anglicanisme œcuménique…
Pour le commentaire de Bradford, je suis assez étonné. Ni Cartwright ni ses collègues n’ont rejeté la lecture publique des Ecritures. Ce serait même d’autant plus incohérent que les liturgies continentales (auxquelles ils adhèrent) contenaient toutes, sauf erreur de ma part, de larges portions de l’Écriture lues sans commentaire. Je crois que c’est une méprise que l’on peut rectifier en particulier par la lecture de l’Admonition. En fait, ce qui est critiqué c’est la liturgie strictement dictée par le Book; liturgie prise comme prétexte pour l’économie de la prédication (on peut aussi penser aux pasteurs qui comme les prêtres d’autrefois, ne prêchaient qu’une ou deux fois par mois quand “zélés”).
L’Admonition soulève certains points que l’on peut trouver contestable, en effet. Mais il est crucial de recontextualiser pour relativiser certaines critiques tardives (je ne t’apprends rien ici, je ne prétends pas avoir le quart de ton expérience d’historien.)
En tout cas, ton article a eu le mérite de piquer ma curiosité au sujet de Hooker (l’objectif sous-jacent?).
Par quel écrit de Hooker me suggères-tu de commencer?
Merci à toi.
Bonjour et merci pour se commentaire si encourageant.
Il va de soi que cet article n’a pas d’autre but que d’encourager à découvrir les arguments de l’un comme l’autre. Si mon ambition avait été de représenter fidèlement les arguments, alors l’article aurait été beaucoup plus formel et beaucoup moins intéressant à lire (du moins pour des personnes qui ne connaissent pas encore le débat). Du reste, j’ai gardé le biais pro-Hooker de Littlejohn parce que j’ai trouvé intéressant de voir les puritains avoir un aspect moins digne d’éloges que d’habitude.
Pour ce qui est de la querelle précisianiste-conformiste, je trouve que les conformistes ont effectivement un argumentaire pauvre et insuffisant, et c’est bien normal qu’il n’ait pas suffit à l’époque. Il faudra attendre Hooker pour qu’une vraie réponse suffisante existe (quoiqu’elle n’ait pas suffit à résoudre la querelle sur le moment). Et oui, l’objectif de cet article est bien de piquer la curiosité au sujet de Hooker, j’ai déjà un article qui est en cours de relecture sur le sujet, et je vais écrire un deuxième sur sa théologie politique. Pour ce qui est de Gwalter et Bèze, tout ce que je sais c’est qu’à l’époque, Bèze a lui aussi soutenu les conformistes pour des arguments quasi similaires à ceux de Bullinger, mais a demandé à ce qu’il n’y ait aucune contrainte sur les précisianistes. La realpolitik semble avoir pas mal joué sur les suisses.
Pour ce qui est de la lecture publique, je suspends mon jugement: il me faudrait consulter les sources primaires pour être sûr.
Pour ce qui est des lectures de Hooker, en fait il n’a écrit qu’une seule oeuvre majeure (le reste sont quelques sermons): Of Laws of Ecclesiastical Polity, qui est un des ouvrages majeurs de la tradition réformée, et l’ouvrage fondateur de l’anglicanisme.
Merci encore!
Bonjour Etienne,
Merci pour la réponse;
Juste une rapide précision au sujet de Théodore de Bèze et Gwalter. C’est B. Brook qui mentionne dans son introduction à l’Admonition qu’il aurait été joint à l’Admonition une lettre de Bèze au compte de Leicester (d’ailleurs je suis incapable d’en retrouver la trace, si tu as une piste je suis preneur), ainsi qu’une lettre de Gwalter adressée à John Parkhurst (évêque de Norwich). J’en ai déduit (peut-être hâtivement) que ces lettres allaient dans le sens des puritains… à suivre 🙂
Merci pour Hooker, je note la référence (plutôt volumineuse! donc je pense commencer plutôt par quelques sermons, Dieu voulant).
Bon courage pour la suite de tes recherches.
A fouiller alors^^