De la Nouvelle réforme apostolique (NAR)
10 mai 2024

La Nouvelle réforme apostolique (ou « réforme apostolique » ou NAR en anglais) est une mutation du pentecôtisme américain qui commence dans les années 90 et prend de l’ampleur à partir de 2001 avec Charles Peter Wagner. Il pousse les préceptes pentecôtistes jusqu’à former une « doctrine sociale du pentecôtisme » unique.

Célèbre pour son institution des apôtres, des officiers suprêmes chargés à la fois de la supervision d’Églises locales et d’œuvres sociales et culturelles, il adopte le reconstructionnisme à partir d’un fond lausannois charismatique (c’est-à-dire issu du mouvement de Lausanne, avec un héritage charismatique).

C’est une vision post-dénominationationnelle qui propose de réformer l’Église autour des apôtres, un office de gouvernement supérieur aux pasteurs, et dont le périmètre intègre aussi les « sept montagnes » ou sept sphères de la culture qui façonnent notre vision du monde :

  1. L’Église
  2. La famille
  3. Les médias
  4. L’éducation
  5. Les divertissements
  6. Le gouvernement
  7. L’économie

L’apôtre doit donc non seulement gouverner des Églises, mais aussi des réseaux professionnels, mentorer des acteurs influents, etc. de sorte que le royaume de Dieu progresse dans le monde, non seulement en religion, mais dans tous les domaines culturels.

Le principal outil pour ce faire est la guerre spirituelle, et notamment l’exorcisme territorial, dirigé contre des esprits nationaux ou des opposants politiques. Ici, tous les charismes de la troisième vague sont revendiqués, intensifiés même, et étendus à tous les croyants. Il y a aussi une nouveauté : on va au-delà de l’exorcisme individuel ou même local des années 90, et on agit au niveau national sous la conduite d’un apôtre.

Ensuite, il y a l’action sociale elle-même, pour disputer à Satan son terrain et mener à une transformation sociale visible. Les partisans de la réforme apostolique revendiquent une approche pragmatique : multiplier les initiatives, mesurer leur succès ou leur échecs, améliorer, recommencer. Cette approche leur vaut le reproche d’utiliser un langage et une approche managériaux.

Leur but final est la transformation sociale visible et concrète de leur société, à commencer par leurs villes. Ils confessent le dominionisme, soit l’adaptation pentecôtiste du reconstructionnisme de Rushdoony : l’homme a été créé pour accomplir le mandat créationnel ; Satan nous l’a enlevé, mais Jésus a paru pour détruire les œuvres du diable et mener la grande conquête spirituelle de l’Église sur le monde des ténèbres. Wagner — a minima — revendique une eschatologie « victorieuse ». On remarquera aussi une bonne dose de théisme ouvert pour responsabiliser davantage les chrétiens.

Il est probable que l’impact de la réforme apostolique s’avère au final très grand, car les pentecôtistes sont très doués pour marquer et influencer leur époque, et ils savent se doter d’organisation avec de grands moyens quand ils veulent. En revanche, il est remarquable de voir qu’ils ont peu d’idées de ce qui peut être faire du pouvoir ainsi acquis, et n’ont par exemple pas de doctrine précise sur ce que devrait être un art chrétien.

Piliers doctrinaux

La présentation doctrinale la plus utile que j’ai pu lire est le livre de C. Peter Wagner, On Earth As It Is On Heaven, qui est une réédition de son livre Dominion !. Ce livre remplit en quelque sorte le rôle de manifeste de ce mouvement.

Objectif : la transformation sociale

D’après Charles Peter Wagner, pendant longtemps, malgré la religiosité (américaine) supérieure à toutes les nations, les pentecôtistes n’ont eu aucune influence sur le cours de leur nation. Le temps est venu que cela change.

Il commence alors un petit historique, qui permet de comprendre sa relation à l’histoire chrétienne. Il rejette la chrétienté ancienne, parce que « dualiste » et non « holistique ». Même Luther et Calvin ont maintenu la religion dans une sphère trop indépendante. Chez Calvin en revanche, le mandat culturel est présent, et Kuyper l’a correctement identifié et repris à une époque plus contemporaine. Mais le néo-calvinisme du début du XXe siècle a échoué parce qu’il n’a pas pris en compte la dimension de la lutte spirituelle et de l’exorcisme, typiquement pentecôtiste. La mutation suivante est l’abandon du principe d’établissement. Mais les gens n’ont pas tout de suite su comment transformer la société sans une Église d’État.

Rauschenbusch est un des premiers à proposer la transformation sociale comme but de l’Église en dehors de la chrétienté, mais malheureusement par libéralisme. Wagner a été personnellement concerné lorsqu’il a critiqué la théologie de la libération en Amérique du Sud (il y était missionnaire) par son livre Latin American Theology: Radical or Evangelical?

Le congrès de Lausanne, en 1974 représente un tournant où l’engagement social évangélique (conservateur) est réintroduit. Charles Peter Wagner a fait partie de l’exécutif de ce congrès (Lausanne Comity for World Evangelization, présidé par John Stott, principal auteur de la déclaration de Lausanne). Il est à noter que John Stott d’abord, puis d’autres ont de plus en plus insisté sur l’engagement social.

À partir des années 90, les charismatiques se convertissent à l’engagement social, à l’occasion du dernier grand rassemblement du mouvement de Lausanne (Manille, 1989) où sont données des conférences sur l’exorcisme territorial — dont une de C. Peter Wagner. De là est sortie une association « lausannoise » de charismatiques, la Spiritual Warfare Network. Le livre fondateur de cette voie, écrit par John Dawson, Taking Our Cities for God (1990), propose non plus de gagner des âmes, mais de gagner des villes par l’exorcisme territorial.

