Y a-t-il une religion naturelle suffisante pour le salut ? — Turretin (1.4)
15 février 2021

Alors que je relis l’Institution de théologie élenctique de Turretin, je me propose de publier mes notes de lecture synthétisant les réponses de Turretin aux différentes questions qu’il aborde.
François Turretin fut professeur de théologie à Genève de 1653 à 1687, succédant à Calvin à cette charge. Il fut un des derniers (et meilleurs) théologiens protestants scolastiques ayant jamais existé. J’espère ainsi encourager le lecteur à découvrir le meilleur de la tradition réformée.


Dans la continuité directe de la question précédente, maintenant que nous avons établi qu’il y a une théologie naturelle, nous allons maintenant aborder la question qui suit :

La théologie naturelle est-elle suffisante pour le salut ; ou y a-t-il une religion commune qui permette à tous d’être sauvés ? Nous le nions contre les sociniens et les remontrants.

Occasion de la question (§§ 1-2)

À l’époque de Turretin (fin du XVIIe siècle), plusieurs groupes défendaient cette idée, qui est aujourd’hui soutenue par les catholiques romains suite à Vatican II : toute personne “de bien” se conformant à la religion naturelle est sauvée, quelle que soit sa confession extérieure. Turretin mentionne :

  • Les libertins et les disciples de David Joris (anabaptiste) qui affirmaient que tant que l’on mène une vie honnête, la religion est indifférente.
  • Les sociniens (précurseurs des libéraux) y adhéraient aussi de deux façons : d’abord frontalement, en disant que ceux qui louaient Dieu selon la révélation générale plaisaient à Dieu et qu’en fin de compte un honnête musulman pouvait être sauvé. Ensuite, de façon plus subtile, en réduisant les articles de foi nécessaires pour le salut au plus petit nombre possible.
  • Les remontrants ou arminiens. En effet, des gens comme Arminius, Corvinus, Episcopius admettaient que des gens pouvaient venir à la grâce qui sauve sans entendre parler de l’Évangile auparavant, par un juste usage de leur libre-arbitre suite à leur compréhension de la révélation générale. Des arminiens plus radicaux comme Curcaellus et Adolphe de Jager niaient que croire en Christ fût nécessaire au salut.
  • Enfin, des papistes (pontificii) défendaient également que l’on pouvait être sauvé sans connaître Christ, uniquement à partir de la religion naturelle : Turretin cite les noms d’Alonso Tostado, Guillaume Durand de Saint-Pourçain, Jean Capreolus, Diogo de Paiva de Andrade, André de Vega, Domingo de Soto et Érasme.

Cependant la position orthodoxe est la suivante :

Les orthodoxes maintiennent en tout temps qu’il n’y a qu’une seule vraie théologie ou vraie religion par laquelle nous pouvons être sauvés (celle qui est révélée dans la Loi et l’Évangile) et que toutes les autres religions en dehors de celles-ci sont soit impies, soit idolâtres, soit fausses ou dans l’erreur. Bien qu’elles retiennent quelques éléments obscurs et imparfaits de la Loi et de ce qui peut être connu de Dieu, ces fausses religions erronnées n’ont pas d’autre objectif que de rendre l’homme inexcusable.

Turretin, ITE, 1.4.2

Formulation de la question (§§ 3-4)

  • La question n’est pas de savoir si la théologie naturelle est utile. Elle l’est: (1) pour témoigner que Dieu est bon envers les pécheurs, en leur donnant tout de même un peu de sa connaissance (Actes 14,16-17 ; Jean 1,5) ; (2) comme une discipline extérieure qui empêche aux hommes de basculer complètement dans le chaos (Romains 2,14-15) ; (3) Pour préparer à recevoir la grâce ; (4) Pour encourager à chercher une meilleure révélation (Actes 14,27) ; (5) pour rendre tout homme inexcusable devant Dieu (Romains 2,15).
  • Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si cette théologie naturelle est suffisante pour le salut, ou bien faite pour sauver les hommes ? Cela, Turretin le nie.

Argumentation (§ 5)

  1. Il n’y a pas de salut en dehors de Christ et de sa vraie religion (Jean 3,16; 17,3 ; Actes 4,11-12 ; 1 Corinthiens 3,11 ; Hébreux 11,6). On ne peut pas non plus admettre une “voie de secours” en dehors de l’Évangile, vu que la Bible affirme très nettement que seule la connaissance et la foi en Christ spécifiquement sauve.
  2. L’état des nations qui ne connaissent pas Christ est appelé “état de l’ignorance” en Actes 17.30, et dans Ephésiens 2.12, il est écrit que les Éphésiens étaient “sans Dieu” avant d’entendre l’Évangile, ce qui prouve qu’ils n’étaient pas en état d’être sauvés sans l’Évangile.
  3. Si la religion naturelle suffit pour le salut, il n’y aurait pas eu besoin de l’Évangile.

