Cet article, paru en anglais sur le site internet du magazine réformé Credo Magazine, vise à étudier le développement de la théologie naturelle (en gros les preuves de l’existence de Dieu et des sujets proches) à différents moments de l’histoire de la tradition réformée. Il prouve par cela que les réformés forment une tradition monolithique qui a toujours approuvé la théologie naturelle, depuis les premiers réformateurs jusqu’après les Lumières, en passant par les puritains.
La « théologie naturelle » est une expression assez large qui embrasse toutes les connaissances religieuses accessibles à la raison, indépendamment de toute révélation surnaturelle. Elle ne se limite donc pas à ce que l’on peut connaître de Dieu en contemplant le monde naturel mais elle inclut également d’autres notions qu’on peut retrouver dans les religions comme l’existence de l’âme, s’il est raisonnable ou non de s’attendre à une vie après la mort et à un jugement dernier, et ce que pourraient bien être nos devoirs envers Dieu et notre prochain. Dans l’histoire de la tradition réformée anglo-saxonne, la théologie naturelle a souvent été présentée en même temps qu’avec des arguments spécifiques en faveur du christianisme. Par exemple : y a t-il ou non de bonnes raisons de croire que Jésus est ressuscité d’entre les morts ? La Bible est-elle une révélation divine ? Si le monothéisme s’avère vrai, une conception trinitarienne de Dieu est-elle plus convaincante qu’une vision unitarienne ?
Les avocats de la théologie naturelle pensent qu’au moins certains arguments sont bons. En ce qui concerne les arguments déductifs, cela signifie qu’ils sont probants ; c’est-à-dire qu’il est plus raisonnable d’accepter leurs prémisses que de les rejeter et que leur conclusion suit logiquement des prémisses. En ce qui concerne les arguments inductifs, cela signifie que le théisme (ou n’importe autre vérité à propos de la religion) est la meilleure explication de certains faits accessibles à la fois aux croyants et non-croyants.
Il existe une théorie sur l’histoire de la théologie naturelle au sein du protestantisme qui a prévalu parmi les historiens, qu’ils fussent chrétiens ou non : la thèse de l’assimilation. Celle-ci affirme que la théologie naturelle et l’utilisation de preuves par les chrétiens est apparue principalement au XVIIIe siècle comme une réponse à l’exaltation de la raison par les Lumières et à leur rejet de toute révélation surnaturelle. Confrontés à ce développement de pensées (toujours selon cette théorie), de nombreux théologiens chrétiens, y compris les réformés, se seraient rendu compte qu’il était nécessaire de fonder leurs croyances dans la raison1. Le « second chapitre » de cette histoire continue ainsi : les découvertes ultérieures de la philosophie et de la science auraient montré que ces arguments étaient intenables, forçant donc les apologètes à remettre en cause leurs prémisses fondatrices.
L’historien non croyant annoncera de façon triomphale qu’il s’agit d’un retrait de la raison pour laisser place à la foi, le seul cadre approprié à la religion. Pour l’historien chrétien, ce récit s’achève avec la repentance des apologètes quand ils réalisent qu’eux (ou leurs prédécesseurs) ont délaissé par erreur leur véritable fondement épistémologique : la révélation surnaturelle. En général, les historiens séculiers et religieux (tenants de « la thèse de l’assimilation ») reconnaissent tout deux que les arguments de la théologie naturelle (tels qu’ils sont définis ci-dessus) ne sont pas logiquement probants.