Charles Peter Wagner propose de garder seulement le terme de transformation sociale pour cette « doctrine sociale de l’Église pentecôtiste ». Il s’appuie sur Luis Bush pour cette définition:

[La transformation] peut se caractériser par une conscience généralisée de la réalité de Dieu, une correction radicale des maux sociaux, une diminution proportionnelle des taux de criminalité, une bénédiction surnaturelle sur le commerce local, la guérison des personnes au cœur brisé (les aliénés et les laissés pour compte), des actes régénérateurs visant à restaurer la productivité de la terre et l’exportation de la justice du royaume.

Charles Peter Wagner, On Earth as It Is On Heaven, 2012, p. 42.

Ni réforme, ni révolution, Charles Peter Wagner parle plutôt de métamorphose. Il plaide pour une plus grande rigueur dans la définition des objectifs de transformation, moins anecdotiques et plus sociologiquements vérifiables, comme la réduction de la pauvreté. Il donne l’exemple d’Almolonga au Guatemala.

Commentaire

Contrairement à ce que l’on dit trop rapidement, le berceau du programme social de la NAR n’est pas le reconstructionnisme de Rushdoony, même s’il l’intègre comme on le verra plus tard, mais le mouvement de Lausanne. Ce sont des pentecôtistes qui ont développé leur propre façon d’appliquer ce mouvement.

Contrairement à d’autres accusations aussi, la NAR ne vise pas à établir une théocratie, vu qu’elle ne propose même pas une chrétienté. Ainsi qu’il le dit dans sa préface, Charles Peter Wagner ne veut pas de changement de la Constitution, ni l’établissement d’une chrétienté. Il n’entend faire rien d’autre que placer des disciples dans les lieux de pouvoir pour participer au jeu politique ordinaire. Cela suffira bien sûr à faire paniquer les athées, mais il est important de comprendre qu’il n’y a pas de programme politique ou culturel. Je reviendrai dessus plus tard, mais la NAR est extrêmement détaillée sur sa stratégie, et incroyablement floue sur ses objectifs.

Organisation : la restauration des apôtres

D’après Wagner, nous vivons la « seconde époque apostolique », et il fait remarquer que les pentecôtistes, dont la NAR est l’élément le plus dynamique, est le plus grand bloc de chrétiens en dehors des catholiques romains.

La fondation théologique de la NAR est en continuité avec toutes les réformes et réveils de l’Église, depuis la Réforme jusqu’au réveil d’Asuza Street. Wagner trace les débuts de la NAR aux années 70, avec l’émergence de l’office d’intercesseurs, puis la troisième vague charismatique des années 80. Les premiers apôtres ont commencé leur office dans les années 90. Les choses étaient mûres pour le passage à la seconde époque apostolique en 2001.

Il présente l’argumentation biblique suivante pour justifier cet office apostolique :

  • Éphésiens 4,11 pour montrer que les offices d’apôtre existent.
  • Éphésiens 2,19-20 pour montrer qu’il faut fonder l’Église sur les apôtres et les prophètes.
  • 1 Corinthiens 12,28 le confirme : c’est l’ordonnancement divin de l’Église.
  • Il est aussi écrit en Éphésiens 4,13 que nous ne sommes pas arrivés à maturité ; donc les dons, y compris apostoliques, ne sont pas terminés.

Voici comment Wagner définit l’office apostolique :

Ma définition de travail est la suivante : Un apôtre est un dirigeant chrétien doté, enseigné, mandaté et envoyé par Dieu avec l’autorité d’établir le gouvernement fondamental de l’église dans une sphère de ministère assignée, en écoutant ce que l’Esprit dit aux Églises et en organisant les choses en conséquence, pour l’expansion du royaume de Dieu.

Wagner, On Earth as it is on Heaven, 2012, p. 24.

Cette seconde époque apostolique est une outre neuve, c’est à dire un ordre ecclésial différent destiné à accueillir une onction et une conduite de Dieu différente. Cela ne doit pas être une occasion de mépris des vieilles outres, c’est à dire les dénominations et institutions présentes (non NAR). Voici les caractéristiques de ces nouvelles outres :

Les Églises de la réforme apostolique présentent de nombreuses caractéristiques notables, en plus d’un gouvernement ecclésiastique sans accroc. Elles sont à l’origine du culte contemporain, qui est aujourd’hui adopté par un nombre croissant d’Églises dans tous les domaines. L’action sociale fait partie intégrante de leur ADN, avec l’implantation d’Églises, l’envoi de missionnaires et la prise en charge des pauvres et des nécessiteux qui font partie intégrante de leur structure. Les finances sont plus abondantes. Ces Églises enseignent que la dîme, ainsi que le fait de donner régulièrement des offrandes en plus de la dîme, sont essentiels à une vie agréable à Dieu. Les Églises apostoliques sont guidées par une vision, contrairement à leurs homologues qui ont tendance à être davantage guidées par l’héritage.

Wagner, ibid., p. 28.

Les manifestations charismatiques sont d’intensité variable, mais restent une marque forte du mouvement. Il faut écouter ce que Dieu a à dire aux Églises. Si chacun doit le faire pour sa part, ce sont surtout les paires d’apôtres et de prophètes qui doivent centraliser cette fonction, en vue de la transformation sociale décrite plus haut.

Commentaire

Nous nions que l’office apostolique soit pour aujourd’hui (cf. notre traduction de Richard B. Gaffin).

Il est important de bien comprendre qu’e’« apôtre » n’est pas une autre façon de dire « évêque » comme on peut le voir en d’autres endroits du mouvement pentecôtiste et charismatique. Les apôtres sont des entrepreneurs et des coordinateurs qui font converger ensemble Églises, entreprises dirigées par des pentecôtistes, personnels politiques et acteurs culturels pour faire avancer la transformation sociale. Plus tard dans le livre, Wagner appelle d’ailleurs à ce que les apôtres viennnent moins du rang des pasteurs et davantage du rang des entrepreneurs, à qui ils ressemblent. À ce titre, ils ont un périmètre d’influence théoriquement bien plus large, que les évêques n’ont jamais eu.