Foire aux objections (§§ 6-22)

Notez bien : je ne mets ici que les objections qui me semblent encore pertinentes au début du XXIe siècle, celles que je peux avoir rencontrées çà et là. Beaucoup d’arguments fins avancés au XVIIe siècle ont tout simplement disparu, et il ne me semble pas utile de charger cet article avec ceux-ci. Lisez directement Turretin pour découvrir ce qui manque.

§6 : Nous pouvons pourtant connaître Dieu par la nature, pourquoi rajouter la révélation de l’Évangile ?
Réponse:

C’est une chose de permettre un peu de connaissance de Dieu comme créateur et pourvoyeur, aussi imparfaite, corrompue et obscure qu’elle soit. C’en est une autre d’avoir une connaissance pleine, entière et claire de Dieu comme rédempteur et du juste culte qui doit lui être rendu. La théologie naturelle relève de la première connaissance. La Révélation seule a la deuxième dans la foi qui vient de la Parole entendue.

§7 : Mais s’ils recherchent Dieu, n’y a-t-il pas des promesses qu’ils vont trouver le salut ?
Réponse: C’est une chose de chercher la faveur de Dieu à travers les promesses du Christ ; une autre de chercher un dieu inconnu dans les œuvres de la nature et de la providence. Seuls les premiers bénéficient de la promesses d’être sauvés s’ils recherchent Dieu de tout leur coeur.

§8 : Il est pourtant écrit : ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages (Romains 1,19-20). C’est donc qu’on peut connaître Dieu en dehors de l’Évangile.
Réponse: On ne parle pas ici de ce qu’il faut croire pour être sauvé. Par ailleurs, il n’est pas dit que toutes les connaissances possibles de Dieu sont disponibles à tous les hommes : il reste possible que les connaissances nécessaire au salut soient absentes. En effet, l’Apôtre limite ces connaissances disponibles à “la puissance et la divinité de Dieu”. Enfin, la conclusion de Paul est de dire qu’à cause de cette théologie les hommes sont inexcusables, pas qu’ils sont sauvés.

§11 : Parmi les choses qui sont connaissables de Dieu naturellement, on peut connaître de lui sa miséricorde, et il y a dans la grâce commune un moyen de salut au final, même s’il n’est pas clair et explicite.
Réponse: Croire que Dieu est miséricordieux en général, ce n’est pas encore croire dans l’œuvre spéciale et salvifique de Christ en particulier. Savoir qu’il est disposé à pardonner n’est pas la même chose que de connaître le pardon déjà accompli en Jésus-Christ. Il ne suffit pas de savoir qu’il doit y avoir un moyen d’être sauvé : il faut le connaître explicitement !

§17 : Il y a eu et il y a encore des païens honnêtes et vertueux, de vrais hommes de bien.
Réponse: Leurs vertus ne le sont que dans un sens civil et moral, pas dans un sens spirituel et théologique. D’un point de vue théologique et sous le regarde Dieu, en l’absence de foi dans l’Évangile, tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils ont péché d’une façon plus agréable que d’autres.

§18 : Melchisédek, Job et le centurion ont pourtant eu une relation vivante avec Dieu, sans connaître l’Évangile !
Réponse: C’était sur la base d’une grâce et d’une révélation spécifique et non de la révélation générale.

§21 : Plusieurs Pères de l’Église s’attendaient au salut de certains païens : Clément d’Alexandrie (Stromates 6.5.17), Justin Martyr (Première apologie 46), Jean Chrysostome (sermon 36).
Réponse: C’est vrai, mais ce n’est pas condamnable considérant qu’ils ont écrit avant la querelle pélagienne. En revanche, les scolastiques qui ont tenu ces mêmes positions après qu’Augustin a défendu si vigoureusement la nécessité de la grâce sont inexcusables.

§22 : Zwingli a bien écrit, en décrivant la cohorte des sauvés : “Voici Hercule, Thésée, Socrate, Aristide, Numa etc. Voici vos prédécesseurs et beaucoup de vos ancêtres qui sont partis dans la foi” (Brève institution chrétienne, § 12).
Réponse: Il est évident que nous n’approuvons pas cette phrase, mais il faut voir qu’il n’imaginait pas que ces païens fussent sauvés sans le Christ : il croyait plutôt que d’une manière ou d’une autre, ils avaient rencontré le Christ. C’est ce qu’il écrit dans sa déclaration sur le péché originel à Urbanus Rhegius : “Qui sait quelle est la quantité de foi que Dieu leur a mise sur le cœur ?”

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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