Le plus étrange des mondes — Carl Trueman — Recension
26 novembre 2024

Avant de commencer, je tiens d’abord à préciser que je suis ouvert à toute correction comme la révolution sexuelle et l’idéologie LGBTQ+ sont des sujets qui à la base ne m’intéressent pas du tout et que je considère me faire perdre la plus grande partie de mon temps.

Ce livre Le plus étrange des mondes (traduction du titre en anglais Strange New World) de Carl Trueman, professeur de théologie et d’histoire de l’Eglise, au Grove City College et anciennement au Westminster Theological Seminary est une version plus courte et plus récente (2022) de son livre The Rise and Triumph of the Modern Self: Cultural Amnesia, Expressive Individualism, and the Road to Sexual Revolution sorti en 2019 pendant les confinements dans de nombreux pays à cause du virus Covid-19.

Le titre original, Strange New World s’inspire de celui du livre dystopique1 de science-fiction d’Aldous Huxley : Brave New World (traduit en français avec comme titre Le meilleur des mondes) en remplaçant seulement Brave par Strange pour insister sur le fait que nous vivons désormais (New) à notre époque dans un monde (World) bizarre (Strange). Notamment avec tous ses dérèglements de la sexualité. Brave New World est un livre qui décrit une dystopie où tout le monde est « heureux » au sens matérialiste du terme (place dans la société, cinéma, nourriture, pilule anti dépression) mais sans sens profond (philosophie, sens critique, libre-arbitre, religion, science). C’est une critique d’un utilitarisme profondément technologique où l’avenir de tout le monde est littéralement prédestiné et où des choses naturelles pourtant merveilleuses comme le sexe, l’amour et le mariage sont bannies.

Dans Le plus étrange des mondes, Trueman raconte les origines de ce qu’on appelle la révolution sexuelle. La révolution sexuelle, c’est en gros les changements radicaux de la vision de la sexualité dans les pays occidentaux depuis la seconde moitié du XXème siècle et en particulier pour nous Français depuis mai 68. Parmi ces changements, il y a par exemple le fait pour les gens de définir leur identité principalement par leur sexualité (leur orientation sexuelle, leur situation amoureuse, etc.), la légalisation du mariage homosexuel, l’idéologie transgenre, l’éducation sexuelle et à la vie affective à l’école. On pourrait aussi rajouter comme le fait par exemple Patrick Buisson dans son dernier livre Décadanse : la vision maintenant plus négative de la maternité (le rôle traditionnel de mère) chez la femme, la contraception (artificielle), l’avortement, la pédophilie, la pornographie, le concubinage (relations sexuelles hors mariage), la normalisation du divorce. Il part de penseurs connus comme Descartes, Rousseau et les Romantiques, Marx, Nietzsche, Freud, Reich qui ont créé le cadre philosophique et idéologique propice puis à des facteurs plus récents comme la technologie et la science, les médias, etc.

L’avantage de ce livre par rapport à d’autres, c’est qu’il est écrit par un protestant et en particulier par un réformé. Et donc par quelqu’un de ma tradition théologique avec qui j’ai très peu de désaccords, alors que Buisson par exemple est catholique et ne s’occupe donc dans son livre que de l’Eglise catholique. Par conséquent, même s’il est en anglais, le livre de Trueman parlera plus aux évangéliques en France, qu’ils soient baptistes ou réformés car ce qu’il dit au final reste pertinent et utile pour les dénominations des Protestants.

Le livre est synthétique, chaque chapitre est assez court et contient une conclusion qui sert de résumé très utile à tout ce qui y a été dit. Il est clair et utile dans l’ensemble : j’ai compris et appris beaucoup de choses alors que je n’y connaissais pas grand chose. Certes, Trueman utilise d’après mon ressenti des tournures de phrases et des expressions assez compliquées. Mais il donne après une explication accessible dans les mots de la vie de tous les jours et des exemples concrets. Il n’a peut-être pas le même talent “naturel” qu’un Edward Feser ou un Michael Huemer pour vulgariser (encore une fois, mon ressenti), mais on peut apprécier ses efforts pour rester le plus compréhensible possible.

Dans ce qui suit, je donne un résumé et mes notes de chaque chapitre du livre. J’ai ajouté en le signalant à chaque fois des remarques personnelles, souvent pour adapter le livre à notre contexte en France.

Je tiens à signaler qu’ayant lu le livre et écrit ce résumé avant que la traduction française ne paraisse, il se pourra que j’emploie des termes ou expressions différentes de ceux du livre. De même pour les extraits que je reproduis ici car ce sont mes traductions personnelles n’ayant pas acheté la version française.

Chapitre 1 : Bienvenue dans le plus étrange des mondes

Dans ce chapitre, Trueman explique que nous vivons dans un monde étrange où tout semble anormal comme dans des œuvres de pop culture tels que les films Matrix ou les livre et film Alice au pays des merveilles. Désormais, la société remet constamment en question et considère comme bizarres beaucoup de choses que tous nos grands-parents et la plupart de nos parents trouvaient normales. Par exemple que le mariage se fait uniquement entre un homme et une femme. Même nos parents ne savent plus forcément si les avis traditionnels liés à la morale sont vrais ou faux. En effet, beaucoup d’opinions du passé étaient fausses et mauvaises. Par exemple, penser que l’esclavage est normal et légitime, la peine de mort pour des crimes à première vue pas si graves que cela. Par conséquent, les positions traditionnelles sur d’autres sujets comme la sexualité pourraient aussi en théorie s’avérer fausses.

Tout ceci crée un grand « trou générationnel » entre ce que pensent les jeunes d’aujourd’hui et ce que pensent les membres plus âgés de leur famille. Même dans les familles conservatrices, les enfants deviennent confus car ils apprennent des visions des choses très différentes à l’école, dans les médias et dans la société en général de ce qu’ils entendent chez eux. Cela crée donc de l’incompréhension au sein même des familles. Des dîners de famille peuvent maintenant se transformer en bagarres émotionnelles.

Devant tout ce flou, on pourrait se dire que rien ne peut expliquer comment on en est arrivé là. On est juste dans une situation chaotique. Trueman affirme au contraire qu’on peut y donner une explication rationnelle et satisfaisante. Pour cela, il suffit de faire appel à la notion du moi (en anglais the self) et à trois autres notions qui l’accompagnent : l’individualisme expressif (expressive individualism), la révolution sexuelle et l’imaginaire social (social imaginary). Dans la suite, il va définir une par une chacune de ces concepts.

Qu’est-ce qu’est le moi ?

Trueman définit le sens du terme moi qu’il va utiliser. Il existe un premier sens courant : le moi, c’est la conscience élémentaire de soi en tant qu’individu différent des autres. En gros, c’est le fait de savoir qu’on est une personne unique différente des autres. Par exemple Trueman sait qu’il n’est ni Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, ni Donald Trump, le président des Etats-Unis.

Cependant, Trueman utilisera le moi dans un autre sens plus profond : ce qui me définit vraiment (“le vrai moi”), ce qui définit ma vision de la vie et ce qui me permet de m’épanouir et de trouver le bonheur.

En fonction des réponses à cette série de questions, on verra qu’il existe plusieurs avis radicalement différents sur ce qu’est le moi :

  1. Mon identité est-elle définie par mes devoirs envers les autres (par exemple ma famille, mon pays) ?
  2. Mon éducation et ma croissance me servent-elles à apprendre la maîtrise de soi, la discipline ou plutôt à me définir moi-même comme je le veux ?
  3. Plus généralement, est-ce que je peux définir moi-même mon identité comme je le veux ou est-ce qu’elle m’est imposée ?

La vision moderne (c’est-à-dire de notre époque en gros à partir des Lumières) du moi répond que chacun peut définir son identité comme il l’entend.

Qu’est-ce que l’individualisme expressif ?

C’est Robert Bellah qui a formulé cette expression : c’est une position qui affirme que chaque personne a un ensemble de sentiments et d’intuitions uniques qu’il doit développer ou exprimer pour s’épanouir en tant qu’individu.

Comme Bellah, Charles Taylor considère que l’individualisme expressif est la vision du moi la plus à la mode dans le monde occidental. Il le relie à ce qu’il appelle la culture de l’authenticité qui dit que chaque personne a une manière unique de s’épanouir en tant qu’être humain et que chacun devrait vivre comme il le veut sans qu’on le force à rentrer dans un modèle unique imposé par la société, les générations précédentes, l’Eglise ou l’Etat.

En résumé, pour les Modernes, le moi se trouve dans le fait de pouvoir être authentique en agissant selon ses sentiments intérieurs. Cette vision (le moi moderne) permet d’expliquer beaucoup de choses. Par exemple, comment il se fait que lorsqu’on critique une façon d’agir, on nous accuse désormais de vouloir enlever aux autres leur liberté, leur droit de faire ce qu’ils veulent selon leurs désirs.

Trueman insiste pour dire que tout n’est pas mauvais dans l’individualisme expressif. Il est important pour les gens d’avoir des émotions. C’est pour cela qu’on considère comme inhumains ou froids les gens qui en ont trop peu ou pas du tout. Par contre, ses excès sont très mauvais (accorder trop d’importance aux émotions pour définir son identité) et c’est ce qu’il combat. L’individualisme expressif permet également de comprendre l’origine de la révolution sexuelle.

Ce qu’est la révolution sexuelle.

On pense parfois que la révolution sexuelle, c’est considérer comme normaux des comportements sexuels qui étaient considérés avant comme anormaux, et donc les autoriser. En gros, ce serait rajouter de plus en plus de comportements sexuels dans la liste de ceux qui sont autorisés car normaux. Pour utiliser une image, ce serait faire avancer la frontière des actes autorisés. Par exemple, le mariage homosexuel, l’idéologie transgenre, la pornographie, les relations sexuelles sans engagement sur le long terme.

Pourtant, ce n’est pas du tout ça mais plutôt :

  1. Dire carrément qu’il n’existe au fond aucune limite à ce qui est ou devrait être autorisé sexuellement, qu’il n’y a pas de normes tout court ;
  2. Rejeter les positions traditionnelles sur le sexe et dire que ceux qui les défendent sont ridicules et parfois même atteints de maladies mentales.

Ainsi, la révolution sexuelle est une expression de l’individualisme expressif. Chacun peut vivre sa sexualité comme il le souhaite car c’est son droit. Et c’est son droit parce qu’il se définit légitimement par l’accomplissement de ses désirs sexuels.