La théologie réformée après les Lumières
Après ces quelques remarques introductives, nous pouvons désormais nous intéresser à l’histoire de la théologie naturelle au sein de la tradition réformée. Nous commencerons d’abord par des points récents qui font consensus, puis nous remonterons dans le temps jusqu’à la Réforme protestante. C’est un fait bien connu qu’à la fin du XIXe siècle et au XXe, un grand nombre de théologiens réformés (et peut-être une majorité de pasteurs réformés) ont soit rejeté la théologie naturelle sans détours, soit l’ont redéfinie en la vidant de sa substance — à savoir en la rendant dépendante de présupposés chrétiens — ce qui revient aussi à la rejeter. On peut penser à Karl Barth (1886-1968) au sein de la tradition néo-orthodoxe (courant sur lequel cet article ne s’attardera pas), à Herman Bavinck (1854-1921), à Cornelius Van Til (1895-1987) et à Gordon Clark (1902-1985), deux figures de proue dans les milieux réformés conservateurs (bien que les deux aient des différences non négligeables), et enfin à deux disciples de Van Til dont les écrits sont très lus, Greg Bahnsen (1948-1995) et R.J. Rushdoony (1916-2001). John Gerstner (1914-1996) et son étudiant R.C. Sproul (1939-2017), furent en revanche les plus connus des défenseurs réformés récents de la théologie naturelle.
Il est aussi peu controversé d’affirmer que la plupart des théologiens réformés des XVIIIe et XIXe siècles ont adhéré sans réserve à la théologie naturelle. Jonathan Edwards (1703-1758) écrivait que « rien n’est plus certain que l’existence d’un être non créé et illimité2». Les œuvres des théologiens de la première génération de l’université de Princeton sont imprégnées de la théologie naturelle. Dans sa théologie systématique en trois volumes, un grand classique, Charles Hodges (1797-1878) répond ainsi à l’affirmative à la question « L’existence de Dieu peut-elle être prouvée ? » :
L’existence de Dieu est un fait objectif. On peut montrer que c’est un fait qu’on ne peut pas nier rationnellement… La plupart des objections qui visent à montrer que les arguments en question ne sont pas concluants découlent d’une mauvaise compréhension de ce qu’ils sont censés démontrer. Il est souvent pris pour acquis que chacun de ces arguments a pour but de prouver l’entière doctrine du théisme. En réalité, un argument peut prouver un seul élément de cette doctrine, tandis que d’autres arguments peuvent en prouver d’autres éléments. L’argument cosmologique démontre l’existence d’un Être nécessaire et éternel, l’argument téléologique que celui-ci est intelligent, l’argument moral, que cet Être est une personne possédant des attributs moraux.
Charles Hodge, Systematic Theology, t. 1, pp. 202-203.
Les œuvres de William Shedd (1820-1894) et de John Dick (1764-1833) regorgent d’énormément d’arguments de la théologie naturelle. Dick écrit : « Il y a de nombreux livres dans lesquels l’existence de Dieu est démontrée par des arguments si forts et concluants qu’il n’est pas aisé de concevoir comment tout homme qui les a étudiés peut continuer à être athée3.»
La théologie naturelle chez les Puritains
Il s’ensuit que, pour savoir qui est en droit de revendiquer une continuité avec la tradition réformée, nous devons nous tourner vers les réformés d’avant les Lumières. La thèse de l’assimilation ne nous sera d’aucun secours car elle est invalidée par ce que pensait de la théologie naturelle le groupe le plus important, le plus influent et le plus nombreux des réformés d’avant les Lumières : je veux parler des puritains, qui étaient des pasteurs et des auteurs des deux côtés de l’Atlantique environ à la fin des années 1500 jusqu’au début des années 1700. Jusqu’à peu, il était courant de dire que les puritains rejetaient la théologie naturelle. Mais comme je l’ai montré dans mon livre Puritanism and Natural Theology (2016), cette vision des puritains est complètement erronée. L’écrasante majorité d’entre eux a adopté la théologie naturelle autant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Ils s’en servaient étonnamment – avec des arguments probants en faveur du christianisme – à des fins aussi bien pastorales, polémiques que missionnaires. Même la petite minorité de « dissidents » ne l’ont pas rejetée de façon catégorique mais ont seulement exprimé des réserves quant à son utilité. Les arguments en faveur de l’existence de Dieu et l’inspiration des Écritures étaient des éléments élémentaires de leurs catéchismes et ce jusqu’au début du XVIIIe siècle. Le commentaire pédagogique de Thomas Vincent (1634-1678) sur le Petit Catéchisme de Wesminster de 1647 dont l’épître élogieuse fut signée par quarante puritains n’en est qu’un exemple parmi d’autres :
- Comment savons-nous que Dieu est la vérité et qu’il existe vraiment ?
