L’objet de la prédestination est-elle l’homme créable, ou capable de chute ; ou bien l’homme créé et déchu ? Nous nions le premier, affirmons le second.
Pour ceux qui connaissent, le sujet de cette question est le débat entre supralapasarianisme et infralapsarianisme. Ne vous en faites pas, nous allons définir avec soin chaque mot. Les grandes querelles sotériologiques du XVIIe siècle qui ont abouti aux canons de Dordrecht ont été lancées par cette question précise, lorsque Théodore de Bèze a explicité sa position « supralapsaire ». C’est en réaction à ce supralapsarianisme que les arminiens ont exagéré dans l’autre sens, jusqu’à ce que la majorité réformée se stabilise autour de la position « infralapsaire ». Maintenant il faut définir les mots.
Souvent on résume la position supralapsaire en disant « Dieu a choisi ses élus avant (supra) la chute (lapsus)». Le souci, c’est que cette formulation (1) laisse entendre que le temps existe en Dieu, ce qui est exclu et (2) rate l’essentiel de la position. La question n’est pas quand Dieu choisit ses élus, mais sur quel type d’humains Dieu fait son choix. Dieu choisit-il ses élus parmi les hommes « purs » puis décrète la chute pour ensuite les sauver ? Ou bien, position infralapsaire, décide qu’il y a une chute (et donc un salut) et parmi les hommes déchus fait son choix d’hommes à sauver.
Alors ? Qui est l’objet du décret d’élection ? Les hommes avant la chute, ou après la chute ? Supra ou infra lapsum ? Cette question a été tranchée en faveur de l’infralapsarianisme par le synode de Dordrecht :
C’est ici que se découvre principalement la profonde, miséricordieuse et pareillement juste distinction entre des hommes qui étaient également perdus.
L’élection est le propos immuable de Dieu, par lequel, selon le très libre et bon plaisir de sa volonté, par pure grâce, il a, en Jésus-Christ, élu au salut avant la fondation du monde — d’entre tout le genre humain déchu par sa propre faute de sa première intégrité dans la péché et la perdition, — une certaine multitude d’hommes, ni meilleurs ni plus dignes que les autres, mais qui, avec ceux-ci, gisaient dans une même misère.
Canons de Dordrecht 1.6 et 7
Avant d’attaquer les argumentations, je préviens de suite : considérant qu’il n’y a pas de débat contemporain sur ce sujet, je ne vais pas exposer les objections, ni aller avec autant de détails que le fait Turretin. L’intérêt de cet article est historique, pour ceux qui voudraient vraiment aller dans tous les détails et nuances, lisez directement François Turretin, Instituts de théologie élenctique, locus 4, question 9.
Contre le supralapsarianisme (§§ 9-14)
Turretin réfute le supralapsarianisme en disant ceci :
Premièrement, une non-entité ne peut pas être l’objet d’une prédestination. En effet, « Augustin avant le péché » est une non-entité, puisque tous les êtres humains naissent sous son emprise et que dès qu’ils sont créés, c’est à dire qu’ils passent de la non-existence à l’existence, ils sont déjà déchus. Or, le principe de la prédestination, c’est d’orienter un objet vers une fin (Augustin au salut éternel). S’il n’y a pas d’objets parce qu’il n’est pas encore créé, il ne peut pas être orienté vers le salut éternel.
Deuxièmement, on a un dilemme : soit tous les hommes créables font l’objet d’une prédestination, soit seulement certains d’entre eux. Mais aucun des deux ne fonctionne. Pas le premier, parce qu’il y a une multitude d’homme possibles qui auraient pu être créés, et ne font l’objet d’aucune prédestination, ni sauvés ni damnés. Pas le deuxième, car il n’y a aucun critère possible qui ferait que certains êtres créables seraient prédestinés et pas d’autres, vu qu’aucune qualité ne les sépare.
Troisièmement, l’élection se fait à cause de la miséricorde de Dieu et la réprobation se fait à cause de la justice de Dieu. Or chacun de ces attributs s’exerce sur un homme déchu, et non un homme créable.
Quatrièmement, si la position supralapsaire est vraie, alors ça veut dire que la création et la chute sont des moyens d’être sauvés. C’est problématique pour les raisons suivantes :
- L’Écriture n’en parle pas ainsi : la création et la chute sont des conditions de départ du salut, pas des moyens d’être sauvés.
- Quand le moyen est actualisé, la fin doit suivre. Or, il n’y a aucun lien nécessaire entre la création, la chute et le salut, puisque des hommes sont créés sans être nécessairement sauvés.
- Le moyen doit être du même ordre que la fin. Or la création et la chute sont des événements de l’ordre naturel, tandis que le salut et la réprobation sont d’ordre surnaturel.
- Cela veut dire que Dieu a décidé de sauver ou punir des hommes dont l’existence n’était pas encore décidée. Absurde.
Encore une fois, la création et la chute ne sont que des conditions de départ du salut, une sorte d’argile à travailler. La gloire de Dieu n’est donc pas atteinte par l’infralapsarianisme, comme si l’on « retirait » à son honneur.
