Du libéralisme philosophique
29 juin 2022

Dans un précédent dialogue sur la laïcité, nous avions prévenu que nous aborderions plus tard la question du « libéralisme politique ». C’est le sujet de ce deuxième dialogue. Cette fois-ci, je m’appuie sur Le libéralisme de Georges Burdeau, éd. du Seuil, 1979. J’en donne ici une synthèse et adaptation, le lecteur pourra se tourner vers ce livre pour avoir les arguments originaux. Cela dit, j’ai tâché de faire une synthèse fidèle.


Étienne – Qui es-tu ?

Erebus1- Je m’appelle Erebus. Prosaïquement, on pourrait dire que je ne suis qu’un outil littéraire destiné à philosopher. Mais je suis aussi bien plus que cela : je suis ce qui suinte de tes lectures d’ouvrages étrangers, je suis l’autre conscience qui hante ton esprit, je suis la voix des autres idées que celles que tu as choisies, et je suis la projection de ta conscience destinée à te convaincre de changer d’avis.

Étienne – Changer d’avis sur quoi ?

Erebus – Aujourd’hui, j’aimerais présenter et défendre le libéralisme classique, cette noble tradition philosophique qui domine notre France depuis la Révolution française.

Étienne – Puis-je t’ignorer et te faire taire ?

Erebus – Oui, mais si tu ne m’affrontes pas, je continuerai d’agir en fond, d’influencer tes pensées, et tu ne reconnaîtrais même pas les marques de mes actes. Discute donc avec moi : soit tu m’exorciseras, et ta conscience sera pure de ce que je propose, soit je te convaincrai de la vérité de ce que je défends, et ta conscience sera pure car plus proche de la vérité. Dans les deux cas, il y a nécessité de débattre avec moi.

Étienne – Expose donc.

Définitions et exposition

Erebus – Au commencement est la liberté. La liberté, c’est la faculté que tout homme porte en lui d’agir selon sa détermination propre, sans avoir à subir d’autres contraintes que celles qui sont nécessaires pour la liberté des autres 2

Étienne – Et d’où vient cette liberté?

Erebus – Elle est naturelle, point. La liberté est une faculté originelle de l’homme, indéfectiblement attachée à sa nature même, qui ne doit rien aux autorités sociales quelles qu’elles soient, et qui, antérieure au pouvoir, limite ses prérogatives. Elle n’a pas à être créée, elle est. 3 C’est pour ça qu’on parle de droits inaliénables. On peut réglementer leur expression, mais jamais les supprimer. Ces droits sont des barrières contre les gouvernements. Elle contient trois principes : autonomie individuelle, propriété, sûreté.

Étienne – Qu’entends tu par autonomie individuelle ? N’est-ce pas faire ce que je veux, et définir mes propres lois ?

Erebus – Oh ciel, non ! Ce serait impie ! Je connais tes convictions chrétiennes, et je t’assure que l’immoralité n’est pas censée avoir de place dans le libéralisme classique. En principe, la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui 4. Ce n’est pas une licence morale de faire tout ce qu’on veut sans morale. Si la chose est présente dès Locke, Montesquieu la formalise en faisant la distinction entre indépendance et liberté

[L’indépendance] provoquant l’anarchie aboutit à l’oppression ; [la liberté] est féconde parce qu’elle consiste à pouvoir faire tout ce que l’on doit vouloir, et n’être pas contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. – Montesquieu, L’esprit des lois, livre XI, chap. 2, cité par Burdeau, p. 43.

Tu vois ? Cela ne s’oppose pas à la loi de Dieu, puisque je défends que nous devons être libres de faire le bien, et ne pas être contraints de faire le mal. Il n’y a qu’à utiliser les définitions bibliques de « bien » et « mal », c’est-à-dire ce qui est conforme ou non à la volonté de Dieu.

Liens avec la morale

Étienne – Pourtant, les libéraux que je connais insistent pour éloigner la morale de la liberté : la morale est construire par l’homme, tandis que la liberté est naturelle, aussi l’usage de notre liberté n’est pas censé s’encombrer de notre morale.