- Par plusieurs arguments, qui sont suffisants pour convaincre tous les athées du monde s’ils sont prêts à écouter leur propre raison.
On peut trouver un autre exemple dans l’épigraphe du livre The Christian’s Daily Walk (1627) de Henry Scudder, un des livres de méditation les plus populaires au début du XVIIe siècle. Ce livre de catéchèse avait deux buts : poser les fondements de la foi chrétienne indépendamment de l’autorité de l’Église catholique romaine et aider les fidèles en proie au doute. Comme John Preston s’est exprimé ainsi alors qu’il prêchait sur l’existence de Dieu dans les années 1620 :
Même si l’on pourrait penser que personne ne doute de cela [l’existence de Dieu], ces preuves sont utiles, d’abord parce qu’elles servent à répondre aux objections secrètes de l’athéisme auxquelles nous sommes tous sujets, et ensuite partie parce qu’elles renforcent ce principe en nous, à savoir que Dieu existe. C’est un fait qui est très nécessaire à confirmer car nous avons là le principal fondement de l’entièreté de la religion chrétienne au sujet duquel on ne pourra jamais suffisamment enfoncer le clou : sans cela, c’est tout l’édifice qui s’écroule. Par conséquent, que nul ne pense que les preuves que nous allons utiliser pour rendre cette vérité manifeste sont une chose vaine.
À mesure que l’athéisme et le déisme gagnaient en popularité après le milieu du XVIIe siècle, les puritains ont produit de nombreux traités apologétiques remplis d’arguments en faveur de l’existence de Dieu et du christianisme. Parmi ces ouvrages, on compte : The Unreasonableness of Infidelity (1655), Reasons of the Christian Religion (1667), et More Reasons for the Christian Religion (1672) de Richard Baxter ; A Seasonable Apology for Religion (1673) de Matthew Poole ; Natural Theology (1674) de Matthew Barker ; The Living Temple (1675) de John Howe ; Considerations of the Existence of God and Divinity of the Christian Religion Proved (1676 et 1677) de William Bates ; Discourses Upon the Existence and Attributes of God (1682) de Stephen Charnock ; The Wisdom of God Manifested in the Works of the Creation (1691) de John Ray ; The Reasonableness of Personal Reformation (1691) de John Flavel ; The Truth of the Christian Religion Demonstrated (1700) de Cotton Mather ; ainsi que Discourse Concerning the Existence and Omniscience of God (1702) et Discourse Proving the Christian Religion (1716) d’Increase Mather.
Abraham Pierson (1608-1678) et John Eliot (1604-1690) ont beaucoup utilisé la théologie naturelle et les preuves du christianisme pour amener à la foi les Indiens de la Nouvelle-Angleterre. Lorsque Pierson se lança dans sa mission auprès de la tribu quinnipiac, les autochtones de la rive nord de Long Island en 1654, il rédigea un traité intitulé Some Helps for the Indians; shewing them how to Improve their Natural Reason, to know the true God, and the Christian Religion, dont les trente premières pages offrent une introduction accessible à la théologie naturelle et aux preuves de la véracité de la foi chrétienne. Ce travail fut rapidement traduit dans le dialecte algonquin pour être utilisé par les missionnaires de la baie du Massachusetts. Il fut également inclus dans A further accompt of the progresse of the Gospel amongst the Indians in New-England (1659) de John Eliot, œuvre pour laquelle l’évêque puritain Edward Reynolds rédigea une préface où il fait l’éloge de la méthode de Pierson en la décrivant en ces termes : « un cours approprié et nécessaire à ceux qui souhaiteraient convertir et amener les païens à croire en la Vérité. »