Malgré cela, l’Occident continue à avoir des normes qui définissent des limites. Mais il définit ces limites non pas en se basant sur les relations sexuelles mais plutôt sur le consentement. En gros, un acte sexuel est qualifié de mauvais et est interdit seulement si l’une des deux parties n’est pas consentante. Les actes sexuels n’ont aucun sens moral, tout ce qui compte c’est le consentement des acteurs. Pour voir notre exemple en France, vous pouvez lire le chapitre pertinent dans notre recension de Décadanse de Buisson.

Pourquoi pensons-nous de cette manière ?

Trueman explique que le but de son livre n’est pas de donner des arguments pour répondre à la vision moderne du moi. C’est seulement de décrire comment on en est arrivé jusqu’à là.

Pour cela, il va donner un résumé historique des grands penseurs qui ont contribué à y donner naissance : Jean-Jacques Rousseau et d’autres moins connus. Pourtant, la plupart d’entre nous qui vivons à cette époque et qui adhérons pour beaucoup à la vision moderne, nous n’avons lu aucun de ces penseurs. Trueman explique qu’ils ne sont pas la cause unique de la vision moderne du moi mais qu’il y a tout un faisceau de causes de toute sorte : la technologie, la culture, la politique. Par exemple, la vision moderne du sexe a de nombreuses causes :

  1. La technologie qui a permis l’invention de la pillule contraceptive, qui permet elle-même de dissocier facilement et à bas coût la procréation du plaisir sexuel de l’union
  2. La culture avec la mise en avant de la promiscuité des hommes et des femmes dans les médias mainstream (séries, films, sitcoms, etc.)
  3. L’arrivée d’internet qui a permis de démocratiser l’accès à la pornographie
  4. La société qui voit désormais le mariage comme un lien sentimental éphémère jusqu’au divorce sans engagement sur le long terme, etc.

Il explique le concept d’imaginaire social de Charles Taylor : les gens agissent dans la plupart des cas non pas à l’aide de raisonnements rationnels bien construits, mais en suivant leur intuition avec des avis (une vision commune de la société d’une époque) qu’ils ont emmagasinés inconsciemment. Il va pourtant parler des grands penseurs car ils ont exercé une influence importance sur nos élites et nos intellectuels (par exemple Nietzsche sur Michel Foucault), et permettent de comprendre les implications logiques des avis qui nous influencent à notre époque.

En effet, même s’il ne réfute pas directement les idéologies qu’il combat, avant de répondre aux idéologies fallacieuses de notre temps, il faut d’abord les comprendre.

Chapitre 2 : Des racines romantiques

A notre époque les choses ont changé radicalement. Avant, si un homme disait à un docteur qu’il se sent mal dans sa peau car il voudrait être une femme, le docteur aurait pensé qu’il a une maladie mentale et qu’il a besoin d’un traitement médical pour guérir sa pathologie. Aujourd’hui, le médecin dirait plutôt qu’il faut accorder de l’importance à ses désirs et le laisser les satisfaire comme il le souhaite. Avant c’était le corps qui définissait le sexe des gens. Aujourd’hui, c’est le désir personnel de chaque personne qui le définit.

La science ne permet pas de dire qui a raison car l’avis des docteurs de ces différentes époques est déterminé par une vision culturelle et philosophique. Il faut donc s’attarder sur ce niveau de la pensée.

Ce qui est nouveau par rapport au passé, ce n’est pas qu’on reconnaît aujourd’hui l’existence et l’importance de nos émotions. On retrouve beaucoup de descriptions détaillées et profondes de la nature humaine dans les écrits anciens : dans les tragédies grecques, dans la Bible, par exemple dans le livre des Psaumes et dans les lettres de l’apôtre Paul, et dans les fameuses Confessions de Saint Augustin, une oeuvre autobiographique connue pour les émois qu’il y partage. Toutefois, la différence, c’est que tous ces auteurs reconnaissaient tout de même un ordre objectif des choses qui régulait nos émotions (créé par Dieu pour les chrétiens) alors que la personne transgenre d’aujourd’hui accorde une si grande importance à ses désirs qu’elle veut refaçonner la réalité selon eux. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

René Descartes

Le premier penseur dont parle Trueman est Descartes. Il est connu pour avoir remis en question nos certitudes sur tout avec son scepticisme radical. La solution consiste à douter de tout et à trouver une certitude en nous-mêmes. C’est son fameux cogito, cogito ergo sum : parce qu’on doute, on peut être sûr qu’on existe, sinon on ne serait même pas là à douter. Il a aussi formulé le fameux dualisme corps et esprit, c’est-à-dire affirmer que le corps et l’esprit sont deux choses fondamentales complètement séparées. Tout ceci a conduit à accorder beaucoup d’importance au moi.

Jean-Jacques Rousseau

Le suivant est Jean-Jacques Rousseau, fameux philosophe des Lumières. C’était un homme très talentueux : il avait beaucoup de connaissances, a écrit des romans et des pièces de théâtre, a exercé de nombreux métiers. Par contre au niveau paternel, ses mérites étaient moindres car il a mis tous ses enfants à l’orphelinat. Il a fait avancer la vision moderne du moi en affirmant qu’il faut fonder son identité sur ses ressentis personnels. Il faut exprimer à l’extérieur ce qu’on est à l’intérieur : en d’autres mots, il faut être authentique. La société est mauvaise car elle empêche l’individu de vivre et de s’exprimer de façon authentique. L’homme est naturellement bon : il donne son exemple quand pris de compassion, il a volé des asperges pour aider un homme à nourrir sa mère et parce qu’il disait du bien de lui. Il était motivé non pas par le mal mais par l’admiration qu’on lui vouait et l’envie d’aider son prochain. Ainsi, il rejette la doctrine chrétienne du péché originel bien formulée par Augustin qui dit que nous sommes mauvais par nature, naturellement enclins à transgresser la loi de Dieu.

Ce qu’il dit est extraordinaire non pas pour notre époque où tout le monde pense déjà ça, mais pour la sienne car c’était une manière de penser complètement révolutionnaire. On le voit à une citation assez frappante de ses Confessions. Il est ainsi à la fois le père du romantisme et celui de la révolution française.

Son autobiographie est spéciale car bien qu’il y en ait eu d’autres auparavant (les Confessions d’Augustin, les Psaumes de David), il accorde beaucoup plus d’importance à ses sentiments personnels.

On peut voir que ses thèses sont parvenues jusqu’à nous et qu’il exerce une grande influence. Premièrement dans les jugements aux tribunaux où on invoque nombre de circonstances atténuantes (par exemple milieux familial et social difficile du coupable) liées à la société pour minimiser la culpabilité ou excuser l’accusé. Deuxièmement dans la vision actuelle du but de l’éducation : le but n’est plus de former des gens à limiter leurs désirs par le savoir (l’école comme un lieu de formation) mais plutôt de leur permettre d’accomplir leurs désirs profonds et personnels (l’école comme un lieu de performance). Enfin, la théorie de Rousseau s’applique très bien aux transgenres : on devrait selon eux les autoriser à donner libre cours à leurs désirs pour exprimer leur identité, pour être authentique, et c’est les mœurs de la société qui constituent des obstacles à cela. C’est aussi pour cela que les gens préfèrent des hommes politiques qui parlent cru au lieu d’un langage politiquement correct car l’authenticité de nos jours est une vertu très respectée.

Il est une grande figure du romantisme, un grand courant culturel qui en gros accorde une grande importance à nos sentiments pour nous définir. Il confère aussi une grande place à la nature. C’est en contemplant la nature qu’on peut comprendre qui on est, retrouver notre identité originale sans l’obstacle de la société et des institutions qui nous enchaînent par les conventions. Le romantisme regroupe des artistes de divers domaines : des écrivains (auteurs de littérature) comme Samuel Coleridge et Wordsworth, des peintres, des musiciens comme Franz Liszt.

Conclusion

Parler de Rousseau et des Romantiques est bien beau, mais en réalité très peu de personnes l’ont lu, encore moins les auteurs littéraires mentionnés, si déjà elles les connaissent. Pourtant leurs thèses (nos émotions sont ce qu’il y a de plus important et la source d’autorité pour définir notre identité) sont maintenant prises pour acquises partout dans nos sociétés. On pense qu’elles sont vraies par intuition et non pas par un raisonnement que l’on fait consciemment. Tout comme le poisson nage automatiquement dans l’eau sans trop se poser de questions. A l’inverse, ces théoriciens pensaient tout cela consciemment et comprenaient ce que cela impliquait. Il est donc quand même utile de les étudier pour prendre du recul sur ce qu’on accepte inconsciemment et comprendre les raisons derrière, les présupposés cachés derrière les acquis de notre temps.

Il faut pourtant préciser que pour Rousseau et les Romantiques, il existe quand même une nature humaine objective que tous les hommes partagent et donc qu’il ne voulait pas du tout nous entraîner dans le relativisme. Quand il dit qu’il faut écouter la voix de notre nature et vivre de façon authentique (que l’extérieur doit correspondre à l’intérieur), il dit seulement que c’est la bonne méthode pour progresser dans la morale en tant qu’homme. Mais bien sûr à notre époque, le relativisme règne en maître, ce qui fait que toute critique de l’autre d’un point de vue moral est perçue comme une offense envers l’autre qu’il est interdit de commettre.

Pour mieux comprendre ce mouvement vers le relativisme, Trueman propose d’étudier deux penseurs majeurs du XIXème siècle qui ont exercé une influence dominante sur les cercles intellectuels de l’Occident : Karl Marx et Friedrich Nietzsche.

Chapitre 3 : Prométhée délivré

Pour comprendre où nous en sommes avec la révolution sexuelle, l’individualisme expressif de Rousseau et du romantisme ne suffit pas. Il a fallu d’autres étapes pour en arriver là. Notamment pour expliquer comment on en est venu à affirmer qu’il n’existe pas de nature humaine qui définit objectivement la morale, ce que nous devrions faire et ne pas faire. Les gens sont tous d’accord pour dire qu’on a une nature biologique, qui nous distingue des autres espèces, qui fait qu’on ne peut pas se reproduire avec des ânes, des lions, etc. Mais aujourd’hui, quand on affirme une nature humaine qui crée des devoirs moraux, on est souvent accusé de se servir de cette vision des choses comme une justification pour opprimer d’autres humains et les codes moraux sont considérés comme étant automatiquement oppressifs. Pour cela, il faut étudier deux grands penseurs : Karl Marx et Friedrich Nietzsche. Bien sûr, comme les penseurs précédents, pas grand monde ne les a lus. Mais ils ont développé et exprimé en détails les intuitions que nous partageons tous. Donc les comprendre permet de mieux saisir les intuitions que nous absorbons inconsciemment sans prendre davantage de recul.

