« Une justice étrangère » – L’imputation chez Bernard de Clairvaux
29 mai 2023

La Synopsis purioris theologiae est une précieuse introduction à la dogmatique réformée. Dans son chapitre sur la justification devant Dieu (De justificatione hominis coram Deo), elle cite quelques mots de Bernard de Clairvaux : « Il fallait qu’on imputât à l’homme une justice étrangère, puisqu’il n’en avait aucune en propre. » (Assignata est homini justitia aliena, quia caruit sua). Une brève recherche sur la source de cette citation m’a donné de découvrir un extrait plus conséquent et particulièrement intéressant, que j’aimerais commenter et mettre en perspective avec d’autres extraits des œuvres de saint Bernard. Cet extrait est issue d’une lettre du prédicateur contre les erreurs de Pierre Abélard. La lettre est si longue qu’elle est rangée à part, parmi les traités de saint Bernard.


Texte

Mais, si la servitude de l’homme est un effet de la justice, sa délivrance est l’œuvre de la miséricorde, et d’une miséricorde mêlée de justice, car il entrait dans les vues de la miséricorde du Libérateur d’user de justice plutôt que de puissance comme d’un remède plus propre que tout autre à détruire l’empire du démon. Car de quoi était capable l’homme esclave du péché et du démon, pour recouvrer la justice dont il était déchu ? Il fallait qu’on lui imputât une justice étrangère, puisqu’il n’en avait aucune en propre. C’est ce qui fut fait. (Assignata est ei proinde aliena, qui caruit sua ; et ipsa sic est.) Le prince de ce monde s’est présenté, et quoiqu’il n’ait rien trouvé dans le Seigneur qui lui donnât droit sur lui, il n’en a pas moins porté les mains sur cet homme innocent ; voilà comment il a mérité de perdre le pouvoir même qu’il avait sur l’homme coupable. Lorsque celui qui n’était point soumis à l’empire de la mort fut injustement condamné, il en a justement délivré, ainsi que de la servitude du démon celui qui y était sujet ; il n’est pas juste, en effet, que l’homme paie deux fois sa dette. C’est l’homme qui doit, c’est l’homme qui a payé. Car, dit l’Apôtre « Si un seul homme est mort pour tous les autres, il s’en suit que tous les autres sont morts en lui (2 Corinthiens 5,15), parce qu’on leur impute la satisfaction donnée par celui-ci » (Nam si unus, inquit, pro omnibus mortuus est, ergo omnes mortui sunt : ut videlicet satisfactio unius omnibus imputetur, sicut omnium peccata unus ille portavit) . Comme il s’est chargé des péchés du genre humain, on ne fait point de différence entre celui qui fait le péché et celui qui l’expie, attendu que les membres ne font qu’un seul et même corps avec leur chef Jésus-Christ ; or, le chef a satisfait pour ses membres, le Christ a souffert pour ses propres entrailles, lorsque, selon l’Évangile de Paul, qui dément celui de Pierre — Abélard, — « Jésus-Christ est mort pour nous et nous a fait revivre avec lui, quand il a expié nos péchés, effacé et détruit la cédule de notre condamnation, en l’attachant à sa croix, et qu’il a dépouillé les Principautés et les Puissances ennemies. » (Colossiens 2,13)

16. Plaise au Ciel que je sois parmi les dépouilles qui ont été enlevées aux puissances adverses et que je sois passé avec les autres aux mains du Seigneur ! Si Satan court après moi, comme Laban courut après Jacob, et s’il se plaint aussi que je me sauve sans l’avoir prévenu, qu’il sache que je dois m’échapper de chez lui, comme je m’étais enfui de chez le premier maître que je servais avant lui, sans prendre congé de lui ; que si le péché fut la cause secrète de mon esclavage, une justice plus impénétrable encore est la cause de ma délivrance. Eh quoi, j’ai été vendu gratuitement et je ne serais pas racheté de la même manière ! Si Assur me tyrannise injustement, pourquoi lui rendrai-je compte de mon évasion? S’il me dit que c’est mon père qui m’a livré à lui, je lui répondrai que c’est mon frère qui m’a tiré de ses mains. Si j’ai participé au péché d’autrui, pourquoi ne participerai-je pas à la justice d’un autre ? Je suis devenu pécheur par le fait d’un autre, je suis justifié également par le fait d’un autre. L’un me transmet le péché avec son sang, l’autre verse son sang pour moi, afin de me communiquer sa justice. Eh quoi, l’origine que je tire d’un pécheur, me transmettra son péché et le sang de Jésus-Christ ne me communiquera point sa justice ? Mais, dira-t-on, la justice est toute personnelle, elle ne vous appartient pas : je le veux bien, mais que la faute aussi soit personnelle ; si la justice demeure au juste, pourquoi le péché ne resterait-il point au pécheur? Il est contraire à la raison d’imputer au fils l’iniquité de son père et de ne lui point imputer l’innocence de son frère. D’ailleurs, si un homme est l’auteur de la mort, c’est un homme aussi qui l’est de la vie, car si « tous les hommes sont morts en Adam, tous les hommes revivent en Jésus-Christ » (Romains 5,12), et j’appartiens à l’un à plus juste titre qu’à l’autre, attendu que si je tiens au premier par la chair, je tiens au second par l’esprit, si je suis corrompu par l’origine que je tire de l’un, je suis sanctifié par la grâce que je reçois de l’autre. Pourquoi me charger encore de l’iniquité du premier ? j’oppose au défaut de ma naissance, la grâce de ma renaissance, d’autant plus que la première est charnelle, tandis que la seconde est spirituelle. Ces deux naissances ne sauraient être mises en parallèle, car l’esprit doit prévaloir sur la chair ; plus sa nature est excellente, plus son mérite doit être supérieur, et la seconde génération doit nous causer plus de bien que la première ne nous a fait de mal. Il est vrai que j’ai trempé dans la faute, mais je participe aussi à la grâce : or, «il n’en est pas de la grâce comme du péché, car si nous avons été condamnés pour un seul péché nous sommes justifiés de plusieurs péchés. » (Romains 5,16) Le péché vient du premier homme, la grâce vient de Dieu ; l’un est notre père mortel, mais l’autre est notre père qui est dans les cieux ; une naissance terrestre peut me donner la mort, combien plus une naissance divine me donnera-t-elle la vie ? Craindrai-je d’être rejeté du Père des lumières, quand il m’a affranchi du pouvoir des ténèbres et justifié gratuitement dans le sang de son Fils ? Quand il me justifie, qui osera me condamner ? Lorsqu’il me fait miséricorde quand je suis pécheur, me condamnera-t-il quand je suis juste ? Je dis juste, non pas de ma justice, mais de la sienne. Or, quelle est-elle cette justice ? L’Apôtre répond : « Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui. C’est lui qui nous a été donné de Dieu le Père, pour être notre justice. » (Romains 10,24) Eh quoi, une justice que Dieu m’impute ne serait point à moi ? Si mon péché vient d’ailleurs, pourquoi ma justice n’en viendrait-elle point ? Après tout, il vaut bien mieux pour moi l’emprunter à un autre que de la trouver dans mon propre fonds : l’une serait sans gloire auprès de Dieu, mais, comme je reçois celle qui opère mon salut, je ne puis m’en glorifier que dans le Seigneur qui me la donne. Si je suis juste je n’en tire point vanité pour qu’on ne puisse me dire : « Qu’avez-vous donc que vous n’ayez reçu, et si vous l’avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l’aviez point reçu ? » (1 Corinthiens 4,7

Lettre CXC, VI, 15-16 (traduction par l’Abbé Charpentier, Louis de Vivès, Paris, 1866).

Commentaire

Pour Bernard, l’homme par le péché originel s’est vendu à la puissance de la mort et du diable. Le Christ, ayant satisfait la justice divine pour ses membres en devant frère du genre humain et en mourant pour leurs péchés, a du même coup délivré l’homme de la mort et de l’empire de Satan. Dans cet extrait, nous en apprenons toutefois bien plus, et si vous êtes accoutumé des débats entre les catholiques romains et les réformés, vous devez avoir une petite idée de ce que je vais dire.

En bref, Bernard nous livre une compréhension de la justification qui est forensique et extra nos, par imputation de la justice du Christ par la foi. Voici quelques éléments saillants pour s’en convaincre :

  1. Il oppose à la justification la condamnation et l’accusation. Il est question de « cédule » et de « dette ». La première raison de considérer que la justification en vue est forensique est donc le vocabulaire utilisé.
  2. Lorsqu’il traite de notre « dette », Bernard nous dit que l’homme ne peut plus être condamné car le Christ l’a été : l’homme ne peut pas payer deux fois sa dette. La deuxième raison est la logique qui est à l’œuvre.
  3. Après avoir commencé cette exposé, Bernard répond à qui accuserait cela d’être une fiction légale : la justice n’est-elle pas personnelle ? L’objection qu’il anticipe est une raison supplémentaire de penser qu’il a en vue une justice forensique.
  4. En réponse à cette objection, Bernard part de ce que son objecteur admet déjà : le péché originel. En Adam, en effet, nous sommes coupables d’un péché que nous n’avons pourtant pas personnellement commis, en vertu de notre relation avec lui, qui est notre père. De même, en vertu de notre relation entre la tête et le corps, la justice du Christ peut nous être imputée. Si l’on admet l’un, comment objecter à l’autre ? Ainsi, la réponse qu’il apporte est une raison supplémentaire.
  5. « Lorsqu’il me fait miséricorde quand je suis pécheur, me condamnera-t-il quand je suis juste ? » On pourrait peut-être penser à la lecture de cette question rhétorique que le sens est le suivant : lorsque j’étais un pécheur, j’ai obtenu la rémission de mes péchés, maintenant que je me conduis avec justice comment serai-je condamné ? Mais Bernard s’empresse de préciser « non pas de ma justice, mais de la sienne ». Cette justice « vient d’ailleurs », elle n’est « pas la sienne », elle est « empruntée à un autre », elle est « étrangère », autant de termes qui ôtent toute ambiguïté possible quant à ce qu’il entend par « imputation ». Le caractère extérieur au croyant de la justice qui est imputée est une raison supplémentaire.
  6. Comment acquérir cette justice ? Elle est gratuite mais, nous dit Bernard, elle est promise à « tous ceux qui croiront en lui ». Le moyen par lequel on accède à cette justice est une raison supplémentaire.
  7. Enfin, Bernard nous dit que cette justification s’opère entièrement pour la gloire de Dieu et cela parce que tout est par grâce et que cette justice qui « opère le salut » est reçue du Seigneur gratuitement, sans mérite ni contribution. La finalité de cette justification est une raison supplémentaire.

Ces quelques éléments me permettent de fournir d’autres remarques complémentaires.

Premièrement, comme j’ai eu l’occasion de le partager à plusieurs reprises à des amis suite à la lecture de divers textes des Pères, je pense que les textes à propos du péché originel sont les plus à même de nous éclairer sur ce que ces auteurs pensaient concernant ce qui s’est appelé chez les réformés « la doctrine des alliances ». La logique de Bernard ici est celle de représentation et les images vont en ce sens : un père qui représente ses enfants, une tête qui agit pour le corps. Notons toutefois que le lien dans ces deux métaphores est réel et non surimposé à la réalité. C’est ainsi que Théodore de Bèze ou Zanchi répondait à l’accusation de fiction légale : l’union mystique du croyant avec le Christ est réelle, le transfert de justice l’est tout autant.

Deuxièmement, cet extrait est loin d’être une exception chez Bernard et ce n’est pas sans raison qu’il est le médiéval le plus cité par Jean Calvin. Dans un sermon sur le Cantique des cantiques, aussi cité par la Synopse, il dit par exemple : « Ô vraiment heureux, celui à qui le Seigneur n’impute point ses péchés ! (Romains 8,23) Car, pour ce qui est d’être exempt de péché, nul ne saurait le prétendre. Tous ont péché, et tous ont besoin de la grâce de Dieu (Romains 8,33)1. Et qui accusera ses élus ? Il me suffit, pour être juste, d’avoir pour favorable celui seul que j’ai offensé. Tout ce qu’il a résolu de ne me point imputer, c’est comme si je ne l’avais jamais commis. Ne point pécher, cela n’appartient qu’à la justice de Dieu ; mais la justice de l’homme, c’est l’indulgence de Dieu2. » Pour être juste, selon Bernard, il suffit que Dieu soit satisfait, propice (propitium), à notre égard et cela est possible parce que le péché ne m’est pas imputé et la justice m’est imputée. Là encore, cette non imputation du péché ne risque-t-elle pas d’être accusée de fiction légale, si l’on accuse l’imputation de la justice ? En effet, Dieu a décidé de considérer ce péché « comme si je ne l’avais jamais commis », alors que je l’ai bien commis réellement !

Il est encore intéressant de noter que Bernard fait usage de Colossiens 2 à l’appui de son propos, là où bons nombres de polémistes catholiques romains veulent aujourd’hui écarter ce texte comme insignifiant pour le sujet de la justification puisqu’il concernerait exclusivement la question de l’abolition de la loi cérémonielle.

En bref et au risque du simplisme, Bernard nous offre une compréhension de la justification qui est par la foi, par la grâce seule, qu’elle réside dans les mérites de Christ seulement et pour la gloire de Dieu seulement.

Si ce sujet vous intéresse, pensez à consulter notre série de vidéos sur les pères de l’Église et la justification et notre vidéo répondant à l’accusation de fiction légale. Pour une étude plus détaillée de la doctrine du salut chez Bernard de Clairvaux, consulter Bernard of Clairvaux : Theologian of the Cross de Anthony N. S. Lane, qui argumente dans le même sens que le présent article.


  1. Le traducteur s’écarte ici à la fois du latin de Bernard et du texte de Paul : il est bien question de déchoir de la gloire de Dieu et non d’avoir besoin de sa grâce.[]
  2. O solus vere beatus, cui non imputabit Dominus peccatum ! Nam qui non habuerit peccatum, nemo. Omnes enim peccaverunt, et omnes egent gloria Dei. Quis accusabit tamen adversus electos Dei ? Sufficit mihi ad omnem justitiam solum habere propitium, cui soli peccavi. Omne quod mihi ipse non imputare decreverit, sic est quasi non fuerit. Non peccare. Dei justitia est; hominis justitia, indulgentia Dei. (Sermones in Cantica canticorum, Sermo XXIII, §15, PL 183:892C-D. La traduction est par l’Abbé Charpentier, Louis de Vivès, Paris, 1866.)[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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