Les puritains avaient une confiance particulièrement grande en leurs arguments en faveur de l’existence de Dieu. John Owen (1616-1683), l’un de leurs auteurs les plus prolifiques, dit d’eux qu’ils sont « tellement infaillibles que toute personne capable d’exercer sa raison à l’étude de ces preuves, de leur originalité, de leur ordre, de leur nature et de leur utilité doit nécessairement en conclure qu’elles sont probantes ». Il ajouta aussi que s’il se trouvait quelqu’un pour contester ces arguments, « il suffirait de lui répondre qu’il est atteint de folie et qu’il n’a pas l’usage de sa raison si tant est qu’il le soit réellement ; s’il n’est pas atteint de folie, qu’il argumente en contradiction flagrante avec sa propre raison, comme il est possible de le démontrer.4»
Ce simple survol de l’usage de la théologie naturelle par les réformés se suffit à lui-même pour renverser quiconque fait remonter l’approche « classique » de la théologie naturelle et des preuves rationnelles du christianisme au XVIIIe siècle, comme une réponse aux Lumières. Si l’on se tourne désormais vers l’Europe continentale de cette période, on peut ajouter à cette longue liste le grand et fameux François Turretin (1623-1687) qui défendit avec vigueur la théologie naturelle face aux objections des sociniens : « Les orthodoxes au contraire, enseignent uniformément qu’il y a une théologie naturelle, en partie innée (dérivée du livre de la conscience par le moyen des notions communes, ἐκ τῆς κοινῆς ἐννοίας) et en partie acquise (à partir des études des créatures). » (Institution de théologie élenctique, 1.3.7) Turretin ne s’arrête pas en si bon chemin avec la théologie naturelle mais va plus loin en affirmant que les arguments en faveur de l’inspiration divine de la Bible, « bien qu’ils ne soient pas suffisants pour une démonstration complète de la chose, sont d’une grande importance dans sa confirmation et dans la conviction des non-croyants. » (op. cit., 1.4.) Peter van Mastricht (1630-1706) élabore un « usage quadruple » de la théologie naturelle, le deuxième « est destiné aux païens et aux athées, qu’elle réfute avec le plus d’efficacité. » Van Mastricht soutient que la théologie naturelle démontre non seulement l’existence de Dieu, mais qu’elle réfute également le polythéisme et démontre le devoir que nous avons de l’adorer5. Ainsi, dans la tradition réformée, nous avons déjà une affirmation forte, bien que non uniforme, de la théologie naturelle et des preuves chrétiennes qui s’étend sur une période de 300 ans, de 1600 à 1900 environ. Nous avons déjà à cette période, à quelques exceptions près, une pleine adhésion à la théologie naturelle au sein de la tradition réformée.
La théologie naturelle chez les Réformateurs
Qu’en est-il des premiers réformateurs tels Jean Calvin (1509-1564), Ulrich Zwingli (1484-1531), Heinrich Bullinger (1504-1575), et Pierre Martyr Vermigli (1499-1562) ? Il est vrai que la théologie naturelle occupe une place de second plan dans leurs œuvres. Mais cela s’explique par le fait que l’athéisme était bien loin de leurs préoccupations. Bien entendu, la question se pose de savoir s’il y avait de véritables athées en Europe avant le XVIIe siècle. Le déisme non plus n’était pas un mouvement important à cette période. La polémique qui battait son plein les opposait au catholicisme : leur problème crucial était de démontrer que l’autorité des Écritures ne dépendait pas de celle de l’Église. Leur réponse — dans les grandes lignes — était la suivante : bien qu’il existe de bons arguments qui permettent de prouver l’inspiration divine de la Bible et qu’on puisse accorder un poids considérable au témoignage de l’Église à travers les âges, la Bible porte en elle-même un témoignage immédiat par la voix de Dieu qui y parle et le témoignage intérieur du Saint-Esprit qui donne aux régénérés une pleine assurance en ce qui concerne sa vérité. Turretin faisait la distinction entre les arguments « externes » et les arguments « internes ». Calvin disait des arguments externes qu’ils n’étaient « ni peu nombreux ni faibles »6. Mais il insiste sur le fait que « ces raisons ne sont cependant pas suffisantes pour fonder une entière conviction tant que le Père céleste, faisant briller sa divinité et supprimant tout doute et toutes les questions, ne lui confère un solide respect au-delà de toute discussion. ». À quoi il ajoute que « ceux qui veulent démontrer par des arguments, aux incrédules, que l’Écriture est de Dieu agissent de façon inconsidérée. Seule la foi le sait.7»