Autre élement important : la NAR est l’adaptation du pentecôtisme à la post-modernité et l’abandon des institutions protestantes du XXe siècle. Fini les dénominations, ce mouvement compte fonctionner par « réseau apostolique », organisé autour de la personne de l’apôtre local. C’est ce que décrit André Gagné dans son livre Ces évangéliques derrière Trump :

La structure du réseau de l’ICAL [International Coalition of Apostolic Leaders] est assez flexible et ne fonctionne pas à la manière d’une dénomination. Les réseaux apostoliques sont établis sur une base relationnelle, et non institutionnelle.

André Gagné, Ces évangéliques derrière Trump, éd. Labor et Fides, 2020, p. 62.

La réforme apostolique est donc franchement post-dénominationnelle.

Une vision : le dominionisme

Quelle est la théologie biblique derrière cette transformation sociale ?

En bon théologien (quoi qu’opposé à la discipline théologique), Charles Peter Wagner mentionne soigneusement ses sources :

La théologie pratique la mieux à même de jeter les bases d’une transformation sociale est la théologie de la souveraineté [dominion theology], parfois appelée théologie du Royaume maintenant [Kingdom now]. Son histoire peut être retracée à travers R. J. Rushdoony et Abraham Kuyper jusqu’à Jean Calvin. Parmi les pionniers qui ont tenté de l’appliquer à notre époque, on peut citer Bob Weiner, Rice Broocks, Dennis Peacocke et d’autres.

Wagner, op. cit., p. 46.

Il se heurte à la résistance de l’eschatologie pessimiste traditionnelle des pentecôtistes. C’est selon cet angle que Jean-Marc Thobois et David Wilkerson s’y opposent. Wagner reconnait l’incompatibilité entre le prémillénarisme dispensationnaliste et sa position. Il revendique être en continuité avec la Victorious Eschatology de Harold Eberle et de Martin Trench et se revendique du prétérisme partiel, sans le défendre.

D’après Genèse 1,26-28, Satan a fait bien plus que rompre notre relation avec Dieu : il a usurpé notre place en tant que maîtres de la Création, notre mandat créationnel. Satan a remplacé Adam comme gérant de la Création, tel qu’on le voit en Éphésiens 2,2, 2 Corinthiens 4,4 et Jean 14,30. Sous ce règne satanique, l’humanité elle-même a des comportements sataniques (exemple des Aztèques).

Mais le deuxième Adam est venu pour rendre ce mandat créationnel à l’humanité. Cela va au-delà de la substitution pénale, il y a bien plus que notre âme qui est sauvée : notre mission et notre vocation aussi.

Voici comment Joseph Mattera présente les choses : « Le but principal de la mort de Jésus sur la croix n’était pas que vous pussiez aller au ciel. Le but principal de sa mort était d’établir son royaume en vous afin que vous pussiez exercer l’autorité du royaume sur la terre (Luc 17,21) et réconcilier le monde avec lui (2 Corinthiens 5,19). »

Wagner, ibid., pp. 52-53.

Le mandat créationnel est fusionné avec le mandat évangélique en Luc 4,18-19 : L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le retour à la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour proclamer une année d’accueil de la part du Seigneur.

Wagner utilise le terme de colonisation pour parler de la mission de l’Église. Un terme proche de Hauerwas et pourtant opposé en ce que Hauerwas insiste sur l’aspect étranger, alors que Wagner insiste sur l’aspect conquérant du concept. En conclusion du chapitre 3, il se rétracte de sa compréhension individualiste de Matthieu 28,19 et dit :

C’est notre tâche de devenir des activistes sociaux et spirituels jusqu’à ce que la domination de Satan se termine.

Wagner, ibid. p. 57.

Commentaire

La distinction entre reconstructionnisme et dominionisme est utile et pertinente. Le reconstructionnisme est l’école de théologie politique fondée par Rushdoony dans la seconde moitié du XXe siècle. Le dominionisme est sa réinterprétation charismatique. C’est important parce qu’en réalité, Wagner n’a récupéré que le postmillénarisme et la doctrine du mandat créationnel de Rushdoony. Il n’a pas pris la vision politique complète, et surtout la stratégie de bas vers le haut de Rushdoony.

C’est là aussi une différence très importante avec les nationalistes chrétiens, qui eux aussi récupèrent en partie l’héritage de Rushdoony : alors que les nationalistes chrétiens veulent bâtir des institutions parallèles et préparer la chrétienté future, la NAR vise plutôt à l’infiltration immédiate et n’a pas de programme politique particulier. Les nationalistes chrétiens œuvrent du bas vers le haut ; la NAR oeuvre du haut vers le bas.

Pour le reste, je n’ai pas d’objection majeure à ce chapitre : j’adhère aussi à une eschatologie optimiste et à la doctrine du mandat créationnel.

Une théologie : théisme ouvert et kénose

Si Dieu veut reconquérir le royaume, pourquoi ne l’a-t-il pas encore fait ? Wagner défend alors le théisme ouvert.

Wagner a toujours été frustré des réponses calvinistes / réformées. Mais il a trouvé son bonheur juste avant la fondation de la NAR :

Mes frustrations ont pris fin à la fin des années 1990, lorsque j’ai entendu parler pour la première fois du théisme ouvert. J’ai commencé à lire Greg Boyd, Clark Pinnock et John Sanders, probablement les trois défenseurs les plus connus du théisme ouvert. J’ai eu l’impression de naître de nouveau théologiquement. J’avais enfin un paradigme biblique et théologique qui donnait un sens à ce que je pensais et à ce que je faisais depuis toujours.

