Je vous propose un extrait de la Somme contre les Gentils où Thomas d’Aquin critique l’argument ontologique d’Anselme1 (correspondant à une partie de la Somme théologique2 qu’Etienne a vulgarisée ici). Il s’agit dixième et du onzième chapitres du premier tome portant sur Dieu (la raison et la foi, l’existence de Dieu et ses attributs).
C’est un texte de référence qui servira potentiellement à de futurs articles ou vidéos sur les arguments en faveur de l’existence de Dieu, plus généralement la théologie naturelle ou la philosophie de la religion3. Le texte provient du site de l’Institut docteur angélique4
Chapitre 10 : De l’opinion selon laquelle l’existence de dieu ne peut être démontrée, cette existence étant connue par soi
Cette étude, au terme de laquelle on compte avoir démontré l’existence de Dieu, pourra paraître inutile à certains pour qui l’existence de Dieu est connue par soi, si bien qu’il est impossible de penser le contraire et qu’ainsi on ne saurait démontrer que Dieu existe. Voici les arguments mis en avant.
1.- Est connu par soi, dit-on, ce qui est connu dès que l’on en connaît les termes : par exemple, dès que l’on connaît ce qu’est le tout et ce qu’est la partie, on sait que le tout est plus grand que la partie. Or il en va de même quand nous disons que Dieu existe. Dans le mot « Dieu » nous saisissons une chose telle qu’on n’en puisse penser de plus grande. C’est l’idée qui se forme dans l’esprit de celui qui entend prononcer le nom de Dieu et qui en saisit le sens : ainsi l’existence de Dieu est-elle nécessaire déjà au moins dans l’intelligence. Mais Dieu ne peut exister seulement dans l’intelligence ; ce qui existe à la fois dans l’intelligence et dans la réalité est plus grand que ce qui existe dans la seule intelligence. Or l’idée même qu’exprime le nom de Dieu montre qu’il n’y a rien de plus grand que Dieu. Reste donc que l’existence de Dieu est connue par soi, manifestée pour ainsi dire par le sens même du nom.
2.- Il est possible de penser à l’existence d’un être dont on ne puisse penser qu’il n’existe pas. Cet être est évidemment plus grand que celui dont on peut penser qu’il n’existe pas. Ainsi donc on pourrait penser un être plus grand que Dieu, si l’on pouvait penser que Dieu n’existe pas. Reste donc que l’existence de Dieu est connue par soi.
3.- Les propositions les plus claires sont nécessairement celles où sujet et prédicat sont identiques, telle l’homme est homme ; ou celles dont le prédicat est inclus dans la définition du sujet, telle l’homme est un animal. Or il se trouve qu’en Dieu d’une manière éminente, – nous le montrerons plus loin -, son acte d’être est son essence, à tel titre que c’est la même réponse qui est à faire à la question : qu’est-il? , et à la question : est-il? Quand donc nous disons : Dieu existe, le prédicat est identique au sujet, ou du moins il est inclus dans la définition du sujet. L’existence de Dieu est ainsi connue par soi.
4.- Ce qui est connu naturellement est connu par soi ; point n’est besoin pour le connaître d’un effort de recherche. Or, l’existence de Dieu est connue naturellement tout comme le désir de l’homme tend naturellement vers Dieu comme vers sa fin dernière. L’existence de Dieu est ainsi connue par soi.
5.- Ce par quoi toutes les autres choses sont connues doit être connu par soi. Tel est le cas pour Dieu. De même en effet que la lumière du soleil est le principe de toutes les perceptions visuelles, de même la lumière de Dieu est-elle le principe de toute connaissance intellectuelle, puisque c’est en lui que se trouve au maximum la lumière intelligible. Il faut donc que l’existence de Dieu soit connue par soi.
C’est donc sur de tels arguments et sur d’autres semblables que certains appuient l’idée que l’existence de Dieu est tellement connue par soi qu’on ne peut penser le contraire.
Chapitre 11 : Réfutation de l’opinion précédente et réponse aux arguments mis en avant
L’opinion dont on vient de parler tire en partie son origine de l’habitude où l’on est, dès le début de la vie, d’entendre proclamer et d’invoquer le nom de Dieu. L’habitude, surtout l’habitude contractée dès la petite enfance, a la force de la nature ; ainsi s’explique qu’on tienne aussi fermement que si elles étaient connues naturellement et par soi les idées dont l’esprit est imbu dès l’enfance. Cette opinion vient en partie aussi du manque de distinction entre ce qui est connu par soi purement et simplement, et ce qui est connu par soi quant à nous.