Pour autant, les premiers réformateurs ont quand même abordé régulièrement la théologie naturelle. De plus, quand on lit les passages de leurs écrits sur le sujet, on arrive difficilement à trouver des différences significatives entre leur position et celle de leurs successeurs des trois prochains siècles. Calvin est plein d’enthousiaste lorsqu’il traite de la manière dont les œuvres de la création et en particulier l’humanité attestent « de façon quasi infinie » l’être, la sagesse et la puissance de Dieu. Vermigli s’exprime d’une façon similaire dans son commentaire de 1558 sur l’épître aux Romains. Zwingli allait jusqu’à penser que la théologie naturelle pouvait même – par la grâce de Dieu – suffire à sauver des païens qui n’eussent pourtant jamais entendu l’Évangile, une opinion qui suscita l’ire de Luther mais qui reçut l’approbation implicite de Bullinger8
Il y eut bien sûr toute une diversité de positions au fur et à mesure que la tradition réformée se développa. Il est par exemple plus probable de trouver ce que j’ai appelé des condamnations « rhétoriques » de la « raison » chez les puritains aux débuts du mouvement (avant 1640) plutôt qu’à son milieu et à sa fin9.
Certains étaient plus à l’aise que d’autres pour parler de la théologie naturelle comme d’un « fondement » de la révélation surnaturelle. Les arguments pour le théisme furent développés et affinés en réponse à la montée de l’athéisme et du déisme. Il existe néanmoins une tradition monolithique qui a perduré jusqu’à la naissance de l’approche apologétique réformée néerlandaise moderne à la fin des années 1800. Nous ne verrons pas ici par manque de place comment ce courant s’est développé et comment il a réussi à prendre une influence considérable sur la théologie réformée américaine du XXe siècle.
Les limites de la théologie naturelle
Il faut tout de même souligner la compréhension réformée classique de la théologie naturelle a toujours inclus une articulation équilibrée de ses propres limites. La force logique de ces arguments est une chose, leur succès concret dans l’histoire de la philosophie — où toute révélation surnaturelle est absente — en est une autre. Même à leur pleine puissance logique, ils sont incapables de nous apprendre des choses sur la Trinité (même s’ils peuvent nous fournir quelques indices et confirmations), le chemin du salut par Christ et de démontrer nos devoirs moraux propres aux chrétiens. Le fait qu’on puisse prouver l’existence de Dieu n’implique pas qu’on puisse le comprendre parfaitement. On faisait une différence radicale entre des choses « contraires à la raison » et des choses « au-dessus de la raison ». On voyait les arguments visant à démontrer l’inspiration des Écritures comme étant secondaires et seulement préliminaires à la pleine assurance issue de l’œuvre du Saint-Esprit. La plupart des théologiens réformés soutenaient que nul ne pouvait être sauvé sans connaître Christ, soit parce que la Bible dit que le contraire est impossible, soit (c’était par exemple l’avis de Calvin) parce que la théologie naturelle révèle la justice de Dieu, mais non pas sa miséricorde ni sa volonté de nous pardonner. Quelques théologiens réformés pensaient que la miséricorde divine était une vérité enseignée par la théologie naturelle, bien qu’à un degré infiniment moindre que dans l’É1vangile. Une minorité d’entre eux pensaient que rien ne pouvait empêcher la grâce de Dieu d’amener occasionnellement des païens à une repentance sincère basée sur la connaissance qui leur était accessible grâce à la théologie naturelle. Selon moi, ces réserves permettent de répondre à au moins quelques critiques les plus courantes émises par les réformés d’aujourd’hui contre la théologie naturelle.