Karl Marx

Marx a avancé ses thèses à une époque où régnait en maître la philosophie de Hegel. Même si Hegel est très compliqué à comprendre, on peut le résumer ainsi : la conscience humaine de soi évolue au fur et à mesure de l’histoire de l’humanité grâce aux interactions entre les hommes. Contrairement à Hegel qui était idéaliste, lui était matérialiste. Matérialiste dans deux sens : dans le premier sens classique où la seule chose qui existe est le monde matériel et dans un second sens où ce qui définit ultimement l’identité de l’homme est matériel, en particulier son activité économique.

Par conséquent, toutes les activités (familiales, scolaires, etc.) sont aussi réduites à des faits économiques, et donc ultimement politiques. C’est le cas dans notre époque partout en Occident : donc en ce sens précis, on peut dire qu’on est tous marxistes.

Un élément clé de la pensée de Marx est l’aliénation qui signifie en gros un sentiment de malaise dans une situation anormale. Il en parle dans le cadre du travail pour parler de l’aliénation des travailleurs quand ils travaillent énormément en recevant seulement très peu pour survivre avec leur famille et aucun fruit de leur production. Par exemple, un ouvrier dans une usine à vélos, ne recevra jamais une partie des bénéfices ni de vélo.

Marx en tant que tel ne réfute pas la religion, il prend pour acquis que les Lumières l’ont déjà mis au tapis (par exemple David Hume). Mais ce qui l’intéresse, c’est de comprendre pourquoi les gens s’y accrochent encore malgré tout.

Marx critique la religion pour être l’opium du peuple, ce qui signifie deux choses :

  1. C’est ce qui permet au peuple de soulager ses peurs.
  2. C’est ce qui permet aux chefs d’entreprise d’opprimer leurs employés, le prolétariat ou la classe des travailleurs car elle les fait se concentrer sur les choses spirituelles (liées à la religion) et ne plus se préoccuper de ce qui se passe sur terre, et donc permet de détourner leur attention et de les rendre mous, serviles et obéissants.

Ce sont des intuitions qui sont parvenues jusqu’à nous et qui ont perduré jusqu’alors. Marx les a très bien exprimés, donc le comprendre permet de saisir explicitement nos intuitions négatives vis-à-vis de la religion.

Friedrich Nietzsche

Comme Marx, Nietzsche est perplexe devant les gens qui continuent à s’attacher à la religion malgré sa désuétude, ce qui est tout à fait incohérent. Par exemple, chez les philosophes, Kant en est l’exemple parfait : il rejette Dieu dans la sphère de la raison pure, mais dans celle de la raison pratique, il le considère comme un présupposé nécessaire à toute morale objective et engageante. Sans Dieu, il ne devrait plus exister d’obligation morale. La seule obligation que nous avons est celle de s’autocréer (se définir) pour remplacer le vide de la mort de Dieu. Ainsi, pour Nietzsche, le bien et le mal deviennent des goûts personnels qu’il relègue au domaine de l’esthétique. Les valeurs que le groupe dominant arrive à imposer, c’est le bien, celles de ceux qui se font dominer, c’est le mal.

La religion (en particulier le christianisme auquel Nietzsche s’attaque) est un moyen pour les faibles d’opprimer les forts, de renverser l’échelle des valeurs de départ. En effet, la foi chrétienne nous présente un Dieu qui s’incarne dans le Christ, ce qui exalte la faiblesse et l’humilité.

Un élément clé de la pensée de Nietzsche, c’est le Surhomme (en allemand Übermensch et en anglais Superman, comme le super-héros) : l’homme qui transgresse avec fierté l’ordre moral. Comme il était contre le totalitarisme et l’antisémitisme, toute comparaison avec l’homme Aryen nazi est déplacée et regrettable. Ainsi, un meilleur exemple, que Nietzsche donne même, est celui de Goethe, un grand homme en avance sur son temps. Trueman donne celui d’Oscar Wilde, un artiste qui ose transgresser les interdits moraux et sexuels. Pour Wilde, ce qui importe n’est pas de plaire au public et ou de le rendre plus vertueux, il se fiche de leur réaction : le seul but ultime, c’est la liberté de s’exprimer dans son œuvre, l’esthétique.

Chapitre 4 : La psychologie sexualisée et la sexualité politisée 

Sigmund Freud

Dans ce chapitre, Trueman raconte comment la société occidentale en est venue à faire de la sexualité (le sexe) le critère fondamental pour définir l’identité des gens. En gros, comment il se fait qu’à notre époque, on voit le sexe comme ce qu’on est et non plus simplement comme une activité qu’on fait parmi d’autres (manger, boire, travailler, jouer, etc.) comme le pensaient les gens d’avant. Pour résumer et amorcer la suite, c’est Sigmund Freud, le père fondateur de la psychanalyse qui a contribué à cette vision de l’homme, puis Wilhelm Reich qui a défendu et prophétisé une grande intervention du gouvernement dans les questions relatives à la sexualité et à la famille (la “politisation” de la sexualité).

Selon lui, l’homme est un animal défini avant tout par ses pulsions sexuelles. La culture et la civilisation (politiques, lois) forment comme un cadre qui sert à limiter ces pulsions sexuelles et à permettre aux hommes de vivre ensemble paisiblement. C’est le point positif de la civilisation. Par contre il a naturellement pour effet négatif de frustrer l’homme en laissant inassouvis ses désirs sexuels. C’est pour cela que l’homme refoule ses désirs dans son subconscient et qu’ils réapparaissent entre autres dans ses rêves, raison pour laquelle il est malheureux au plus profond de lui.

Wilhelm Reich

A ce stade du livre, on peut se demander quel est le rapport entre la vision de l’homme de Freud et celle de Marx qu’on a vue précédemment car elles ont a l’air très différentes. D’un côté, on a Marx avec une vision foncièrement positive de l’homme. Certes, il y a l’oppression des ouvriers par la bourgeoisie, mais il est possible de faire changer les choses et de faire avancer l’histoire dans le bon sens par la lutte des classes. De l’autre, on a Freud qui a une vision très pessimiste de l’homme. L’homme est malheureux, ses désirs étant réfrénés et donc frustrés par la société et la culture. C’est là qu’entre en scène Wilhelm Reich, membre du cercle de Freud à Vienne qui défend à la fois le freudisme (primauté du sexe) et le marxisme (la lutte des classes) pour jouer le rôle d’entremetteur entre les deux.

Contrairement à Freud, il pense que ce n’est pas juste n’importe quelle civilisation qui limite et qui frustre l’homme dans sa sexualité, mais seulement certaines civilisations précises. Il s’agit de celles de la bourgeoisie, des classes moyennes et des capitalistes qui font promotion d’une vision traditionnelle du sexe et de la famille (la vision patriarcale). Véhiculer cette vision traditionnelle est un moyen pour eux de formater les esprits en les rendant naturellement docile à toute figure paternelle et ainsi d’opprimer les classes inférieures (on retrouve à nouveau la lutte des classes de Marx). Ainsi, la soumission au père dans la famille est une version miniature de la soumission à une figure paternelle (souvent politique) plus forte encore d’un régime autoritaire, par exemple Hitler.

C’est pour cela qu’on peut très bien avoir selon lui, une civilisation qui permet aux hommes de cohabiter pacifiquement mais qui les laisse quand même s’accomplir sexuellement selon leur propre gré. Le but est donc de supprimer toutes les contraintes culturelles sur le sexe pour que chaque individu puisse s’épanouir pleinement dans ce domaine et vivre ainsi pleinement sa véritable identité. Il faut donc par exemple promouvoir la masturbation chez les jeunes, inciter les adolescents à se mettre en couple, etc. Par contre, il reste quand même des limites à ne pas franchir : par exemple, il est inapproprié pour un garçon adolescent de se mettre en couple avec une petite fille.

Comme il existe un lien fort entre les normes sexuelles et familiales d’un côté, et la sphère politique de l’autre, le changement promu par Reich nécessite selon lui une intervention active de l’Etat. C’est à l’Etat de déconstruire ces normes sexuelles, d’autoriser ce qui auparavant était considéré comme anormal et même d’aller plus loin : d’encourager ces comportements “déviants” et de punir sévèrement ceux qui s’opposent. C’est exactement ce que nous voyons à notre époque : l’éducation sexuelle dans les écoles, la promotion de la contraception au lycée en plein cours de SVT, la banalisation de l’homosexualité et maintenant de l’idéologie trans, etc. Cette vision très permissive du sexe affecte également le rôle de l’éducation : son but n’est plus d’apprendre aux gens à se contrôler et à bien vivre en société, mais désormais de leur apprendre à donner pleinement libre cours à leurs désirs sexuels. En résumé, avec Freud, le moi expressif de Rousseau et de Romantiques devient maintenant un moi sexualisé. C’est en suivant sans contraintes ses désirs sexuels quels qu’ils soient qu’on est véritablement soi-même et qu’on “s’exprime” vraiment.

Ce que nous venons de voir a évidemment eu d’importantes répercussions sur la révolution sexuelle à laquelle nous assistons aujourd’hui depuis la seconde moitié du XXème siècle. La révolution sexuelle, ce n’est pas juste faire grandir de plus en plus la liste des comportements sexuels autorisés mais dire qu’il ne devrait plus y avoir de distinction au niveau de la sexualité entre comportements autorisés et comportements interdits. En gros, c’est nier l’existence de limites tout court dans ce domaine. Pour prendre l’exemple de Trueman, si on pense aux vêtements courts des femmes, le débat portait avant sur quels vêtements étaient trop courts pour être portés en public et on autorisait peu à peu des vêtements de plus en plus courts comme les mini-jupes. Mais maintenant, on ne fait plus aucune différence entre “court” et “long” : tout vêtement est automatiquement autorisé. On se moque désormais directement des gens qui parlent encore de vêtements “trop courts”.

Si on revient à Reich, il se contredit donc lui-même quand il pose des limites à ne pas franchir. Par exemple, selon lui, séduire une femme contre sa volonté ou abuser sexuellement des petites filles de trois ans serait mauvais. Pourtant, comme au fond, il nie avec les partisans d’aujourd’hui de la révolution sexuelle l’existence légitime de toute norme sexuelle car elles causent de l’oppression, il ne lui reste plus aucun fondement objectif valable pour justifier les limites qu’il donne. En gros, les limites basées sur la notion de consentement qu’il propose sont arbitraires car elles ne reposent sur aucun fondement rationnel étant donné qu’il vient en parallèle de nier l’existence de tout fondement aux limites pour rejeter la morale sexuelle traditionnelle ou patriarcale !