Wagner, ibid., p. 61.

Wagner fait un survol rapide de la Bible, adapté à un livre de théologie pratique comme le sien. Il met en avant différents exemples de « repentance divine ». En conclusion du chapitre 4, il affirme que l’office d’intercession est véritablement utile, parce qu’il fait changer d’avis Dieu lui-même.

Il articule aussi la kénose dans le chapitre 5 : en s’appuyant sur Marc 13,32, Wagner s’éloigne de la compréhension classique (qu’il présente très bien) en disant : « cela signifie que la seule nature utilisée par Jésus sur terre était sa nature humaine. » (p.80) Par conséquent, tous les actes miraculeux et les transformations faites pendant son ministère ont été faites non par sa propre puissance, mais par le Saint-Esprit que nous avons aujourd’hui. Cela lui permet de dire que nous pouvons espérer avoir les mêmes pouvoirs thaumaturgiques que Jésus avait.

Commentaire

Pierre-Sovann Chauny a donné une conférence contre le théisme ouvert intitulée « Dieu change-t-il ses plans ? » dont la transcription est disponible sur notre site. De manière générale par ailleurs, notre site adhère au théisme classique propre aux confessions de foi et à la scolastique réformée.

La kénose a été réfutée par des articles académiques comme celui de David Martorana publié dans la Revue réformée. Dans un format plus léger, je vous renvoie à Benjamin Eggen dans un article écrit sur La Rébellution.

Cela montre aussi qu’il est important d’enseigner avec plus de précision l’immuabilité de Dieu, y compris dans nos prédications, car le théisme ouvert a cessé d’être une curiosité académique. À travers Charles Peter Wagner, c’est devenu la théologie officielle (sans forcément être explicite) de la NAR, un gros morceau du monde évangélique.

Des outils : les charismes

Charles Peter Wagner prend les doctrines charismatiques pour acquises. Jésus a fait des apôtres ses successeurs en leur promettant le pouvoir des clés en Matthieu 16,19, qui sont les dons spirituels.

Les clés étaient des armes de combat spirituel, car Jésus a fait suivre sa promesse de donner les clés de : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel (Matthieu 16,19). Lier et délier, c’est ouvrir les portes du séjour des morts.

Wagner, ibid., p. 77.

Les précédentes générations ayant compris le mandat culturel (comme Jean Calvin) ont échoué par manque de charismes. Wagner déplore que les Églises pentecôtistes contemporaines perdent elles aussi ce contact avec les charismes et qu’elles aient moins de manifestations. La NAR doit non seulement garder, mais intensifier et routiniser ces signes charismatiques.

Commentaire

Ceci explique pourquoi des églises de la NAR comme celle de Bethel sont connues pour leurs gandalferies. Je n’insisterai pas dessus, étant donné que même des pentecôtistes sont mal à l’aise par la radicalité montaniste de cette démarche.

Pour notre part, sur Par la Foi, nous en restons au cessationisme, tel que Maxime Georgel l’a articulé dans son article « « Le cessationisme sans caricature ».

Une pratique : la guerre spirituelle

Puisque Satan est maître de la Création, il faut donc la conquérir géographiquement. Wagner fait une analogie avec le débarquement de Normandie en 1944.

Cela rappelle le théâtre européen de la Seconde Guerre mondiale. Les Alliés, menés par la Grande-Bretagne et l’Amérique, étaient déterminés à retourner les années d’agression maléfique d’Adolf Hitler. Hitler a conquis l’Europe et tente de bombarder la Grande-Bretagne pour la soumettre. Les Alliés décident de passer à l’offensive et d’organiser une invasion massive de l’Europe sur les plages de Normandie, en France. Le jour J fut une opération militaire risquée et coûteuse, mais les Alliés réussirent à sécuriser leur tête de pont. Une fois qu’ils y sont parvenus, tout le monde savait que la guerre en Europe était terminée et qu’Hitler avait été vaincu. En réalité, la guerre ne s’est pas arrêtée là. Certaines des batailles les plus féroces devaient encore être menées avant qu’Hitler ne fût finalement mis à genoux. Néanmoins, le courage et le dévouement des Alliés l’ont emporté et ont permis d’obtenir une capitulation sans condition de l’Allemagne. La venue de Jésus dans la chair, sa mort sur la croix et sa résurrection ont été l’équivalent du jour J de Satan. Une fois que Jésus a apporté le royaume de Dieu sur terre, une tête de pont spirituelle a été sécurisée. La guerre ultime a été gagnée et Satan a été vaincu sur la croix, tout comme Hitler sur les plages de Normandie. Cependant, la guerre spirituelle est loin d’être terminée. Depuis 2000 ans, le royaume de Dieu progresse avec force, et le plan de Dieu est que cette progression se poursuive avec une vigueur croissante jusqu’au retour de Jésus. Satan sait que son temps est compté, mais il n’a certainement pas l’intention de rester tranquille. Pour l’Église, cela signifie la guerre !

Wagner, ibid., pp. 84-85.

Je rappelle que Wagner adhère au théisme ouvert : la progression du Royaume de Dieu dépend très concrètement de nous ! Cette guerre est décrite en Apocalypse 12,7-17.

Wagner affirme que c’est un développement du mouvement de Lausanne, et notamment du congrès de Manille de 1989 avec ses cinq conférences sur l’exorcisme territorial. L’étape suivante a été la redécouverte de l’office apostolique dans les années 90. Désormais, nous avons tous les outils et l’organisation qu’il faut, la victoire nous est promise (cf. les lettres aux Églises de l’Apocalypse ; Jean 16,33 ; Luc 11,22).