Certains ont laissé entendre que deux doctrines centrales de la foi réformée, le sola Scriptura et la corruption totale, étaient incompatibles avec la théologie naturelle. Le sola Scriptura est la doctrine selon laquelle la Bible est l’unique source d’autorité absolue pour la foi chrétienne. Cela n’implique pas pour autant qu’elle soit la seule source et autorité pour définir nos croyances. En effet, la confession de Westminster, l’un des documents fondateurs les plus caractéristiques de la tradition réformée introduit sa première partie sur la doctrine de l’Écriture en affirmant que « la lumière naturelle, les œuvres créées et la Providence témoignent de la bonté, de la sagesse et de la puissance de Dieu jusqu’à rendre les hommes inexcusables.10» La Bible elle-même enseigne la validité de la théologie naturelle. Dans cet extrait, les rédacteurs de la confession ont cité deux versets en notes de bas de page pour soutenir leur propos, deux lieux communs : Romains 1,19-20 et Psaumes 19,1-4. Paul reproche aux Corinthiens leur besoin d’instruction apostolique pour savoir ce qu’ils auraient déjà du apprendre de la nature : La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas… ? (1 Co 11,14).
Quant à la « corruption totale », il est naturel pour nos contemporains de comprendre cette expression lorsqu’ils l’entendent comme un synonyme de celle-ci : « être totalement corrompu, dépravé ». Il se trouve toutefois que dans un contexte théologique, le terme « total » fait référence à l’extension et non pas au degré de corruption. Cela signifie que les effets du péché originel s’étendent à toutes les facultés de la personne humaine. Cela inclut sa raison, que la chute a, selon les théologiens réformés, endommagée de deux manières. La première fut un affaiblissement de notre capacité à penser logiquement de telle sorte que, même avec un cœur et une volonté renouvelés, nous restons sujets à l’erreur dans nos raisonnements. Selon l’un des premiers puritains anglais, Thomas Spencer (fl. 1628-1629), il est possible de remédier en partie à cette infirmité en étudiant la logique — dont la théologie est bien un exercice. La seconde est un blessure morale qui persiste dans les régénérés mais qui domine les non régénérés. Elle tord nos raisonnements lorsque toute une série d’arguments convaincants pointe vers des vérités que nous refusons d’accepter. Comme la décrivait ainsi William Bates, un autre puritain : « la volonté corrompue soudoie l’intelligence pour argumenter en faveur de ce qu’elle désire.11»
Toujours est-il qu’aucun de ces défauts ne sape totalement le projet qu’est la théologie naturelle. Comme on vient de le mentionner, on peut remédier au défaut intellectuel par le biais de la théologie naturelle. Concernant le défaut moral, bien entendu, seule la conversion peut le guérir, conversion qui nécessite l’action surnaturelle de la grâce de Dieu. Mais cela n’invalide en aucun cas les différents moyens et les préparations que Dieu peut utiliser pour amener quelqu’un à la conversion, qu’il s’agisse de la théologie naturelle, un groupe de chrétiens attractif, une expérience avec l’art, l’amour et ainsi de suite. On ne devrait pas non plus mesurer les bénéfices de la théologie naturelle à sa efficacité pratique pour amener des gens à devenir chrétiens. Même si elle n’était parvenue qu’à limiter l’influence de l’athéisme et à maintenir une crainte de Dieu dans la population, elle resterait une initiative très utile. Un peu comme le « premier usage de la loi » auquel les réformés ont toujours adhéré12. En outre, la théologie naturelle et les preuves du christianisme ont une troisième grande utilité en plus de la conversion et de limiter le mal civil : fortifier la foi de croyants en périodes de doutes. La force du témoignage de l’Esprit varie grandement en fonction des chrétiens. Comme nous le rapportent à la fois la Bible et l’histoire de l’Église, même ceux qui en ont le plus bénéficié ont eu leur « nuit obscure de l’âme13» lors de laquelle ce témoignage semble disparaître. Comme Richard Baxter le disait :
J’ai remarqué que beaucoup de gens n’osaient pas exprimer leurs doutes sous peur d’être couverts de honte pour avoir douté du christianisme et de la vie à venir. Ces doutes ne sont jamais bien résolus et mènent une sorte de double vie : ils sont intérieurement incroyants à moitié en même temps qu’ils continuent à porter « l’enseigne de Christ » à l’extérieur. Ces personnes ont grandement besoin d’aide même s’ils ont honte de faire part de leurs besoins.