Enfin, on peut remarquer qu’il y a un changement comparable chez la Gauche d’aujourd’hui à celle que Reich préconise. Alors qu’avant, la Gauche se concentrait sur l’oppression économique et se définissait par la lutte des classes, elle se concentre aujourd’hui sur toute forme d’oppression en général qui inclut la première et qui se définit par une lutte sociale bien plus étendue. C’est le cas parce qu’aujourd’hui, on ne définit plus l’homme par son activité économique (comme Marx) mais par sa sexualité (comme Freud). Le sujet principal n’est plus l’économie (les inégalités économiques) mais la psychologie (permettre aux gens de s’épanouir selon leurs propres désirs). Concrètement, le but est d’autoriser et de promouvoir dans la société de plus en plus de pratiques sexuelles auparavant considérées comme déviantes.

Chapitre 5 : La révolte des masses

Dans ce chapitre, Trueman résume le chemin parcouru. Il rappelle qu’on n’a toujours pas répondu à une question cruciale : comment des penseurs abstraits que personne ou peu connaissent peuvent nous avoir menés à notre vision consensuelle de l’homme aujourd’hui (individualiste et hyper-centrée sur le sexe) ?

Les idées des penseurs importants étudiés avant constituent non pas une condition suffisante, mais une condition nécessaire de la révolution sexuelle. C’est-à-dire que, bien qu’elles soient des facteurs qui l’expliquent, à elles seules, elles ne suffisent pas à en rendre compte.

Il faut également tenir compte de l’opposition entre le matérialisme et l’idéalisme. Le premier pose que les événements de la vraie vie donnent naissance aux idées abstraites tandis que la seconde dit au contraire que ce sont les idées qui exercent une grande influence sur le cours des événements. Marx par exemple est dans ce cas précis du terme matérialiste car d’après lui les inégalités économiques et l’oppression du prolétariat par la bourgeoisie se traduisent par les idées diffusées par celle-ci. Hegel pense exactement le contraire. Pour Trueman il est difficile voir impossible de déterminer les causes suffisantes. Mais c’est peut-être normal comme lorsque nos choix ne se réduisent pas à des causes déterministes, sinon on n’aurait plus de libre-arbitre.

Néanmoins, il est tout de même possible de donner plusieurs causes nécessaires de la révolution sexuelle pour avoir une bonne explication de son origine.

I. Le passage d’une vision stable à une vision “plastique” du monde

Une autre cause de la révolution sexuelle, c’est qu’alors qu’avant, pour les gens, le monde était stable et fixe, maintenant, le monde est plastique et sans cesse en mouvement. Avant les gens passaient la majeure partie de leur vie là où ils naissaient et grandissaient, exerçaient le même métier que leurs parents, gardaient le même statut social, avaient une religion par défaut, vivaient au rythme stable des saisons de la nature, etc. En gros, ils vivaient dans un monde fixe avec peu de changement.

Désormais, à notre ère, tout change sans cesse et rien n’est fixe : on peut voyager, choisir son métier, changer de classe sociale, de religion, pas mal s’affranchir des contraintes de la nature, etc. Le monde est malléable car désormais contrôlable en grande partie par l’homme. On a réussi non pas à annuler complètement l’autorité de la nature mais à la limiter drastiquement grâce à la technologie et à la science. Des maladies auparavant mortelles ne le sont plus. On va beaucoup plus vite avec la voiture et les transports en commun.

La science et la technologie individualisent aussi beaucoup de choses : la musique qu’on écoutait avant ensemble dans une salle de concert ou à l’opéra est maintenant quelque chose que chacun peut directement consommer de son côté en solitaire sur internet depuis n’importe où et n’importe quand.

Comme le monde est maintenant pour nous quelque chose qu’on peut contrôler, il en va de même pour l’homme qui en fait partie : il est possible pour nous de nous modifier, de nous redéfinir. Un tel contexte a sans doute grandement favorisé la révolution sexuelle.

II. La perte de confiance dans les autorités traditionnelles

Une seconde cause, c’est la perte de confiance dans les autorités traditionnelles : la religion (principalement l’Eglise en tant qu’institution), la famille et la nation.

A. Le déclin de l’autorité religieuse

En ce qui concerne la religion, elle était une importante autorité jusqu’au Moyen-Âge. Puis elle a commencé peu à peu à s’éroder.

Il y a premièrement une explication “interne” à cette crise. La Réforme protestante déclenchée officiellement par Luther a remis en question l’autorité de l’Eglise catholique romaine. Avec la généralisation de la liberté religieuse, il était pour la première fois possible de choisir sa propre religion. La technologie avec les transports (en particulier la voiture) a accru le pouvoir des pratiquants : il est désormais possible d’aller dans un lieu de culte plus loin de chez soi. Comme on a désormais de nombreuses dénominations, on a donc maintenant une concurrence entre elles pour attirer le plus de fidèles.

Deuxièmement, il y a aussi une explication “externe” : les attaques de la société dans son ensemble contre l’Eglise. Attaques de la société dans le sens où les gens influents ont critiqué (ce qu’ils font toujours) le christianisme à travers la culture en général. C’est-à-dire que les arts, la littérature, la pop culture (films, séries, manga) présentent très souvent le christianisme comme étant obscurantiste, austère, triste, peu attirant, corrompu, plein de haine, raciste, capitaliste et hypocrite. Sans même parler des médias obsédés qui mettent le paquet sur les prêtres pédophiles et les scandales des responsables religieux. Tout cela crée un cadre naturel où les gens en général sont formatés et alors peu enclins à prendre la foi chrétienne au sérieux, ou même juste à s’y intéresser tout court.

B. Le déclin de la famille traditionnelle

Les gens ont aussi beaucoup critiqué la vision traditionnelle de la famille, on le voit encore dans la culture. Le mariage n’est plus un engagement pour la vie et pour construire une famille sur le long terme mais il repose principalement sur le plaisir sexuel à un instant donné. Le divorce, avec les familles monoparentales et recomposées souvent sans père (et donc sans réelle autorité parentale) qu’il entraîne se généralise.

C. Le déclin de la nation

C’est même aussi carrément la nation elle-même qui est remise en cause par des attaques de ses propres citoyens contre son narratif, sa légitimité et son histoire (la colonisation). On pourrait parler aussi de haine de son propre pays, l’oeikophobia dans les termes de Roger Scruton et de Edward Feser. Maintenant qu’il est beaucoup plus facile de voyager et que les flux de voyageurs à gérer sont beaucoup plus importants, c’est aussi l’immigration qui déstabilise la nation quand un grand nombre d’étrangers s’installent dans un pays sans accepter de s’imprégner de sa culture et ses mœurs.

La conséquence de ces trois déclins

Ces trois institutions (la religion, la famille et la nation) étaient les repères auxquels les gens faisaient le plus référence pour définir leur identité. Par exemple, on aurait défini Trueman ainsi : Carl Trueman est un chrétien, fils de John et anglais de naissance. Comme ce sont des structures en dehors des gens, on peut parler de fondements externes à l’identité. Or, comme les trois sont en déclin, les gens se réfugient maintenant en eux-mêmes pour trouver des fondements désormais internes à leur identité comme le préconisaient les penseurs vus avant (Rousseau, les Romantiques, Nietzsche).

III. La perte du sacré

Un troisième facteur à prendre en compte dans notre analyse, c’est la perte du sacré. Auparavant, les sociétés, que ce soit les Grecs, les Romains, celles basées sur les trois grands monothéismes abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam) croyaient en un ordre, une dimension qui dépasse le monde physique, sensible et immédiat. Cet ordre sacré permettait d’avoir un fondement aux valeurs, à la morale et aux lois.

Mais on vit aujourd’hui dans une société dépourvue de sacré où règnent bien souvent à la place le pragmatisme (il faut faire ce qui marche) et le relativisme (tous les avis se valent). La conséquence en est que ce sont ceux qui arrivent à faire le plus de bruit et à imposer par la force leur vision qui imposeront leur vision du bien et du mal.

IV. La contraception, la pornographie et le sexe

Comme quatrième facteur, on a une combinaison de causes autour de la sexualité.

Premièrement, il y a l’invention et l’utilisation généralisée des moyens de contraceptions. Trueman parle surtout de la pilule car c’est le premier, c’est le plus emblématique d’entre eux. La contraception a permis de dissocier le plaisir sexuel de la procréation comme jamais auparavant. Cela a permis de faire du sexe une activité récréative centrée sur soi (le moi) et plus liée à un engagement avec un compagnon sur le long terme. Ce qui était impossible avant comme les relations risquaient beaucoup plus de déboucher sur la naissance d’enfants à nourrir et à élever. Ainsi, la contraception a fourni le cadre propice pour rendre possible l’idéal de Reich impossible de son temps.

Un second sous-facteur est la pornographie. Celle-ci n’est pas seulement condamnable parce qu’elle exploite littéralement des êtres humains et les envies malsaines des gens. Elle l’est aussi car elle rejoint la vision moderne du moi qui fonde l’identité dans la satisfaction des désirs personnels et permet cela dans le domaine sexuel. En gros, elle réduit le sexe à un objet de consommation, une activité qu’on fait tout seul dans son coin, ce qui est très différent de la vision classique (et chrétienne) où le sexe permet de renforcer le lien affectif et conjugal exclusif entre les deux partenaires du mariage sur le long terme. Le sexe n’est pas juste un acte qui procure du plaisir, mais un acte qui permet d’aimer profondément son mari ou son épouse.

Le troisième sous-facteur, c’est la vision du moi piochée chez Rousseau et les Romantiques désormais prise pour acquis. Pour rappel, celle-ci affirme que pour vraiment être soi-même et s’épanouir, il faut suivre ses désirs les plus profonds indépendamment des contraintes que nous imposent la culture et la société (supposée d’après lui corrompre l’homme naturellement bon). Une fois qu’on accepte ce vision du moi (il faut donner libre cours à ses désirs), comme les désirs sexuels sont les plus puissants chez les êtres humains, il s’ensuit qu’il faut les satisfaire. En gros, la vision générale du moi de Rousseau et des Romantiques a rendu théoriquement possible la vision plus spécifique du moi sexuel de Freud.

Le quatrième sous-facteur, c’est la nouvelle vision du sexe plus libérale en sciences sociales popularisée et défendue par des sociologues spécialistes du sexe (les sexologues) comme Alfred Kinsey, Shere Hite et d’autres qui passaient à la télé pour présenter le sexe comme ce qui peut nous donner le plus grand bonheur dans la vie. Ils ont présenté des arguments pour banaliser les pratiques déviantes en prétendant qu’elles sont aussi naturelles que les pratiques “normales” et déculpabiliser ceux qui les pratiquent.