Certes, à la prendre absolument, l’existence de Dieu est connue par soi, puisque cela même qui est Dieu est son exister. Mais étant donné que cela même qu’est Dieu, notre esprit ne peut le concevoir, son existence reste inconnue de nous. Que le tout, par exemple, soit plus grand que la partie, voilà une chose connue par soi, purement et simplement, mais qui demeurerait nécessairement inconnue à qui n’arriverait pas à concevoir la définition du tout. Ainsi se fait-il que devant les réalités les plus évidentes notre intelligence se comporte comme l’œil de la chauve-souris en face du soleil.
1.- Il n’est pas nécessaire qu’aussitôt connu le sens du mot Dieu, l’existence de Dieu soit pour autant connue, comme le voulait la première objection. D’abord il n’est pas reconnu de tous, même de ceux qui acceptent l’existence de Dieu, que Dieu est celui dont on ne peut penser qu’il y ait un être plus grand que lui : beaucoup de philosophes de l’antiquité ont pensé que c’était ce monde-ci qui était Dieu. L’interprétation du nom de Dieu, donnée par Jean Damascène, ne laisse non plus rien de tel à entendre. Ensuite, à supposer que tous les hommes voient sous le nom de Dieu un être dont on ne peut penser qu’il y en ait de plus grand, il ne sera pas pour autant nécessaire que cet être dont on ne peut penser qu’il en existe de plus grand, existe en réalité. Le même mode, en effet, doit recouvrir la chose réelle et la définition nominale. Or du fait que l’esprit conçoit ce qui est proféré sous le nom de Dieu, il ne s’ensuit pas que Dieu existe, sinon dans l’intelligence. Il n’y aura donc pas nécessité à ce que l’être dont on ne peut penser qu’il en existe de plus grand, existe ailleurs que dans l’intelligence.
Et il ne s’ensuit pas qu’il existe en réalité un être dont on ne puisse penser qu’il en existe de plus grand. Les négateurs de l’existence de Dieu ne voient là aucun inconvénient ; il n’y a pas d’inconvénient, en effet, à ce que l’on puisse penser qu’une chose est plus grande qu’une autre, soit dans la réalité soit dans l’intelligence, Si ce n’est pour celui qui concède l’existence d’un être dont on ne peut penser qu’il en existe de plus grand dans la réalité.
2.- Il n’est pas nécessaire non plus, comme le proposait la deuxième objection, que l’on puisse penser à l’existence d’un être plus grand que Dieu, si l’on peut penser que Dieu n’existe pas. Que l’on puisse penser que Dieu n’existe pas ne vient pas en effet de l’imperfection ou de l’incertitude de son être, – l’être de Dieu est de soi absolument évident, – mais de la faiblesse de notre intelligence qui ne peut le saisir par lui-même, mais à partir de ses effets, et qui est ainsi amenée à le connaître par la voie du raisonnement.
3.- La troisième objection tombe par là-même. Comme il est évident pour nous que le tout est plus grand que la partie, il est pleinement évident que Dieu existe pour ceux qui voient l’essence de Dieu, puisque, en lui, essence et existence sont identiques. Mais parce que nous ne pouvons pas voir l’essence de Dieu, nous ne parvenons pas à la connaissance de son existence directement, mais à partir de ses effets.
4.- La réponse à la quatrième objection est claire. L’homme en effet connaît Dieu naturellement, de la même manière qu’il le désire naturellement. Or l’homme désire Dieu naturellement en tant qu’il désire naturellement la béatitude, qui est une ressemblance de la bonté de Dieu. Il n’est donc pas nécessaire que l’homme connaisse naturellement Dieu, considéré en lui-même, mais il est nécessaire qu’il en connaisse la ressemblance. Il faut donc que grâce aux ressemblances de Dieu qu’il découvre dans ses effets, l’homme parvienne par voie de raisonnement à la connaissance de Dieu.
5.- La solution de la cinquième objection est également facile et claire. Dieu, sans doute, est ce par quoi toutes choses sont connues, non pas de telle manière que tous les êtres ne soient connus qu’une fois lui connu, comme c’est le cas pour les principes évidents par soi, mais pour cette raison que toute connaissance naît sous son influence.
Illustration de couverture : Antoine Nicolas, Saint Thomas d’Aquin, Fontaine de Sagesse, 1648.
- Je précise Anselme car les arguments ontologiques de Descartes et de Lebiniz par exemple, n’existaient pas encore.[↩]
- Une autre autre oeuvre, la principale de Thomas d’Aquin[↩]
- La discipline de la philosophie qui étudie l’existence de Dieu (la réalité ultime de l’univers) et ses attributs[↩]
- Un institut d’étude catholique qui propose des formations en philosophiques et en théologie pour découvrir Thomas d’Aquin. On trouve toutes ou quasiment toutes les œuvres de Thomas gratuitement en ligne sur leur site.[↩]
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