La bataille admet trois niveaux :

  • La délivrance pentecôtiste classique au niveau individuel (ground level spiritual warfare ; Actes 19,11-12).
  • Les exorcismes locaux : lieux de culte païens, lieux de magie, de satanisme, etc. (cccult-level spiritual warfare ; Actes 19,19). Cette idée est apparue dans les années 90.
  • L’exorcisme « national », où l’on a affaire aux démons territoriaux (Strategic-level spiritual warfare ; Actes 19,23-41, ainsi que la confrontation avec les artisans d’idoles de Diane en Éphésiens, et les Actes de Jean apocryphes, §§ 38-45). Oui, Wagner s’appuie sur des Actes des apôtres apocryphes ! Ce niveau de combat est spéficique à la réforme apostolique.

Cette guerre spirituelle utilise la pétition, mais aussi la proclamation. Selon les mots de Richard Foster :

Nous appelons la volonté du Père sur la terre. Ici, nous ne parlons pas tant à Dieu qu’en son nom. Nous ne demandons pas à Dieu de faire quelque chose, mais nous utilisons l’autorité de Dieu pour ordonner que quelque chose soit fait.

Wagner, ibid., p.99.

Considérant qu’ils se voient comme les fantassins de Dieu, et qu’ils croient combattre pour Dieu et non l’inverse, c’est plutôt cohérent. En guise de preuves bibliques : les exemples de proclamations prophétiques telles que Exode 14,15-16 ; Actes 9,36-42 ; 20,7-12 ; Luc 7,11-15 ; 8,41-42 ; Jean 11,38-44.

Commentaire

Wagner n’a pas inventé l’analogie du Débarquement : c’est une image couramment utilisée pour décrire la doctrine évangélique sur le Royaume de Dieu. On voit ici les racines « lausannoises » de la NAR.

Cette pratique de déclarer un miracle plutôt que le demander a suffisamment été critiquée ailleurs. Considérant qu’ils se voient comme les fantassins de Dieu, et qu’ils croient combattre pour Dieu et non l’inverse, c’est plutôt cohérent. Mais la Bible dit que c’est Dieu qui combat pour nous (Deutéronome 3,22 ; Psaumes 46,12 ; 1 Chroniques 14,15 ; Esdras 8,31) et qu’il ne donne sa puissance et sa gloire à aucun autre (Ésaïe 48,11 ; Juges 7,2). Ils s’imaginent Dieu comme un Hercule, et non comme une vraie divinité. Nous avons déjà renvoyé vers d’autres ressources au sujet de la kénose et du théisme ouvert que ces pratiques présupposent.

Pour l’exorcisme territorial, c’est différent. Chez les réformés confessants, il n’y a pas de consensus sur le fait que les « princes de Perse » et autres exemples soient nécessairement des esprits territoriaux. Il peut aussi s’agir des princes humains de Perse, que l’on appelle dieux par ailleurs (Psaumes 82,6). Quand bien même, nous considérons que c’est aux anges de combattre les démons, et que notre part consiste en l’obéissance à Dieu et non à des gandalferies déjà mentionnées.

En fait, l’exemple de l’Église ancienne montre que les exorcismes territoriaux sont une conséquence de la chrétienté et non une condition. Loin de faire des exorcismes territoriaux, les pères de l’Église ont prêché l’Évangile, et constaté après coup que l’activité démoniaque diminuait. C’est ce que Théodoret de Cyr raconte dans son Histoire ecclésiastique : des moines sont exilés sur une île déserte en plein milieu du Nil ; à peine ont-ils débarqué qu’un démoniaque vient leur dire :

Hélas pour votre puissance, serviteurs du Christ, partout vous nous avez chassés des villes et des hameaux, des collines et des hauteurs, des lieux déserts où personne n’habite ; dans cet îlot, nous avions espéré vivre hors de portée de vos coups, mais notre espoir était vain ; ici, vous avez été envoyés par vos persécuteurs, non pour être blessés par eux, mais pour nous expulser. Nous quittons l’île, car nous sommes blessés par les rayons perçants de ta vertu.

Théodoret, Histoire ecclésiastique, 4.18.

Notez que les moines n’avaient fait aucun exorcisme territorial, mais la présence même de chrétiens a fait fuir ces démons. Pour d’autres exemples de « guerre spirituelle cessationniste », je vous renvoie vers mon article parlant de saint Antoine. C’est ce dont je me sens le plus proche aujourd’hui.

Des champs d’application : les sept montagnes/sphères.

Assez parlé des outils, parlons de l’action. Les apôtres n’ont pas nécessairement comme seul champ l’Église, il sont des apôtres au travail (workplace apostles). Le mot même d’ἐκκλησία désigne l’assemblée, et non forcément le rassemblement religieux. L’Église existe au-delà de la liturgie, et tous les jours de la semaine.

Si la NAR lancée en 2001 a bien saisi la restauration de l’office apostolique en Église, Wagner plaide pour que cela soit étendu aux autres montagnes/sphères. Il plaide pour une organisation des apôtres par périmètres, à l’image des premiers apôtres, à ceci près que les premiers apôtres s’occupaient de l’évangélisation et de la gouvernance des seules Églises, tandis que la vision est plus large ici.

En dehors de l’Église, à quoi doivent-ils travailler ? Aux « sept montagnes » qui façonnent la culture et la pensée humaine. Ces milieux sont l’éducation, l’Église, la famille, la politique, le divertissement et le spectacle, la science, l’économie. Seuls les apôtres ont le genre d’autorité divine nécessaire pour bâtir des ponts entre l’Église et les sphères culturelles. Ils sont les activistes professionnels de la transformation pentecôtiste.