Cinquièmement, c’est une position facile à diaboliser : Dieu aurait donc décidé de punir un homme avant de le rendre coupable ? Il ne les punit donc pas parce qu’ils sont des pécheurs, mais les hommes sont pécheurs parce que Dieu décide de les punir. Historiquement, ce scandale a donné du carburant aux arminiens et à tous les troubles qui ont suivi.
Pour l’infralapsarianisme (§§ 15-20)
Il est plus sûr de défendre que l’édit d’élection s’applique aux hommes déjà déchus.
Premièrement, il est écrit en Jean 15,19 parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde. Nous parlons bien ici de l’élection éternelle, et elle s’applique à une masse d’homme déchus.
Deuxièmement, nous sommes élus en Christ, c’est à dire en tant que personnes rachetées et sanctifiées par lui : En lui Dieu nous a élus avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irréprochables devant lui. (Éphésiens 1,4) Or, cela n’a de sens que si l’élection en Christ s’applique à des personnes ayant besoin d’être rachetées et sanctifiées par lui. Donc l’élection s’applique aux hommes déchus. Je passe sur certaines objections.
Troisièmement, Le potier n’est-il pas maître de l’argile, pour faire avec la même masse un vase d’honneur et un vase d’un usage vil ? (Romains 9,21) Cet argile qui est l’objet de la prédestination est bien une masse « corrompue ». Pourquoi ?
- Que nous parlions des « vases de colère prêts pour la perdition » (v. 22) ou des « vases de miséricorde » (v. 23), chacun de ces attributs — colère ou miséricorde — ne peut s’appliquer qu’à des hommes perdus, et non des hommes créables.
- Romains 9,21 est une illustration de l’argument principal impliquant Isaac et Ésaü, tous deux affectés par la chute (v. 11).
- Le « vase de colère » est une illustration d’Ésaü, qui n’est pas pur et innocent, mais coupable.
- C’est l’opinion d’Augustin qui appelle cette masse de Romains 9,21 une masse de perdition (Enchiridion 25). Il dit aussi : Parce que toute la masse est condamnée, la justice est rendue en conformité, et la grâce donne un honneur indû. […] Ils sont fait de la même masse, que, à cause du péché, Dieu condamne avec justice et mérite. (Lettre 194, à Sixte). Cf. aussi Contre deux lettres des pélagiens § 2 ; Contre Julien 5,7.
Je passe sur les objections supralapsaires à cette interprétation. Le jour où quelqu’un écrira à ce sujet, je pourrai y répondre en me basant sur Turretin.
Quatrièmement, la manifestation de la gloire de Dieu tient à la manifestation de sa miséricorde pour les élus et de sa justice sur les non élus. Romains 9,22-3 : Et que dire, si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience des vases de colère prêts pour la perdition, et s’il a voulu faire connaître la richesse de sa gloire envers des vases de miséricorde qu’il a d’avance préparés pour la gloire ? Comme on l’a déjà dit, cela préssupose des hommes déchus. En sens inverse, la prédestination interprétée de façon supralapsaire est une exercice de pouvoir absolu et autocratique et non de miséricorde ou de justice.
Témoignages de Jean Calvin et la confession de foi de la Rochelle (§ 30)
Dans la rhétorique chrétienne classique, depuis l’Antiquité, il est courant de conclure une défense par des citations patristiques. Ici, Turretin affirme que l’infralapsarianisme est soutenu par Jean Calvin, et le soutient par les citations suivantes.
Quand le sujet de la prédestination survient, j’ai toujours enseigné, et j’enseigne encore que nous devons toujours commencer par que tous les réprouvés qui meurent et sont condamnés en Adam sont laissés dans la mort à juste titre.
De la prédestination éternelle de Dieu.
Il convient de traiter avec précaution de la question non seulement parce qu’elle est obscure et cachée dans les recoins les plus profonds du sanctuaire de Dieu ; mais aussi parce que c’est une curiosité stérile qui ne doit pas être encouragée ; une spéculation trop élevée est à la fois la nourrice et l’élève d’une telle curiosité. D’autre part, à partir de la postérité condamnée d’Adam, Dieu choisit qui lui plaît et répouve qui il veut : cette doctrine est bien mieux adaptée à l’exercice de la foi, et peut être maniée avec plus de fruit. J’insisterai bien plus sur cette doctrine qui s’appuie sur la corruption et la culpabilité de la nature humaine, non seulement parce qu’elle induit plus de piété, mais aussi parce qu’elle est plus théologique.
Ibid.
Si tout a été pris à partir d’une masse corrompue, il n’y a pas de quoi s’étonner qu’ils soient sujets à la condamnation.
IRC 3.23.3.
Il est vrai que la cause proche de la réprobation est parce qu’ils sont maudits en Adam.
Commentaire sur Romains 9,11.
Enfin, l’infralapsarianisme est aussi l’opinion défendue par la Confession de foi de la Rochelle, soit la foi des Églises réformées de France :
De cette corruption et de cette condamnation générales où tous les hommes sont plongés, nous croyons que Dieu retire ceux que, dans sa volonté éternelle et immuable, il a élus par sa seule bonté et miséricorde en notre Seigneur Jésus-Christ, et cela sans considération de leurs œuvres.
Confession de foi de la Rochelle, article 12 (nous soulignons).
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