V. La révolte des élites

Le cinquième facteur, c’est la révolte des élites, une expression que Trueman reprend probablement du livre très connu de Christopher Lasch.

Les élites dont il est question ici sont les élites culturelles. Elles incluent les hommes politiques, les hommes influents dans les médias (journalistes, chroniqueurs, intervenants), les stars et artistes de la musique (groupes et chanteurs connus), les réalisateurs derrière les oeuvres de la pop culture et du divertissement (réalisateurs de films, séries, sitcoms, anime), l’éducation (en particulier les universités et l’enseignement supérieur en général) et les hommes des grandes entreprises influentes (patrons, directeurs, CEO, PDG, membres du CA).

Par révolte, Trueman veut dire que les élites culturelles œuvrent désormais de concert non plus pour transmettre l’héritage et la sagesse du passé aux futures générations, et leur inculquer le respect envers la famille, la religion et la nation mais pour rejeter les valeurs du passé et promouvoir la nouvelle vision du moi, le moi individualiste sexuel.

Voyons comment chaque type d’élite culturelle se “révolte” :

  1. En politique, on voit cette révolte chez la Gauche qui promeut et met en place des mesures politiques contre la famille et la morale sexuelle traditionnelles et qui plus généralement méprise le passé (l’histoire de son pays, le patriotisme). Mais on la retrouve désormais aussi chez une (grande) partie de la Droite (qui n’est plus en réalité plus du tout ou ne se dit même plus de Droite) largement contaminée par la Gauche (notamment beaucoup en France). Rappelons nous qu’en France, c’est la Droite libérale qui a proposé et fait voter la loi Neuwirth légalisant la contraception sous Pompidou, la loi Veil légalisant l’avortement et la loi facilitant le divorce sous Giscard.
  2. Au niveau de l’éducation, elle se traduit de cette façon, en particulier dans les établissements d’enseignement supérieur mais de plus en plus dès l’école primaire : on méprise le passé et l’histoire de la patrie (notamment la littérature classique) sous couvert d’anticolonialisme, de racisme et de sexisme, on donne des cours d’éducation sexuelle et sentimentale, on promeut l’homosexualité et la théorie du genre (ou l’idéologie trans), et enfin on enseigne les théories critiques (vient de l’anglais critical theories) sous couvert de justice sociale pour dénoncer les inégalités sociales (en somme, d’oppression des minorités, le wokisme). Je rajouterai pour ma part qu’en France, le but n’est plus comme avant d’enseigner et d’évaluer objectivement les élèves mais désormais de “faire réussir” tout le monde. Par exemple au brevet et au bac avec des examens extrêmement faciles et « des points cadeaux » à profusion. On est loin du temps où l’on donnait à juste titre sans que ce ne soit en aucun cas étonnant une mauvaise note à ma mère qui venait d’arriver en France à son bac de français. Ou encore lors des recrutements sur dossier où l’on ne sélectionne plus les élèves en fonction de leurs notes et leurs mérites mais de leur milieu social ou de leur genre pour respecter la “mixité sociale” et la parité hommes-femmes. Et cela quitte à abaisser drastiquement le niveau et à ce qu’ils n’apprennent au final quasiment plus grand chose (joli euphémisme). Le but de l’école n’est plus didactique ou pédagogique (enseigner les élèves), mais psychologique (faire en sorte qu’ils se sentent bien dans leur peau).
  3. Au niveau des arts et du monde du divertissement, d’un côté, les musiques ont des titres et des paroles de plus en plus “sales”, et de l’autre, les oeuvres audiovisuelles (films, séries, anime japonais, etc.) ont des scènes de plus en plus impudiques. Ce qui était inconcevable à l’époque de mes parents et grands-parents. De même pour les livres : romans érotiques, bandes dessinées, manga, etc.
  4. Au niveau des grandes entreprises (Trueman parle en anglais du monde du corporate business), notamment celles de la big tech comme Meta (propriétaire de Facebook et Instagram) et Amazon, elles apportent leur plein soutien à la vision moderne du moi individualiste et hypersexuel. Elles mettent en avant les droits LGBTQ+ et les normes d’inclusions, par exemple avec des toilettes non-genrées et non plus séparées pour hommes et femmes, et en favorisant l’écriture inclusive. Elles promeuvent aussi le féminisme en voulant à tout prix assurer la parité hommes-femmes quitte à ne plus recruter les employés sur la seule base de leur compétences.

Pour conclure, tous ces acteurs culturels contribuent chacun à leur manière à créer un cadre très propice à la vision moderne du moi.

Chapitre 6 : Des gens malléables, un monde qui se liquéfie 

Après avoir étudié les causes de la révolution sexuelle, Trueman veut maintenant s’attaquer à ses conséquences. Mais avant cela, il présente trois notions importantes essentielles pour les comprendre : la notion de personne, la politique de la reconnaissance et le pouvoir des communautés imaginées (traduction approximative de imagined communities).

I. La notion de personne

Avant de commencer, il faut préciser que Trueman emploie le terme personne au sens d’identité personnelle, c’est-à-dire pour essayer de le définir, ce qui nous rend spéciaux et différents des autres individus de notre espèce. Et non pas au sens d’être doté d’une dignité morale à respecter et donc du droit à la vie comme il est utilisé dans les débats entre philosophes pour (pro-choix) et contre l’avortement (pro-vie).

Définir ce qu’est une personne ici, c’est se demander sur quoi se baser pour définir notre identité en tant qu’individu. On peut commencer par dire : “par notre corps, en particulier ADN ?”. En effet, c’est de cette manière que des enquêteurs sont capables de dire qui est l’assassin qui a tué une victime lors d’un crime en analysant des empreintes digitales ou des gouttes de sang. Pourtant, si on me demande qui je suis, une telle réponse ne serait pas suffisante. Je répondrais plutôt en disant ce que je fais, qui sont mes parents, le pays d’où viennent ma famille, le pays où je suis né et où j’ai grandi, etc., autrement dit en invoquant des faits, des relations avec d’autres gens et des propriétés en dehors et au-delà de mon propre corps.

On peut préciser la réponse en disant que je suis défini par les choix (surtout les plus importants comme les choix de carrière, de vie de couple, etc.) que je fais intentionnellement (c’est-à-dire sans y être forcé), donc en gros par ma liberté. Par exemple, j’ai choisi d’étudier et de travailler dans l’informatique, de rester en France, de me marier, etc. Il y a une part de vrai dans cette réponse car cette capacité à en quelque sorte choisir notre destinée est ce qui nous distingue des autres animaux. Même si l’on suppose qu’ils font réellement des choix en prenant des décisions et non par pur instinct (”automatiquement”), ils ont un champ de possibilités beaucoup plus restreint que le nôtre.

Pour autant, la définition de personne par “les choix (les plus importants) faits intentionnellement” est incomplète. En effet, elle omet que nous faisons ces choix toujours dans un certain contexte. Ce “certain contexte”, c’est le contexte d’un groupe auquel on cherche à s’identifier et au sein duquel on cherche à être approuvé.

Par exemple, prenons une adolescente en rébellion pas très sage. Elle cherche à se définir en adoptant le style vestimentaire à la mode des adolescents de sa génération. On pourrait aussi rajouter des comportements propres à celle-ci comme dire “wesh”, “teubé”, “duper”, “starfoula”, “quoicou(bé)”, “dingueries”. Elle dira qu’elle se définit uniquement par ses choix (ici vestimentaires et comportementaux). Mais en réalité, si elle fait effectivement des choix personnels bien réfléchis, elle cherche aussi consciemment ou non à imiter les autres adolescents qu’elle côtoie pour se sentir acceptée au sein de leur groupe. Par conséquent, elle se définit non seulement par ses choix personnels réfléchis, mais aussi par le groupe dans lequel elle cherche à rentrer.

Donc pour Trueman, la bonne définition serait : personne (ou identité personnelle) = choix personnels intentionnels + groupe dans lequel on veut être accepté.

II. La politique de la reconnaissance

Dans l’expression politique de la reconnaissance, reconnaissance n’est pas à prendre dans le sens de “réussir à savoir que quelque chose ou quelqu’un est bien ce qu’elle ou ce qu’il est”. Par exemple, quand je me regarde dans le miroir, je me reconnais dans le sens où je sais que c’est bien mon visage que j’aperçois. Il signifie ici plutôt “être accepté par un groupe”. Et à l’inverse, ne pas être reconnu ou ne pas avoir la reconnaissance de quelqu’un ou d’un groupe, c’est être exclu et probablement passer par une expérience douloureuse.

Trueman donne un exemple quand on était petit : si on joue à un sport en équipe, au début il y a souvent deux enfants qui représentent chacun une équipe en tant que chefs. Chacun choisit quels enfants il veut dans son équipe, etc. Le premier qui est choisi est content car il sait qu’il a été choisi en premier parce qu’il est bon, voire le meilleur de tous. Le dernier, au contraire, risque d’être triste (sauf moi comme je savais bien que j’étais nul en sport) car cela veut dire qu’on pense qu’il est le plus nul. Ainsi, le premier est “reconnu” (accepté) tandis que le dernier n’est pas “reconnu” (est rejeté).

On retrouve cette notion de reconnaissance dans les quatre groupes majeurs : la société, la nation, la famille et l’Eglise. La société n’accepte que ceux qui suivent les pratiques et les comportements qu’elle encourage. La nation exclut les “traîtres à la nation” et n’accepte que ceux qui acceptent sa culture, son histoire, ses lois et ses principes. Par exemple, à l’époque des Nazis et du Royaume-Uni de Churchill, si un anglais choisissait de crier que Hitler a raison, les Anglais auraient eu raison de le considérer comme un traître. La famille n’accepte que les enfants qui sont sages et gronde ceux qui ne sont pas sages. Enfin, l’Eglise excommunie ceux qui ne respectent pas ses principes.

III. Le pouvoir des communautés imaginées

Trueman reprend l’expression “communautés imaginées” de Benedict Anderson. En gros, il existe deux types de communautés.

Premièrement, même si ni Anderson ni Trueman ne leur donnent un nom particulier, on a les communautés réelles où les gens sont dans un groupe parce qu’ils se connaissent tous (ou au moins pour une grande partie) personnellement un minimum. C’est le cas par exemple des familles, d’un club de sports, d’une Eglise, d’une classe à l’école où chacun ou la plupart des gens se sont déjà parlés et/ou croisés.