L’une des principales fonctions des apôtres est de mettre de l’ordre (voir Tite 1,5). Les apôtres ont une vue d’ensemble. Ils sont animés d’un but. Ils saisissent la tâche à accomplir et trouvent les moyens de la mener à bien. Ils ont une vision. Ils trouvent et utilisent les ressources matérielles et humaines nécessaires. Ils sont des motivateurs. Les gens reconnaissent leur autorité, respectent leur leadership et se joignent volontiers à l’équipe, contribuant dans la mesure de leurs moyens à la réalisation des objectifs.

Wagner, ibid., p. 111.

Cette influence dans le monde séculier peut être faite de façon œcuménique, puisque l’on n’est pas dans la « montagne Église ». En fait, Wagner semble redécouvrir la catholicité de l’Église :

Dans un effort pour définir une sorte de gouvernement spirituel dans nos villes, nous avons développé l’idée de l’Église de la ville. Cela signifiait que dans une ville donnée, il n’y avait qu’une seule Église chrétienne composée de nombreuses congrégations et que les pasteurs des Églises locales devaient être considérés comme les co-pasteurs de l’Église de la ville. Nous avons commencé à qualifier les pasteurs des églises locales de « gardiens spirituels de la ville ».

Wagner, ibid., pp. 114-115.

Problème : cette catholicité est freinée par le fait qu’ils sont tous égaux et donc en concurrence. Il faut donc un apôtre pour les harmoniser, et Wagner redécouvre l’épiscopat. Wagner clôt son chapitre en appelant à ce que les apôtres ne soient plus seulement recrutés dans l’Église, mais aussi dans le monde séculier.

Commentaire

Cette implication sociale se passe de tout exemple biblique… à moins que Wagner ne veuille citer la fausse correspondance de Paul à Sénèque pour donner un exemple de recrutement d’une figure de la « montagne éducation ». Le carburant de cette vision, encore une fois, est une mutation lausannoise du pentecôtisme.

Cette tentation « post-ecclésiale » n’est pas propre aux nouveaux apôtres. Cependant, ils sont les premiers à avoir réussi une synthèse nouvelle.

Autre inquiétude : si la multiplicité des pasteurs d’une même ville nécessite un apôtre pour unifier ces pasteurs, que fera-t-on pour unifier les apôtres d’un même pays qui seraient trop égaux ? Un apôtre des apôtres ? L’appellera-t-on vicaire du Saint-Esprit ? À moins qu’ils ne s’orientent vers un système synodal, mais ne serait-ce pas trop institutionnel ? Les pentecôtistes néo-apostoliques sont bien partis pour réinventer la papauté dans une génération, à moins qu’ils ne finissent en Münster d’abord, à force de ne respecter l’intégrité d’aucune sphère.

Enfin, dernière curiosité : on voit ici la réinterprétation du concept de vision du monde de Schaeffer, mais si modifié par le pentecôtisme que l’on s’intéresse à prendre le contrôle des lieux de production de cette vision du monde.

Je finirai ce commentaire par une concession : je confesse moi aussi qu’il est bon que des chrétiens viennent influencer, puis prendre le contrôle des médias, écoles, etc. Mes désaccords sont théologiques d’abord, et stratégiques ensuite.

Un principe d’action : le pragmatisme.

Nous touchons maintenant au cœur de la force des néo-apôtres : leur pragmatisme solide. Wagner dit qu’il faut réviser la stratégie, car elle n’a pas eu autant de succès qu’escompté. Selon lui, les nouveaux apôtres ont besoin d’établir des objectifs clairs et vérifiables (pas seulement des anecdotes édifiantes, ne pas avoir peur d’être pragmatique (le terme est revendiqué).

Seule Almolonga (Guatemala) et peut-être Oussinsk (Russie) peuvent dire avoir été transformées selon la vision de ce livre. On peut aussi mentionner, à titre historique, l’action de Savonarole à Florence. Un autre exemple au Cambodge :

Pour ajouter un autre exemple contemporain, allons au Cambodge, où Morris Ruddick raconte cette histoire fascinante : Il y a près de dix ans, j’ai été frappé par l’alliance d’un entrepreneur chrétien prospère et d’un missionnaire chevronné, qui s’étaient associés pour mobiliser un petit groupe de chrétiens dans un village bouddhiste défavorisé de la campagne cambodgienne. Le travail était rare et la majorité des habitants de ce village avaient à peine de quoi nourrir leur famille un repas par jour.
Grâce à une abondante réserve d’argile provenant du sol environnant, ils ont lancé une entreprise simple qui fabriquait des pots décoratifs en argile, conçus pour être accrochés au mur. La distribution s’est faite par l’intermédiaire des boutiques de cadeaux du Royaume-Uni. La demande de pots en argile a commencé à augmenter, et bientôt cette poignée de chrétiens cambodgiens a commencé à embaucher d’autres personnes de leur village au fur et à mesure que leur entreprise prenait de l’ampleur. Au fur et à mesure que l’entreprise se développait, de plus en plus de familles ont commencé à manger deux, puis trois repas par jour ! Les propriétaires ont partagé avec leurs employés les vérités sur Jésus et les principes de la parole de Dieu. Au fil du temps, la faim s’est apaisée et le village tout entier a adopté la bonté du Seigneur et est devenu chrétien. Aujourd’hui, les villageois visitent d’autres villages pour leur annoncer la Bonne Nouvelle.

Wagner, ibid., pp. 122-123.

Une fois ces expériences réussies identifiées, il faut discerner quel est le principe qui a permis le succès de cette expérience, un peu à la manière de la méthode scientifique.

Il faut aussi disséquer les échecs, comme ceux de l’auteur de Jabez prayer et son association Dream for Africa. L’idée était de construire une sorte de colonie pour dix mille orphelins du Swaziland, ainsi qu’un complexe hôtelier pour touristes (et donateurs américains) avec piscine, safaris, etc. Le projet, contraire aux valeurs swazis, s’est fait torpiller par l’ambassadeur américain et l’UNICEF. Autre exemple d’échec : plusieurs grandes figures charismatiques se sont enthousiasmése quand fut élu le premier chef d’état charismatique, soit Efrain Rios Montt, au Guatemala dans les années 80. Mais aussi bien intentionné qu’il fût, c’est l’armée qui a pris le contrôle du pays, tué 200 000 personnes et renversé le président au bout de 17 mois.

Un problème qui a condamné bien des programmes est celui de la persistance : une fois le programme terminé et les financements taris, les résultats s’en vont en quelques mois, quel que soit le nombre d’années d’efforts. Des victoires peuvent cacher des déceptions à l’image de la conquête de l’Afghanistan en 2001 qui a transformé le pays en narco-état.

Une intiative à surveiller : le plan P.E.A.C.E de Rick Warren au Rwanda, mais Wagner trouve qu’il y manque la gouvernance apostolique, le grand transfert d’argent (cf. ci-dessous), et le dominionisme. Par exemple, au lieu de simplement traiter les séropositifs, il faut bannir le SIDA. Pas seulement nourrir les pauvres, mais abolir la pauvreté systémique et ses racines. Il faut donc aussi une stratégie commerciale/économique. Dans une mission bien complète, il faudra non seulement prévoir un missionnaire et un docteur, mais aussi un entrepreneur. Wagner va même jusqu’à dire que le cœur de l’organisation missionnaire ne devrait plus être au niveau des Églises, mais des hommes d’affaires internationaux.

Au niveau finance, Wagner a un discours très décontracté : il faut combattre l’esprit de pauvreté et se donner de grands moyens financiers, par l’établissement d’un fonds unique (comme pour les universités américaines) plutôt que des dons toujours individuels à des causes individuelles. Ce fond doit avoir des rendements bibliques de 500 à 1 000 %, comme la parabole des talents. Il attend aussi un événement appelé le grand transfert d’argent, une sorte de grand virement bancaire annoncé par leurs prophètes depuis les années 90.

Commentaire

On touche ici au cœur nucléaire de la NAR. Derrière les charismes bruyants, il y a aussi un esprit logistique très efficace, qui n’a pas peur de demander et de manier de grandes ressources financières, matérielles et humaines. Cette mutation propre aux pentecôtistes les rend plus efficaces à court terme, quelle que soit l’initiative à laquelle ils s’attachent. C’est pourquoi lorsque Trump a demandé un aumônier, ce fut Paula White qui fut choisie, parce que le réseau NAR était déjà prêt et efficace. C’est pourquoi, parmi tous les mouvements chrétiens visant à bâtir une culture ou un pouvoir politique chrétien, il est probable que les pentecôtistes soient en pointe dans les décennies à venir.

C’est aussi l’avis de Shane Clifton, l’auteur du chapitre 15 du Oxford Handbook of Christianity and Economics :

Les pentecôtistes se sont montrés remarquablement disposés à travailler dans le cadre des attentes sociales et culturelles de l’époque. À maintes reprises, nous les avons vus se mouiller, calculer où ils se trouvaient, où ils voulaient aller et, surtout, comment y parvenir. Ce dernier instinct, la capacité de calculer les opportunités et de réagir de manière appropriée, a fait d’eux des pragmatiques jusqu’à l’os.

Shane Clifton, Oxford Handbook of Christianity and Economics, p. 265.

Bien entendu, on peut très rapidement accuser les moyens et la vision de faire partie de la théologie de la prospérité, et je suis d’accord. Néanmoins, il faut voir que même si théologiquement ces propositions sont condamnables, elles gardent malgré tout un énorme pouvoir mobilisateur, et font advenir des résultats :

Ce que les critiques ne voient pas, cependant, c’est le fait que les masses qui composent ces Églises ne sont pas les riches et les puissants, mais plutôt des personnes de tous horizons, pour la plupart pauvres (bien qu’un petit nombre soit riche), pour la plupart socialement et politiquement invisibles. Ensemble, ces personnes apparemment insignifiantes participent à la vision d’une Église qui est bien plus grande qu’elles, qui leur donne une importance sociale, économique et politique. Cette participation et cet élargissement leur donnent la confiance nécessaire pour s’engager à tous les niveaux et dans tous les types d’entreprises capitalistes et pour travailler à leur propre prospérité, ainsi qu’à celle de ceux avec qui ils entrent en contact. Ainsi, loin d’être des entreprises impersonnelles et oppressives par nature, les Églises pentecôtistes, apparemment « corporatisées », facilitent l’action personnelle. Cette logique s’étend à l’esprit d’entreprise que les pentecôtistes apportent aux entreprises qu’ils créent, petites ou grandes.

Shane Clifton, ibid.

Pour ces raisons, quels que soient les défauts théologiques ou ecclésiologiques des pentecôtistes, ils n’ont pas fini de transformer le monde.

Conclusion : quelles relations entre les apostoliques et le reste du monde chrétien?

Dans ces derniers paragraphes, je vais tenter une prospective de l’avenir des apostoliques d’ici à la prochaine génération.

Tout d’abord, projetons-nous au sein du monde pentecôtiste et charismatique : la NAR en est déjà le bloc le plus dynamique et le plus influent. La question n’est pas de savoir si l’on pourra s’opposer à eux, mais quel est l’avenir des charismatiques non NAR. Vont-ils vraiment réussir à rester un courant distinct, entre le montanisme de la NAR et le cessationisme des milieux baptistes et réformés ? Ici, il faudra suivre en particulier les initiatives des « réformés charismatiques » qui cherchent à combiner ensemble orthodoxie et recours aux charismes.