Erebus – Les libéraux du XVIIIe siècle ne séparaient absolument pas liberté et morale : les Anglais à cause du patronage puritain et les Français à cause de leur culte de la vertu. Sans cette réserve, la liberté devient indépendance des puissants et l’autonomie est le privilège des riches. C’est cette déviation au principe qui explique les luttes sociales du XIXe siècle. Comme le dit Lacordaire, entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit. Mais il n’en était pas ainsi au début : pour le « libéralisme classique », la liberté se fait dans la conformité avec la loi naturelle. C’est pouvoir faire librement ce que la loi naturelle nous prescrit et ne pas être contraint à ce que la loi naturelle nous interdit. Ce vocabulaire te parle, n’est-ce pas ?

Étienne – C’est effectivement autre chose. Mais il y a une chose qui me gêne dans l’individualisme utilisé par le libéralisme, c’est qu’il s’oppose à l’État, alors que Dieu a établi l’État pour défendre la Justice et l’ordre nécessaire aux libertés.

Erebus – Je peux te rassurer tout de suite : Le slogan : « laissez-faire, laissez-passer » dit quelque chose du libéralisme, mais le déforme gravement si on le réduit à la seule non-intervention de l’État. Le libéralisme n’est pas de l’hyper-individualisme, ne serait-ce que parce que les projets individuels ont besoin d’un ordre et d’une sécurité garantie par l’État. Le degré d’intervention dépend de la gravité du danger contre la liberté. D’ailleurs, si l’on regarde les libéraux de 1789, aucun n’était libertarien, mais tous comptaient beaucoup sur l’utilisation d’un État fort pour garantir ces libertés. Le libéralisme ne se définit pas par la non-intervention de l’État, mais par une finalité placée dans l’expression des libertés individuelles et la protection des conditions d’expressions de celles-ci. Cette protection peut nécessiter plus ou moins d’interventions.

Étienne – Mais la fin de l’État n’est tout de même pas de nous donner un bac à sable où chacun fait ce qu’il veut !

Erebus – Non ! Là aussi je peux te rassurer. Ces « grands projeeeeeeets » destructeurs que l’on nous fait passer pour de la liberté sont étrangers au libéralisme : Le rôle de l’État n’est pas de créer un univers neuf, ni de décharger l’individu de ses responsabilités, il est d’ouvrir toujours plus largement les possibilités offertes à la liberté que l’individu porte en lui. Et c’est précisément en cela que consiste l’autonomie individuelle. 5

Étienne – D’accord, donc, il n’est pas censé s’amuser à remodeler la société à l’image de je ne sais quelle idéologie destructrice.

Erebus – Eh bien non, cela c’est le socialisme qui le propose. Voici ce que disait Léon Gambetta, un grand républicain du début de la IIIe République.

Ceux-là sont dupes d’une chimère, qui s’imaginent qu’il est prescrit et qu’il est possible au gouvernement de faire le bonheur de tous. Le gouvernement ne doit strictement à tous qu’une seule chose: la justice. Chacun s’y appartenant, il convient à chacun de se rendre heureux ou malheureux par le bon ou mauvais usage de sa liberté.

Léon Gambetta, cité par Burdeau, p. 55.

Si donc tu veux obéir à la loi de Dieu, le libéralisme est ton allié: dans cette vision, il s’agit simplement de faire en sorte que l’État te laisse libre d’obéir à Dieu et ne te contraigne pas à faire ce qui est contraire à la volonté de Dieu. Il corrige le péché, sans te contraindre autrement.

Étienne – Je comprends mieux qu’elle ait séduit des gens comme Alexandre Vinet.