Deuxièmement, on a les communautés imaginées où les gens sont dans un groupe non pas parce qu’ils se connaissent tous personnellement car c’est impossible tellement le groupe est grand, mais plutôt parce qu’ils acceptent tous en un même narratif, une même histoire ou les mêmes principes (en gros, une même culture). Dire que ces communautés sont imaginées ne veut pas dire qu’elles sont imaginaires, qu’elles n’existent pas vraiment mais plutôt que les gens qui y a appartiennent ne se sont pas tous croisés et/ou parlés. C’est le cas par exemple des nations où les citoyens ne se connaissent pas tous tellement ils sont nombreux, mais partagent pourtant ensemble une même culture. Ce qui relie les Français, c’est la culture française qu’on peut résumer par certains principes comme la liberté, l’égalité, la fraternité, et par des grands moments de l’histoire de France comme le sacre de Clovis, le règne glorieux du roi soleil Louis XIV, la Révolution française, la période glorieuse de Napoléon, l’armistice du 11 novembre à la fin de la première guerre mondiale, l’appel du général De Gaulle, le débarquement de Normandie etc.

Bien sûr, comme on a déjà eu l’occasion de le dire, la nation en tant que communauté imaginée a beaucoup perdu son autorité. Auparavant, avant l’arrivée d’internet et donc de la propagation d’énormément d’informations, les gens avaient accès à beaucoup moins d’informations. Par conséquent, dans un pays, il y avait grosso modo un seul et unique narratif national dominant (en gros une version de l’histoire du pays), ce qui permettait à tout le peuple d’être plus facilement uni. En gros, dans chaque pays, il y avait une unique communauté imaginée. Trueman donne l’exemple de son pays natal qu’est l’Angleterre où il y avait à peine trois chaînes à la télévision.

Désormais, avec les médias et surtout internet, d’énormes flux d’informations circulent constamment à toute vitesse, ce qui fait que les gens ont accès à davantage de “versions” de narratifs qui se contredisent. Ce qui donne lieu à plusieurs communautés imaginées à l’échelle nationale dans un même pays et qui ne sont ni famille, ni l’Eglise, ni la nation. C’est-à-dire qu’il n’y a plus vraiment de narratif d’une seule et unique communauté imaginée à l’échelle nationale pour relier tous les citoyens du pays. Divers groupes de citoyens se battent pour imposer leur récit aux autres. Plus encore, on a des communautés imaginées qui se trouvent à l’échelle mondiale, et qui transcendent les pays : la communauté noire, la communauté asiatique, la communauté LGTBT+, etc. Trueman donne l’exemple saisissant de citoyens de pays occidentaux partis rejoindre et grossir les rangs de l’Etat islamique. Ils n’auraient jamais fait ce choix si l’autorité de la nation de ceux-ci ne s’était pas autant effritée.

C’est aussi ce qui explique par exemple pourquoi de nombreux Britanniques ont été beaucoup plus ému par un événement d’un autre pays, le meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis aux Etats-Unis que par un autre événement plus proche de leur pays qui est le “mouvement des parapluies” à Hong Kong, une ancienne colonie britannique jusqu’à très récemment en 1997, où de nombreux Hongkongais ont manifesté sous la pluie avec des parapluies pour défendre leur indépendance face à la Chine. En gros, le narratif d’une communauté imaginée internationale, ici antiraciste et pour la justice sociale a supplanté celui de la communauté imaginée nationale. De manière plus générale, maintenant, tout le monde peut choisir la communauté imaginée qui l’attire le plus et ignorer les autres.

IV. Le lien entre reconnaissance sociale et narratifs

Ces deux notions de reconnaissance sociale et de communauté imaginée permettent d’expliquer comment il se fait que les démocraties des pays occidentaux sont en train de s’effondrer par manque d’unité nationale (du peuple).

En ce qui concerne celle de communauté imaginée, dans ces pays démocratiques, il y a désormais plusieurs communautés imaginées avec des avis contradictoires qui ne partagent plus aucun narratif d’une communauté imaginée plus fondamentale (celle de la nation). Beaucoup de gens se sentent plus liés à des gens d’autres pays qu’à ceux du leur car ils partagent avec les premiers la même couleur de peau ou origine, ou la même orientation sexuelle tandis qu’ils partagent à leur yeux très peu de choses avec les derniers.

En ce qui concerne la notion de reconnaissance sociale, dans ces pays démocratiques, ces différentes communautés imaginées incompatibles ont chacun des critères de reconnaissance sociale différents. En gros, ils n’acceptent plus les gens à partir des mêmes critères. Trueman explique qu’auparavant, même si un président d’une autre orientation politique que l’ancien arrivait au pouvoir, la nation états-unienne respectait ce résultat de la démocratie car les deux présidents et leurs partis respectifs partageaient en commun un même narratif national. Désormais, ce temps est révolu. Les gens ont des narratifs tellement éloignés l’un de l’autre que quand Donald Trump puis Joe Biden ont été élus, la société états-unienne s’est radicalement fragmentée.

Pour revenir à notre sujet majeur de l’identité humaine, on peut dire sans exagérer qu’on assiste aujourd’hui à une crise de l’identité sans précédent dans toute l’histoire de l’humanité. En gros, cette crise, c’est qu’on ne sait plus définir notre identité, qu’on ne sait plus qui l’on est. Elle est due à deux raisons. La première qu’on a déjà évoquée, c’est une vision “plastique” (instable) de l’homme : il n’y a pas définition “fixe” de ce qu’est l’homme, donc l’homme peut et même doit se définir lui-même. La seconde, c’est une vision liquide du monde et des structures traditionnelles autour de nous (familiales, religieuses, nationales et dorénavant même physiologique/biologique). En gros, ces différentes structures qui servaient à définir l’homme ont disparu ou dit dans l’autre sens, les gens les ont largement rejetées. Même la biologie qui définit très clairement l’être humain comme pouvant prendre seulement deux sexes différents, homme et femme, a été rejetée.

Par conséquent, comme il n’a plus aucun fondement ou critère extérieur, l’homme est livré à lui-même pour se définir, mais pour cela il n’a plus aucun repère. Il est donc perdu. C’est aussi ce qui explique pourquoi il y a autant de suicides, de pensées suicidaires, de dépressions, d’anxiété, de solitude et de malheur dans le monde occidental alors que nous menons la vie la plus confortable depuis la nuit des temps. C’est là que le narratif LGBTQ+ entre en scène : alors qu’il n’y a plus de narratif pour définir l’homme, il vole à la rescousse. Et ce quitte à brimer la liberté de religion et la liberté d’expression qui sont désormais de plus en plus considérées comme accessoires.

Chapitre 7 : La révolution sexuelle du mouvement LGBTQ+

Dans ce chapitre, Trueman étudie en détails le mouvement LGBTQ+. Même si j’ai beaucoup entendu parler de ce mouvement (je ne savais même pas qu’il y avait Q+ à la fin), je ne savais pas ce qu’il signifiait : lesbian (L) + gay (G) + bisexual (B) + trans (T) + queer (Q). Pour résumer de façon simpliste, lesbien veut dire des femmes attirées par des femmes, gay des hommes attirés par des hommes, bisexuel des gens attirés à la fois par des hommes et des femmes, trans des gens pour qui des hommes peuvent s’identifier comme et devenir des femmes, et inversement, et enfin, queer des gens pour qui il y a encore beaucoup d’autres identités possibles, pour qui on peut être un mélange des ou entre les deux.

C’est un mouvement qui réunit ces différents groupes qui partagent tous le fait d’être opprimés par un système hétérosexuel (qui reconnaît des différences à la fois radicales et fixes entre les hommes et les femmes) et patriarcal (qui est centré sur l’autorité des hommes, en particulier du père et sur une conception traditionnelle de la famille). Il est intéressant de l’étudier en détails pour comprendre son succès (au siècle dernier une telle vision n’aurait jamais pu se répandre) et ses conséquences sur les libertés fondamentales.

LGBTQ+ : Une alliance contre-nature

Ce mouvement est une sorte d’alliance entre ces différents groupes. Mais c’est une alliance contre-nature car ils sont en réalité profondément contradictoires et donc incompatibles.

L’opposition lesbiens vs gays

Si on remonte aux deux premiers groupes, à l’origine, les lesbiennes (femmes homosexuelles) rejetaient les gays (hommes homosexuelles) car pour elles, même si ces derniers se présentaient tout autant qu’elles comme des victimes du système hétérosexuel, comme ils restaient des hommes, ils restaient aussi des oppresseurs du côté du patriarcat (un groupe de gens qui opprimeraient les femmes). Mais après l’épidémie du SIDA, les choses ont changées. Comme les gays tout autant que les lesbiennes ont été touchés par cette vague, celles-ci les ont finalement accepté dans les rangs des victimes.

L’opposition trans & queer vs les autres

On peut aussi noter l’opposition radicale entre les militants homosexuels (LGB) et les militants trans (T). Pour les premiers, même si les relations sexuelles en dehors du cadre traditionnel de la famille hétérosexuelle sont ou devraient être autorisées (et même vivement encouragées) par la loi, le fait est qu’il n’existe toujours que deux sexes (sous-entendu fixes). En gros, pour eux, on est toujours soit un homme, soit une femme : c’est un principe basique de la biologie qu’il est impossible de changer. Et ce même si d’un autre côté et paradoxalement, ils laissent de côté certains aspects des sexes comme leur rôle respectif dans la reproduction et leur rôle dans la famille : ce qui ouvre la voie à l’idéologie transgenre et queer. Au contraire, le second groupe affirme qu’en gros, il n’existe pas de vraiment de sexes biologiques fixes puisqu’un homme peut choisir de s’identifier comme (même devenir) une femme et inversement. Concrètement, là où les militants homosexuels verront une injustice là où un trans « homme de naissance » qui s’identifie comme étant une femme participe à une compétition sportive réservée aux femmes, les militants trans ne verront aucun problème comme cela permet de ne pas stigmatiser le trans en question.

Pour rentrer plus dans les détails, les militants trans prétendent qu’il y a une différence fondamentale entre d’un côté le sexe, qui est quelque chose de biologique qu’on reçoit à la naissance (c’est un donné biologique qui reste fixe) et de l’autre le genre (ou identité de genre), qui est une catégorie créée par la culture (c’est une construction sociale qu’on peut changer). De leur côté, les militants homosexuels pourront reconnaître ou non cette distinction, mais même s’ils l’acceptent, ils donneront un minimum de stabilité au sexe, en tout cas assez pour rejeter l’idéologie trans.