Dans le monde évangélique plus général, le plus gros défi pour des organes comme le CNEF sera tout simplement d’exister aux yeux des nouveaux apôtres, qui ont une vision ouvertement anti-institutionnelle. Toutes les institutions évangéliques existantes sont, d’après la NAR, des vieilles outres que l’on tolère aujourd’hui le temps de la transition, mais dont le mot même montre qu’elles sont considérées comme déjà obsolètes et promises à la disparition. Comment pourrons-nous collaborer avec des gens qui nous considèrent comme déjà disparus ? Ici, une phrase de Wagner dans son livre montre bien l’arrogance et l’aveuglement caractéristiques des nouveaux apôtres :

De temps à autre, j’ai suggéré que le cessationnisme figurait désormais sur la liste des doctrines en danger. Cependant, j’ai récemment changé d’avis lorsque l’agence missionnaire de l’une des plus grandes dénominations américaines a adopté une décision selon laquelle elle n’accepterait aucun nouveau missionnaire pratiquant le parler en langues, même dans le cadre d’une prière privée. J’ai été consterné, mais c’est vrai. Par conséquent, j’ai senti que je devais inclure ce chapitre sur la puissance du Saint-Esprit dans un livre traitant de la domination et de la transformation de la société. Nous ne devons pas nous laisser aller à la complaisance spirituelle.

Wagner, 2012, pp. 75-76.

En résumé, nous serons dans le meilleur des cas relégués ; dans le pire des cas, nous serons des agents de Satan. Dans tous les cas, la NAR n’a pas de place dans sa vision pour les évangéliques ordinaires qui ne s’alignent pas avec leurs apôtres. Cela n’excluera pas cependant des alliances tactiques sur le terrain. L’effet de l’œcuménisme des tranchées promet d’être puissant pour encore quelques décennies.

Dans le monde extérieur au christianisme, ils auront sûrement un impact énorme, surtout dans le Sud où ils n’ont pas encore fini leur montée en puissance. Le mandat de Bolsonaro au Brésil, de Nayib Bukele au Salvador sont les premiers essais de mise en place de cette vision. Il y a fort à parier qu’en bon pragmatistes, les pentecôtistes sud-américains sont déjà en train de faire le débriefing de leur expérience, et d’améliorer leurs méthodes. À court terme, ils sont les plus proches de pouvoir amener au pouvoir et fournir en personnel des hommes politiques favorables à leur vision. En revanche, pour des prophètes, ils manquent singulièrement de vision quant à ce qu’ils feraient du pouvoir politique. La Nouvelle réforme apostolique est une stratégie sans but, un véhicule sans objectif.

Enfin, je souhaite conclure sur les rapprochements et divergences de la NAR avec le modèle de chrétienté que je défends. Je confesse ceci de commun avec la NAR :

  1. La recherche d’une influence religieuse sur la vie politique.
  2. Les sept montagnes, qui sont bien des milieux professionnels et d’influence à infiltrer puis contrôler.
  3. Une eschatologie optimiste qui considère un ordre chrétien comme achevable, désirable et garanti.
  4. Une idée du mandat créationnel qui justifie que nous réfléchissions et travaillions à répandre une influence chrétienne en dehors de l’Église.
  5. Une mesure de pragmatisme est effectivement nécessaire, notamment pour définir et mesurer les progrès faits pour la chrétienté.
  6. La recherche de l’unité de l’Église pour cimenter son action sociale.

Je diverge de la NAR en ceci :

  1. L’Église doit être gouvernée par des synodes et non par des apôtres. Contre la NAR, je rappelle les articles 29 et 30 de la confession de foi de La Rochelle : Quant à l’Eglise véritable, nous croyons qu’elle doit être gouvernée selon l’ordre établi par notre Seigneur Jésus-Christ, à savoir qu’il y ait des pasteurs, des surveillants et des diacres et non des apôtres. Nous croyons qu’aucune Église ne peut prétendre sur aucune autre à quelque domination ou quelque souveraineté que ce soit.
  2. Nous rejetons le théisme ouvert et la kénose, conformément à l’article 1 et 15 de La Rochelle ; contre le théisme ouvert : Nous croyons et confessons qu’il y a un seul Dieu, qui est une seule et simple essence spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste, et toute miséricordieuse. Contre la kénose : Nous croyons qu’en une même personne, à savoir Jésus-Christ, les deux natures sont vraiment et inséparablement conjointes et unies, chacune d’elles conservant néanmoins ses caractères spécifiques, si bien que, dans cette union des deux natures, la nature divine, conservant sa qualité propre, est restée incréée, infinie et remplissant toutes choses.
  3. Nous rejetons les outils de guerre spirituelle proposés par la NAR, au profit de l’enseignement et l’usage des sacrements en Église, conformément aux articles 25 et 28 de La Rochelle : nous réprouvons les esprits chimériques qui voudraient bien, autant qu’ils peuvent, anéantir le ministère de la prédication de la Parole de Dieu et des Sacrements et : Fondés sur cette définition de l’Église véritable, nous affirmons que là où la Parole de Dieu n’est pas reçue et où l’on ne se met nullement en peine de s’y soumettre, et là où il n’est fait aucun usage authentique des Sacrements, on ne peut estimer qu’il y ait quelque Église.
  4. Nous rejetons le pragmatisme de principe, en affirmant que nous devons d’abord chercher ce qui est approuvé par Dieu, et ensuite ce qui est efficace. C’est la Bible, et non ce qui marche, qui fait autorité, conformément à l’article 5 de La Rochelle : Cette Parole est la règle de toute vérité et contient tout ce qui est nécessaire au service de Dieu et à notre salut ; il n’est donc pas permis aux hommes, ni même aux anges, d’y rien ajouter, retrancher ou changer.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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