Erebus – Oui, il ne faut pas juger le libéralisme d’après ses ruines actuelles. Il faut d’abord comprendre ses ressorts du début : il fut une doctrine jeune pour un esprit jeune, ayant l’appétit de l’avenir. Après tout, le libéralisme a des racines chrétiennes : le salut est individuel, et la relation à Dieu est individuelle. Tout ce que nous avons fait, c’est poursuivre cette logique jusqu’au bout. La couronne du libéralisme, c’est de consacrer l’individu comme sommet de tout le système. Cela ne s’oppose pas à la société, comme si le but suprême du libéralisme était l’abolition de la société. Simplement, la société existe en vue des droits individuels. Les forces collectives ne sont pas ignorées du tout, mais on refuse qu’elles servent autre chose que des individus au final.

Étienne – Des individus, avec leurs appétits égoïstes ? Ha !

Erebus – En retour, l’individu doit utiliser sa liberté naturelle pour le perfectionnement de la société. La création dans la société ne vient pas des structures ou des institutions, mais des individus. Ainsi une société libérale est féconde et non hédoniste. Réfléchis un peu : dans la Bible, qui est censé faire le bien ? L’administration royale, ou le croyant individuel ? Et à qui le bien doit-il être fait ? Une institution, ou des êtres concrets et individuels que son Dieu et notre prochain ? Non, je te le dis, le libéralisme est compatible avec le christianisme.

Étienne – Oui, enfin Dieu a laissé faire Adam, et cela a provoqué la Chute.

Erebus – Le libéralisme est profondément optimiste. L’idéologie du laissez-faire est une conséquence de cet optimisme. Si un homme est laissé libre, il suivra la conduite où il a le plus d’intérêt. Là où il a le plus d’intérêt, c’est dans une conduite rationnelle. Une conduite rationnelle, c’est la loi naturelle. La loi naturelle est toujours bonne. Donc si l’homme est laissé libre sans entrave ni intervention, ce sera toujours bon. Si l’on suit le rationalisme mathématisant du XVIIIe siècle, c’est inratable.

Étienne – Sauf que ça n’a pas marché comme prévu au XIXe siècle.

Erebus – C’est parce que nous ne l’avons pas appliqué suffisamment bien, et que les individus ont suivi d’autres règles que leur intérêt proprement rationnel. Les socialistes en particulier, avec leur « conscience de classe » ont piraté tout le système. Mais cela est une objection sur l’application, pas sur le principe. Es-tu donc d’accord avec le principe ?

La place de la religion dans le libéralisme.

Étienne – Non, à cause de la définition libérale de la religion. Je remarque d’ailleurs que tu l’as soigneusement évité.

Erebus – Évité quoi?

Étienne – Tu as évité de me dire par quelle mutation il faut faire passer la pure et vraie religion pour la transformer en quelque chose de compatible avec l’ordre libéral.

Erebus – Au contraire, il n’y a pas de mutation : Jésus lui-même dit que c’est à la liberté que nous avons été appelés, et j’ai été bien clair sur le fait que le libéralisme ne considère pas que faire le mal soit une liberté. L’essentiel est que nous soyons libres d’évangéliser. Libres de le dire.

Étienne – Et libres de faire obéir alors?

Erebus – Ah, oh, eh bien…

Étienne – Finis ton exposition, tu as laissé le plus juteux de côté.

Erebus – Ce n’est pas important.

Étienne – Aux yeux d’un libéral. À mes yeux c’est follement important. Puisque le système part de la liberté individuelle pour finir sur la liberté individuelle, la seule règle et loi qui peut être acceptée, c’est celle qui est approuvée par l’individu. Aucune règle ne doit être extérieure à lui, c’est bien cela ?

Erebus – Oui. Le modèle est celui du contrat social : une contrainte librement acceptée par des individus responsables.

Étienne – Le modèle biblique est celui de l’alliance : notre Seigneur a passé alliance avec nous, nous imposant de sa propre initiative droits et devoirs auxquels nous répondons avec joie, mais où notre libre arbitre n’a été que secondairement sollicité. Par conséquent, la religion biblique est une religion publique, normative, qui ne demande pas la permission aux individus.

Erebus – Certes, mais l’essentiel c’est d’aimer Jésus.

Étienne – Contre cela, Le XVIIIe siècle fut le siècle où le libéralisme religieux vint gagner la guerre contre la vieille religion en France. L’idée est que l’Église ne peut imposer que des règles conforme à la raison, et que la raison n’impose de morale que conforme à l’intérêt individuel. Les Lumières ont ainsi séparé la religion et la morale. Burdeau décrit ça en plein dans le mille.

Ce qui importe pour notre propos ici, c’est de souligner l’importance qu’a revêtue, pour le libéralisme, la séparation entre la religion et la morale sociale. Cette rupture, qui est incontestablement le fait du rationalisme, a conduit la pensée libérale à considérer que la religion est une affaire privée entre l’individu et son Dieu ou son Église. Assurément, l’homme peut subordonner sa conduite sociale à sa conscience religieuse, mais c’est là une attitude qui ne concerne que lui. Inversement, dès lors que la morale sociale est séparée de la religion, les Églises doivent s’abstenir d’intervenir sur le plan temporel dans l’aménagement des rapports sociaux: leur domaine, c’est le salut individuel, ce n’est pas de construire ou réformer la société. Les lumières de la foi et celles de la raison n’éclairent pas le même monde. – Ibid., p.111.

Erebus – Allons, le christianisme n’a pas disparu pour autant ! Il n’y a pas eu de conséquences bien graves.

Étienne – Si, il y en a eu trois, et encore une fois c’est Burdeau qui les décrit :

  1. Le libéralisme affranchit l’individu de ses scrupules quant au fait qu’il ne suit pas les préceptes de sa foi : la morale sociale est distincte des lois religieuses, donc Dieu ne me punira pas de vivre dans une société qui n’obéit qu’à sa propre loi. Cela n’est pas conforme à la Bible.
  2. La religion a un rôle subalterne : elle sert surtout à nous consoler de nos difficultés. La religion sert à faire accepter à l’ouvrier la tristesse de son sort en lui promettant la vie éternelle. Il ne reste plus qu’un christianisme castré et domestiqué.
  3. Les personnes religieuses se trouvent détachées du libéralisme : qu’il s’agisse des révolutionnaires marxistes ou des chrétiens intégristes, ils ne peuvent embarquer dans le projet libéral qui sépare à ce point justice morale et justice sociétale. Ironique, quand on considère que le libéralisme se concevait comme un moyen d’accéder à la vertu prêchée par les religions.

Erebus – Certes, mais ce sont des abus.

Étienne – Non, c’est le principe même du libéralisme.

Erebus – Nous sommes tout de même contraints d’y adhérer, puisque la société toute entière est façonnée selon ces principes.

Étienne – Tu l’as dit toi-même, ce qu’il en reste n’est plus que les ruines du libéralisme, et non sa meilleure expression. Les ruines sont destinées à servir de matériaux pour une nouvelle société.

Erebus – Vas tu donc renoncer au libéralisme?

Étienne – Quelle idée ! Je vais faire ce que l’École de la République m’a appris : utiliser mon sens critique pour déconstruire toutes les traditions et participer à une communauté civique parfaite.

Erebus – Et donc renoncer au libéralisme ?

Étienne – Il est peu d’idoles que je souhaite autant briser.


Illustration: Horace Vernet, Louis-Philippe, duc d’Orléans, nommé lieutenant général du royaume, quitte à cheval le Palais-Royal, pour se rendre à l’hôtel de ville de Paris, le 31 juillet 1830, huile sur toile, 1832 (château de Versailles).

  1. Pour la petite histoire, Erebus est le nom d’un personnage du mythe fondateur de l’univers de Warhammer 40k, une figure corruptrice comparable au serpent de Genèse 3[]
  2. Georges Burdeau, Le libéralisme, p.40.[]
  3. Ibid., p.41.[]
  4. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, art. 4.[]
  5. Ibid., p.55.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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