Cela donne lieu à une “guerre civile” entre les féministes pour les droits des trans et les féministes contre. En anglais, on appelle les seconds féministes TERF pour trans-exclusionary radical feminists avec Janice Raymond et Germaine Greer comme figures majeures. Ce sont souvent ceux uniquement favorables aux droits des homosexuels/bisexuels. Par exemple, on peut le voir à la fameuse polémique autour de J. K. Rowling, l’auteure de Harry Potter, bien connue pour avoir soutenu les droits des homosexuels qui s’est pourtant fait lynchée par des activistes trans ainsi que par l’acteur de Harry Potter dans les films pour avoir osé les critiquer. De façon plus générale, les TERF refusent de reconnaître les femmes trans comme de véritables femmes. Pour elles, ce sont hommes qui continuent à profiter de leur privilège masculin.

L’idéologie trans tire ses racines lointaines chez des penseurs comme Marx, Nietzsche et Simone de Beauvoir. Ils n’ont bien sûr pas imaginé qu’on irait aujourd’hui aussi loin, mais ils ont mis en place un cadre propice à cette idéologie. Marx par son emphase sur la technologie qui selon lui atténuerait les différences de force physique entre hommes et femmes, Nietzsche par son emphase sur la capacité pour l’homme à se définir soi-même et à créer la vérité, et de Beauvoir par sa distinction entre sexe (catégorie biologique fixe) et genre (catégorie sociale modifiable).

De Beauvoir a raison dans un sens : le rôle de la femme (et de même pour celui de l’homme) va varier selon les cultures et les pays. Il ne sera pas exactement le même aux Etats-Unis, en Corée du Sud et au Japon par exemple. Mais il y a une énorme différence entre d’un côté admettre ces différences, et de l’autre, aller jusqu’à séparer le sexe du genre et affirmer que genre est quelque chose qu’on peut fixer soi-même par choix (soit de l’individu, soit de la société). Cette vision trans et queer repose sur plusieurs présupposés : que la vision de Rousseau où l’on se définit par ses désirs profonds et ses sentiments est correcte, que les changements de genre sont possibles grâce à la technologie et une grande influence dans les médias pour diffuser ces idées. Toutes ces conditions sont désormais réunies : ce qui explique le succès du la vision trans & queer.

Les principes de Yogyakarta

En 2006, des juristes et des spécialistes en droits de l’homme se sont réuni en Indonésie et ont formulé ce qu’on appelle les principes de Yogyakarta, la ville où ils se sont retrouvés. Ces principes disent en gros qu’il faut accorder à chaque individu le droit de vivre librement son orientation sexuelle et son identité de genre même s’ils s’éloignent des normes hétérosexuelles, et qu’il faut même favoriser de tels droits (pas juste comme une concession) dans l’espace public.

L’orientation sexuelle, c’est “éprouver une attirance profonde émotionnelle, affective et sexuelle pour des relations intimes et sexuelles avec des individus d’un genre différent, du même genre ou avec plus d’un genre”. L’identité de genre, c’est “l’expérience individuelle, intime et profondément vécue par une personne du genre qui peut correspondre au non à son sexe de naissance, y compris le ressenti personnel de son corps (ce qui implique, s’il y a libre consentement, modifier l’apparence ou une fonction de son corps par une opération médicale, chirurgicale ou autres) et d’autres façons d’exprimer son genre comme la tenue vestimentaire, le discours et des manies”.

De manière, générale on peut faire trois remarques sur ces deux notions employées. Premièrement, l’orientation sexuelle est floue et n’a pas vraiment de sens car elle est tellement subjective qu’on peut y faire rentrer absolument tout et n’importe quoi. Ainsi, avoir comme orientation sexuelle d’être attiré en tant qu’homme par les hommes est aussi légitime que de l’être par les grenouilles. Deuxièmement, la psychologie (la notion de genre) prend le dessus sur la science (la notion de sexe). Les gens se définissent par ce qu’ils ressentent subjectivement et non pas par leur caractéristiques biologiques objectives. Troisièmement, en conséquence de la seconde remarque, le sexe et le genre sont deux catégories complètement différentes. Ainsi, tout ce que disent les parents d’un nouveau-né, le médecin, la sage-femme sur son genre n’a aucune valeur puisque c’est lui qui le choisira.

Pour revenir à ce que défendent les principes de Yogyakarta, leur problème principal, c’est le fait qu’ils défendent que toutes les orientations sexuelles et identités de genre soient permises et même promues activement par les gouvernements. Et comme on l’a vu avant, comme ces notions sont subjectives et sans aucune limite (elles incluent à peu près absolument tout et n’importe quoi), les gouvernements doivent donc en protéger une infinité, ce qui semble difficile au vu de leurs capacités limitées. Trueman ne le dit, pas mais on peut même imaginer que beaucoup soient contradictoires les unes avec les autres. Donc cela conduit à une absurdité comme c’est une mesure impossible à mettre en pratique.

L’idéologie trans nous concerne tous

Alors que la légalisation du mariage homosexuel a eu relativement peu de répercussions sur nous tous, l’idéologie trans nous concerne tous. En effet, les seuls ou au moins la plupart des gens qui sont confrontés à un problème à cause du mariage homosexuel sont ceux qui ont un travail en lien avec le mariage. Par exemple les boulangers ou les vendeurs de gâteaux, les fleuristes, des prestataires de l’événementiel qui refusent par liberté de conscience de vendre leurs produits ou leurs services à des couples gays ou lesbiens.

Par contre, l’idéologie trans nous atteint tous car leurs militants cherchent à acquérir des droits aux trans dans tout l’espace public, c’est-à-dire au travail, à l’école, dans les services publics (transports en commun), dans la rue, etc. Par exemple en obligeant les écoles et entreprises soit à avoir des toilettes bisexuels (non genrées), soit à permettre aux femmes trans d’aller dans les toilettes et les vestiaires pour femmes et inversement. Aussi en rendant obligatoires des cours d’éducation sexuelle faisant la promotion non seulement de l’homosexualité mais également de la théorie du genre dans les établissements scolaires. Ou même en restreignant la liberté d’expression des gens pour protéger les trans de toute stigmatisation et discrimination. Par exemple, ce fut le cas lors de parution du livre Ryan T. Anderson, When Harry Became Sally: Responding to the Transgender Moment où il analyse objectivement le mouvement trans pourtant sans virulence particulière et qui fut censuré par Amazon sur son site internet. Et ce alors même qu’on peut continuer à y acheter dessus les livres d’Hitler, de Mao et de Staline. Comme les gouvernements favorables aux droits LGBTQ+ promulguent des lois officielles, on voit donc bien comment cette affaire nous concerne tous sans exception.

Chapitre 8 : La vie, la liberté et la poursuite du bonheur

Dans ce chapitre, Trueman parle des conséquences de la vision moderne du moi et de la révolution sexuelle dans notre société : une nouvelle conception de la personne, de la vie, de la mort, des libertés fondamentales, de l’éducation, de la culture, etc.

L’avortement

La première conséquence, c’est une nouvelle vision de la personne et de la vie qui permet l’avortement. Comme on dit désormais que ce qui définit l’identité d’un individu, ce sont ses désirs personnels qu’il doit à tout prix pouvoir satisfaire quels qu’ils soient pour s’épanouir (l’individualisme expressif vu au chapitre 1), cela conduit à faire dépendre le statut de personne de la capacité à être conscient de soi (de sa propre existence). En effet, avoir des désirs personnels suppose déjà être conscient de soi.

Il s’ensuit alors qu’on prive du droit à la vie (ou du statut de personne) les êtres humains incapables d’avoir des désirs conscients personnels. Or les foetus (et par extension les nouveau-nés) ont peu voire aucun désir conscient personnel comme à ce stade ils en sont incapables. Donc on peut les tuer intentionnellement sans qu’aucun dommage ne leur soit fait : c’est l’avortement.

L’individualisme expressif implique l’utilitarisme qui est le fait de définir le bien par ce qui apporte le plus bonheur à un maximum de personnes prises compte. En effet, si un couple se retrouve avec la mère enceinte d’un foetus diagnostiqué comme handicapé mental à vie, comme le malheur des parents qui devront faire d’énormes sacrifices pour s’occuper de lui est supérieur au bonheur du foetus si on le laisse vivre, tuer ce foetus est justifié. En clair, il n’y a pas de problème car n’étant pas même une personne, il n’a aucun droit à la vie.

L’euthanasie (ou suicide assisté)

La seconde conséquence c’est l’euthanasie ou le suicide assisté. Comme la valeur des individus dépend de l’accomplissement et de la satisfaction de leurs désirs personnels, les personnes qui n’ont plus beaucoup le désir de vivre ont donc raison de mettre fin à leurs jours.

De plus, on peut euthanasier sans problème les gens qui n’ont plus de conscience de soi comme les gens dans un coma profond, les gens atteints de démence et qui n’ont pas vraiment de personnalité.

Une remise en cause des libertés d’expression, de conscience et de religion

Une troisième conséquence, c’est une nouvelle façon d’appréhender les libertés fondamentales d’expression, de conscience et de religion. Auparavant, elles étaient considérées comme des droits inaliénables auxquels tout individu avait droit en conformité avec la Constitution des Etats-Unis. Cette vision faisait l’unanimité de l’ensemble de la population. La liberté était un bien qu’il fallait à tout prix protéger.

Désormais, pour les partisans de la révolution sexuelle, et plus généralement pour les woke (les partisans du wokisme), ces libertés et la tolérance sont en réalité un écran de fumée, le cadre idéal qui permet de maintenir le statu quo des oppresseurs (les intégristes, les racistes, les colonisateurs, les sexistes, le patriarcat, etc.) en faisant croire aux opprimés qu’ils bénéficient déjà de la liberté alors que ce n’est pas le cas. Les oppresseurs, ce sont toutes les personnes qui contrarient ou critiquent les désirs personnels d’un individu. En effet, comme aujourd’hui l’individu est défini par ses désirs personnels, dès qu’on le critique, on porte atteinte à son identité profonde, on l’insulte profondément, on “l’opprime”.

Par conséquent, il faudrait plutôt retirer ces libertés à toute personne qui ne défend pas les mêmes valeurs qu’eux (LGBTQ+, féminisme, wokisme, anticolonialisme, antiracisme) afin d’assurer la véritable liberté et la justice sociale. Herbert Marcuse, un marxiste, a largement contribué à défendre et à répandre cette analyse des libertés. Ce qui est paradoxal et étrange (”strange”), c’est que la vision moderne du moi qui insiste pourtant énormément sur la liberté de satisfaire ses désirs, débouche finalement contre toute attente sur une structure autoritaire qui limite drastiquement les libertés des individus.