Même les plus pieux se plaignent de leur foi imparfaite. Et trop de bons chrétiens sont hantés par de telles tentations : l’athéisme, le blasphème et l’incrédulité, surtout lorsque la mélancolie les surprend. La vie elle-même devient pour eux un fardeau ! Celui qui a eu l’occasion d’entendre la détresse de tant d’entre eux est totalement justifié d’avoir envie de les soulager.
Richard Baxter, Reasons of the Christian Religion, Londres, 1667, pp. ii–iii.
Sans même parler des objections de nature épistémologique (qui encore une fois mériteraient un autre article), ces brèves remarques ne sauraient prétendre un examen exhaustif des préoccupations théologiques qu’on pourrait soulever face à la théologie naturelle. J’espère cependant que cet article suffit à prouver que les théologiens réformés n’ont pas négligé leurs convictions théologiques en acceptant la théologie naturelle. Je dirai pour conclure qu’il est juste de dire que malgré la forte opposition des réformés d’aujourd’hui à la théologie naturelle depuis maintenant plus d’un siècle, le courant majoritaire de la tradition réformée dans ses 500 ans d’histoire a été largement en faveur à la fois de la théologie naturelle et des preuves du christianisme. Nous pouvons même affirmer que les réformés ne sont pas allés dans cette direction pour s’adapter aux inquiétudes des Lumières ; au contraire, ces deux éléments sont des composantes de la pensée réformée présentes dès l’origine et compatibles avec ses principales doctrines théologiques.
Illustration en couverture : José de Ribera, Aristote, huile sur toile, 1637 (musée d’art d’Indianapolis).
- Pour des exemples de « la thèse de l’assimilation », cf. Wallace Marshall, Puritanism and Natural Theology (Eugene : Wipf and Stock, 2016), pp. 4-6, 135-136.[↩]
- EDWARDS, Jonathan, Miscellanies, # 1340.[↩]
- John Dick, Lectures on Theology, 4 tt. (Édimbourg : William Oliphant & Son, 1834), 1:18 ; William Sheed, Dogmatic Theology, éd. Alan W. Gomes (Phillipsburg, N.J. : Presbyterian and Reformed, 2006), pp. 127-150, 169-171, 201-218.[↩]
- John Owen, The Reason of Faith, in The Works of John Owen, éd. William H. Goold, Londres / Édimbourg : Johnstone and Hunter, 1850-1855, t. 4, pp. 87, 89.[↩]
- Peter van Mastricht, Theoretical-Practical Theology, 3 tt., Grand Rapids : Reformation Heritage Books, 2018-2023, t. 1, p. 179.[↩]
- Institution, Livre I, mais il n’y a pas de citation indiquée[↩]
- Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, éd. Paul Wells, Marie de Védrines, 2009, I.8.12.[↩]
- Cf. Wallace Marshall, Salvation for the Unevangelized in the Reformed Tradition, à paraître.[↩]
- Cf. Wallace Marshall, Puritanism and Natural Theology, pp. 11, 59-68[↩]
- Confession de foi de Westminster, I.1.[↩]
- Thomas Spencer, The Art of Logick, Delivered in the Precepts of Aristotle and Ramus, Londres, 1628, p. iii ; William Bates, Considerations of the Existence of God, and of the Immortality of the Soul, Londres, 1676, vi.[↩]
- Le premier usage de la loi est de limiter le mal, le second la conviction, et le troisième est de nous aider dans notre sanctification.[↩]
- Expression du mystique Jean de la Croix.[↩]
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