Pour comprendre, on peut prendre des cas liés à la liberté de religion. Auparavant, la loi DOMA (Defense of Marriage Act) reconnaissait uniquement les mariages hétérosexuels comme valides et rejetait donc les “mariages” homosexuels. Edith Windsor, mariée à une femme au Canada, exigea de la part des Etats-Unis où elle vivait d’être exemptée des impôts après la mort de sa conjointe. Ces derniers refusèrent sur la base de la loi DOMA, après quoi elle les attaqua en justice. Elle gagna grâce au groupe de la Chambre des représentants qui jugèrent que la loi DOMA était une loi intolérante et sans fondement qui avait pour but de stigmatiser les homosexuels et qu’elle était donc contraire à la Constitution. Ainsi furent balayés automatiquement d’un revers de main les arguments traditionnels religieux (Genèse 1 et 2), mais aussi philosophiques ou éthiques (la complémentarité homme-femme ainsi que le lien naturel indissociable entre plaisir sexuel et procréation). C’est ainsi que les positions basées sur une clause de conscience qui défendent le droit pour des soignants de refuser de pratiquer (ou tout simplement de donner les coordonnées pour faire) un avortement ou l’euthanasie, ou enfin pour des professionnels de refuser de contribuer à une mariage homosexuel (un boulanger par exemple) sont souvent automatiquement rejetées. La liberté de religion dans les domaines éthiques n’a plus lieu d’être. En effet, les activistes progressistes ne désirent pas seulement qu’on tolère passivement leurs pratiques (c’est-à-dire les laisser faire même si on n’est pas d’accord), mais veulent aussi qu’on les approuve clairement et activement. Ne pas les soutenir serait gravement les offenser et constituerait une violation de leurs droits et dignité fondamentaux.

Trueman donne aussi l’exemple concret des universités aux Etats-Unis. Pour les raisons qu’on a expliquées juste avant, les activistes woke exigent une révision complète ou radicale des programmes d’enseignement. Par exemple, enlever les cours sur la Renaissance ou la Réforme protestante du programme d’histoire car ils seraient trop peu inclusifs. C’est-à-dire que comme ils portent sur des événements centraux de la culture occidentale judéo-chrétienne blanche, ils excluraient les gens d’autres origines comme les Africains, les Indiens ou les Asiatiques. En gros, les woke accusent les universités de perpétuer l’oppression en tant que structure oppressante. Concrètement, lorsque Daniel Murray est venu donner une conférence sur l’influence de la courbe de Bell sur les acteurs économiques, il s’est fait hué dans l’université et il y a eu une violente agression physique. On a aussi l’exemple des universités de Harvard aux Etats-Unis et d’Oxford au Royaume-Uni qui sont de plus en plus influencées par ces idéologies.

Trueman reconnaît avec raison qu’il n’est pas du tout déplacé de rajouter et de compléter un programme d’histoire en rajoutant par exemple des cours sur des événements marquants du pays en rapport avec les afro-américains. Ou des cours sur des faits marquants de la Chine, etc. Il est effectivement essentiel d’exercer son esprit critique, de prendre au moins un peu de recul sur sa propre culture, de s’ouvrir au monde, d’évaluer les arguments des autres, etc. Mais ce que demandent les woke, ce n’est pas seulement de rajouter des sujets dans un programme mais quelque chose de radicalement différent. C’est carrément d’arrêter d’avoir un programme défini tout court centré sur des thèmes principaux ou d’enlever ces thèmes principaux du programme car ils seraient centrés sur les blancs, sur le privilège mâle, sur les hétérosexuels.

Enfin, il est crucial de comprendre la “nouvelle Gauche” a réussi à répandre et à faire accepter ses idées non pas parce que beaucoup de gens seraient soudainement devenus marxistes mais plutôt parce que beaucoup acceptent désormais la vision moderne du moi. Cette “nouvelle gauche” est puissante car maintenant, dès qu’on arrive à se faire considérer comme une victime, on peut acquérir un pouvoir pour condamner tous ceux qui ne sont pas d’accord avec nous (en paroles ou en actes). Ces deux phrases de Trueman résument le nouvel autoritarisme dans lequel nous baignons :

La liberté d’expression et la liberté académique sont des “licences” qui donnent tout simplement le droit d’opprimer et de marginaliser les faibles. La véritable liberté, c’est mettre un terme à de telles vertus traditionnelles et les remplacer par un autoritarisme centré sur les victimes.

TRUEMAN, Carl, Le plus étrange des mondes.

Chapitre 9 : Des étrangers dans le plus étrange des mondes

Dans ce chapitre, Trueman va donner des conseils aux chrétiens sur comment réagir et (sur)vivre dans ce monde bizarre qu’il vient de nous faire visiter.

Se repentir de notre égocentrisme

Il faut reconnaître notre culpabilité et complicité avec ce monde bizarre, en particulier que nous aussi chrétiens sommes souvent centrés sur nous mêmes et nos désirs égoïstes. Nous pouvons avoir tendance à penser à tort que si nous sommes heureux individuellement, c’est parce que Dieu nous approuve et nous bénit. Nous pouvons aussi être égocentriques en rapport avec l’Eglise. Par exemple nous pouvons choisir notre Eglise locale en nous basant sur des raisons égoïstes (”C’est là où je me sens bien”) au lieu d’avoir pour critère décisif la fidélité à la Parole de Dieu. Par conséquent, nous devons nous repentir et chercher à ne plus nous conformer au siècle présent.

Tirer des leçons des anciens chrétiens

Il est utile de suivre l’exemple des premiers chrétiens (l’Eglise primitive) car eux aussi faisaient face à une société “non-chrétienne” : l’empire romain très païen à l’époque. A ceci près que nous vivons nous dans un monde non pas seulement “pas chrétien” (qui ignore le christianisme) mais carrément “plus chrétien” ou “déchristianisé” (qui le connaît ou au moins qui l’a connu auparavant, et qui le rejette maintenant volontairement).

Il faut vivre en communauté avec amour et beaucoup s’y impliquer car c’est la base de notre identité : nous sommes chrétiens avant tout avant d’être citoyen de notre pays. Il faut (continuer à) louer Dieu dans une culte chaque semaine avec fidélité à sa Parole, cela a suffi dans le passé (1 Corinthiens) et doit suffire pour attirer des non croyants à la foi. Il faut être des citoyens exemplaires pour gagner les autres par notre témoignage. Dans le passé, on a l’exemple du respect de Justin Martyr pour l’empereur romain et l’enseignement de la Cité de Dieu d’Augustin.

Trueman reste sceptique des méthodes plus “dynamiques” qui mettent l’accent sur la guerre culturelle entre christianisme contre sécularisme. Il les congédie assez rapidement, ce qui me laisse ici sur la faim car il omet des exemples pourtant clés et déterminants dans l’histoire de l’Eglise comme la Réforme protestante, l’oeuvre de Constantin, etc. Voir notamment les critiques de Feser qui vont aussi dans ce sens.

Enseigner tout le conseil de Dieu

Il ne faut pas juste se concentrer sur les sujets “problématiques” les plus urgents de notre époque (mariage gay, idéologie trans, etc.). Mais il faut avoir une vision globale de l’enseignement biblique car cela permettra d’avoir un cadre cohérent pour appréhender et aborder tout le reste, y compris ces sujets “urgents”. On peut par exemple parcourir des documents confessionnels qui ont été testés et ont résisté à l’épreuve du temps comme la confession de foi de Westminster, et ses petit et grand catéchismes

Façonner nos intuitions avec une adoration biblique

Il est effectivement mauvais d’accorder trop d’importance à nos émotions, tellement qu’on se laisse se définir ultimement par nos désirs personnels. Mais il est bon de reconnaître que nos émotions sont importantes, elles sont une partie importante de ce que nous sommes. C’est biblique comme les Psaumes, des prières d’adoration sont saturées par d’émotions. Dans l’histoire de l’Eglise, Les Confessions d’Augustin, un classique de la littérature chrétienne est un excellent exemple à suivre : Augustin raconte ses émotions, et se tourne vers Dieu et sa vérité pour les corriger et le laisser les réparer.

Comme nos émotions sont abimées depuis la Chute, nous avons de Dieu pour nous réparer. Une manière de le faire, c’est de chanter des chants bibliques, fermement ancrés dans les vérités de la Bible. En particulier, c’est de chanter souvent beaucoup de Psaumes : c’est une manière de corriger nos émotions avec la Parole de Dieu et de les exprimer (ne surtout pas les bloquer !) selon sa volonté.

La loi naturelle et la théologie du corps

Les catholiques ont gardé d’excellents enseignements sur la sexualité basés sur une approche philosophique appelée la loi naturelle, et plus récemment sur la théologie du corps, un très bon enseignement de l’ancien pape Jean-Paul II. La loi naturelle dit en gros qu’en étudiant ce que nous sommes en tant qu’êtres humains et ce qui nous permet de nous épanouir naturellement, on peut savoir ce qu’est le bien et le mal.

Malheureusement, après avoir gardé des enseignements sur la loi naturelle à la Réforme, les Protestants les ont beaucoup abandonnés ces deux derniers siècles. Il serait donc très édifiant de redécouvrir la loi naturelle (voir cette série d’articles). Cela permet de répondre aux objections des non croyants, mais malheureusement, à notre époque, ils seront peu réceptifs (Trueman est peu enthousiaste d’utiliser la loi naturelle pour évangéliser).

Par contre, la loi naturelle est au moins déjà très utile pour répondre aux chrétiens qui doutent de leur foi à cause de sujets liés à la sexualité. Cela permet de comprendre pourquoi Dieu interdit certaines pratiques (l’homosexualité), que ce n’est pas en tyran arbitraire qu’il le fait, mais parce qu’elles nous empêchent de nous épanouir, elles sont contraires à notre bien.

Ni optimiste ni pessimiste

Sans entrer dans les débats ultra-compliqués sur l’eschatologie (pour caricaturer un peu : les batailles entre amillénarisme “neutre”, prémillénarisme pessimiste et postémillénarisme optimiste), Trueman donne comme dernier conseil de n’être ni (trop) optimiste ni (trop) pessimiste mais de garder espérance que Dieu peut changer les choses. Et ce, au mieux, même sur cette terre et même si cela prendra encore beaucoup de temps (peut-être plusieurs générations). Et au pire, parce que Dieu changera et réparera toutes choses radicalement au ciel, ce vers quoi notre monde pécheur et toujours imparfait devrait toujours nous pousser à regarder. En résumé, il faut dire comme l’ami catholique de Trueman, Rob Dreher, “Je ne suis ni optimiste ni pessimiste mais j’ai l’espérance.”.


Illustration : John Martin, La Destruction de Sodome et Gomorrhe, huile sur toile, 1852 (Angleterre, Laing Art Gallery).

  1. La dystopie est le contraire de l’utopie : c’est un monde où tout va mal.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *